Une soirée avec Bertrand Tavernier (sur France Musique)

Jeudi 28 juin 2012 - 22h30 à minuit

 - Une soirée avec Bertrand Tavernier (sur France Musique)

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Pour sa dernière de la saison, Cinéma Song a convié un invité exceptionnel, le cinéaste Bertrand Tavernier, à faire un parcours musical dans sa propre filmographie.
Au fil du micro, il évoque, avec chaleur et passion, ses collaborations avec Philippe Sarde (de L'Horloger de Saint Paul à La Princesse de Montpensier en passant par Des Enfants Gâtés, Coup de Torchon ou L.627), compositeur brillant et fantasque, Antoine Duhamel (de Que la Fête Commence à Daddy Nostalgie en passant par La Mort en Direct), légendaire compositeur de la Nouvelle Vague, les jazzmen français Louis Sclavis (Ça Commence aujourd'hui) et Henri Texier (Holy Lola) sans oublier l'Américain Marco Beltrami (Dans la Brume Électrique).
Chemin faisant, Bertrand Tavernier nous fait partager ses passions éclectiques pour la musique de film, la musique baroque ou le jazz, achevant de composer son autoportrait en cinéphile mélomane.

Cinéma Song est une émission produite et animée par Thierry Jousse

En partenariat avec : 
 

La rencontre avec Philippe Sarde

Bertrand Tavernier : Je voulais devenir cinéaste mais je n'avais pas encore tourné de long métrages. Philippe Sarde avait alors 18 ans lorsqu'il a écrit la belle musique des CHOSES DE LA VIE (1970). Ce fut le début d'une amitié. J'essayais de faire mon premier film, L'HORLOGER DE SAINT PAUL (1974), à un moment difficile financièrement car je ne travaillais plus comme attaché presse. Le scénario du film a été refusé par tous les producteurs de Paris, malgré l'appui fort de Philippe Noiret. Je pense avoir tenu grâce à l'amitié de Sarde qui a été très généreux. Il m'a constamment invité à déjeuner ou diner. Il était donc normal de le choisir pour mon premier film. J'avais aussi beaucoup admiré ce qu'il avait écrit pour Claude Sautet, notamment pour MAX ET LES FERRAILLEURS (1971), et pour Granier-Deferre dans LE CHAT (1971), LA VEUVE COUDERC (1971) et LE TRAIN (1973), ainsi que pour Marco Ferreri. Ma première rencontre de travail avec Philippe Sarde s'est donc faite pour L'HORLOGER DE SAINT PAUL. Le thème que je lui avais demandé d'écrire et de développer s'inspirait de la musique qu'on entendait dans l'horloge astronomique de la cathédrale St Jean. Sarde l'a enregistré à Londres avec le clarinettiste Hubert Rostaing.

Philippe Sarde, amoureux du cinéma

Bertrand Tavernier : J'essaie de choisir un compositeur très tôt, bien souvent avant même l'écriture du scénario, ce qui permet de parler, d'écouter de la musique ensemble avant même qu'il y ait la moindre image, de trouver un climat, d'évoquer des idées, quitte à les retenir ou pas... Philippe a un oeil extraordinaire dans une salle de montage. On a intérêt à l'écouter car il a une approche très synthétique, une mémoire formidable qui est liée à un vrai amour du cinéma. Sa passion était de projeter chez lui des films toute la journée, et le fait que je lui amène des nanars français très peu connus des années 40/50, cela l'excitait beaucoup. Il avait un plaisir à regarder ces films. Son amour pour les acteurs et les dialogues plaisait énormément à Claude Sautet. Il répondait de manière formidable à l'intervention d'un comédien. Il pouvait donner des idées très utiles. Il a contribué à forger la fin de COUP DE TORCHON (1981) par exemple.

Instrumentations insolites

Bertrand Tavernier : Philippe Sarde aime les défis. Dans COUP DE TORCHON, on ne savait pas du tout comment les choses pouvaient évoluer, et dans L 627 (1992) c'était la même chose. Je voulais dans ces deux films des musiques aux inflexions jazzistiques mais qui ne soient jamais binaires, qui intègrent dans une musique percussive des influences de tango (Carla Bley). Dans L 627, il y a un mélange de musique religieuse et de musiques de bal comme Nino Rota le faisait dans les films de Fellini. Ce n'est pas un hasard si dans les deux films il y a des accordéons et bandonéons. On mélange des instruments qui en principe ne sont pas faits pour jouer ensemble. On a tous les deux cette passion-là. Il y avait des musiciens baroques, un luth, une viole de gambe, des batteries rock, des saxo, des Célesta, des vibraphones... une composition qui n'est pas avec des orchestres habituels de musique de film. On s'amuse beaucoup avec Philippe là-dessus.

Quelle place pour la musique ?

Bertrand Tavernier : J'ai des idées très précises d'où je veux mettre de la musique. Je n'en veux pas beaucoup. Dans le cas de COUP DE TORCHON, Sarde m'a convaincu de mettre de la musique à un endroit où je ne l'avais pas imaginé. Il me proposait un thème qui allait mettre en valeur ce que disait Isabelle Huppert, une musique à la fois tendre et grinçante, ironique. Cela m'est arrivé également avec Henri Texier dans HOLY LOLA (2004) sur une séquence où je n'en voulais pas, avec des enfants qui travaillaient à Phnom Penh, où la moindre mélodie allait tirer les larmes, mais il m'a dit que j'avais besoin de la musique en me proposant une musique qui ne soit jamais perçue comme une musique, en jouant sur les bruits, qui se fond avec les sons, mais le fait qu'elle soit là amène de la fiction, montre que cette scène n'est pas seulement documentaire mais elle est regardée par des personnages de fiction. C'était très intelligent.

Collaborations avec d'autres compositeurs que Philippe Sarde

Bertrand Tavernier : J'aime me lancer des défis et tenter de convaincre un autre compositeur. Déjà à l'époque de Philippe Sarde, j'avais travaillé avec Antoine Duhamel qui est un compositeur magnifique. Pour DADDY NOSTALGIE (1990), Philippe avait deux autres films à faire à la même époque, donc j'ai été cherché Antoine. Pour LAISSEZ PASSER (2001), il y a eu un désaccord stupide entre lui et Alain (Sarde, le producteur), donc il n'a pas fait le film, et du coup Antoine Duhamel en a profité. Ce film lui a même valu un Ours d'or de la musique. Ce n'est jamais un refus de travailler avec lui mais là c'était une brouille humaine entre deux frères. Philippe Sarde a un humour formidable, il est d'une générosité incroyable, mais il peut tout d'un coup se buter contre une personne. Pour AUTOUR DE MINUIT (1986), il n'avait rien à faire là, et pour DANS LA BRUME ELECTRIQUE (2009), je devais prendre un américain de part les règles syndicales.

Les retrouvailles avec Philippe Sarde en 2010

Bertrand Tavernier : On a enregistré LA PRINCESSE DE MONTPENSIER (2010) aux studios de Abbey Road et la découverte de cette musique jouée par ces musiciens anglais était un moment de bonheur, de joie, de passion, et c'était formidable de retrouver Philippe. Je l'ai vu renaitre pendant ce film, car il était malheureux, il vivait des moments difficiles, beaucoup de gens qu'il avait connus, avec qui il avait travaillé, venaient de disparaitre : Marco Ferreri, Claude Sautet, Pierre Granier-Deferre... Il se sentait orphelin. Au départ, on se demandait s'il allait pouvoir faire ce film, puis il a surpris tout de monde ! J'avais l'impression qu'il transcrivait ce que j'avais imaginé. Pour un réalisateur, un compositeur est son premier lecteur critique. Parfois en découvrant la musique en studio, on reprend confiance dans le film.

Les compositeurs français

Bertrand Tavernier : On a de la chance en France car on peut avoir de vrais rapports avec les compositeurs, ce qui n'est pas le cas dans tous les pays. Il y a des films aux Etats-Unis où la musique a été faite sans que le metteur en scène soit consulté, tandis qu'il est possible en France d'établir des rapports précis avec le compositeur, de tisser comme une histoire d'amour. Ce n'est pas pour rien qu'il y a eu Kosma et Renoir, Jaubert et Vigo... Parmi les musiques de film que j'ai aimées, il y a biensûr Korngold, Herrmann (avec Hitchcock, il est d'ailleurs banal de le dire), mais j'ai été marqué par des français comme Maurice Jaubert, Joseph Kosma, Georges Auric, Jacques Ibert, et même les musiciens allemands des années 30 comme Kurt Weill... J'ai eu un choc énorme en découvrant la musique de Marin Marais comme j'en avais eu en découvrant les opéras et requiems de André Campra, musicien de l'époque baroque. Il y a très peu de disques de Marin Marais mais j'ai proposé à Sarde pour DES ENFANTS GÂTÉS (1977) le thème de "Sonnerie de Ste Geneviève Du Mont" avec deux saxophones et deux contrebasses, pas de batterie, pas de piano. Johnny Griffin était en France ainsi que John Surman, Barry Guy, François Rabbath, j'avais donc deux contrebasses et deux saxo, un ténor et un soprano, pour jouer cette magnifique musique que personne ne connaissait, 15 ans avant "Tous les matins du monde" de Corneau. C'est une musique qui mêle le baroque et la java. Il y a un grand rapport entre la musique baroque et le jazz, les musiciens baroques improvisaient beaucoup.

Antoine Duhamel

Bertrand Tavernier : J'ai rencontré Antoine Duhamel chez le producteur Georges de Beauregard. Il avait fait la musique d'un sketch du film LA CHANCE ET L'AMOUR (1964) que j'avais tourné pour lui. C'était une musique ellingtonienne. Il avait aussi fait la musique de "Mediterranée" (1963) de Jean-Daniel Pollet. C'est en l'écoutant que Godard lui a proposé de faire la musique de "Pierrot le fou". J'avais beaucoup côtoyé Antoine à ce moment là car j'étais attaché presse sur "Pierrot le fou". Comme pour Sarde, j'avais tout de suite eu envie de travailler avec lui. J'avais découvert que le personnage du film QUE LA FETE COMMENCE (1975) avait écrit un opéra en 1705 et j'ai tout de suite pensé à Antoine pour retranscrire cet opéra. J'ai été triste quand le film est sorti qu'il n'y ait pas eu une seule mention de la musique alors même qu'on avait exhumé un opéra du 18e inspiré d'Euripide. Antoine l'a jouée une fois lors d'un concert à radio France.
Pour LA MORT EN DIRECT (1980), l'idée était de ne pas utiliser d'instruments à vent. Il n'y a que des cordes. J'aime bien prendre des prises de position très drastiques. Dans la PRINCESSE DE MONTPENSIER, il n'y a pas de violons, que des violoncelles et des contrebasses. C'est ce genre de défis qui stimule les compositeurs.
Dans tous mes films, la contrebasse est prédominante. Sarde avait dit d'ailleurs que le cinéma de Tavernier, c'était d'abord des contrebasses. C'est vrai qu'il y a beaucoup de mes films où la contrebasse joue un rôle de soliste important. Dans DADDY NOSTALGIE (1990, musique de Duhamel), il y avait le violoncelle, la contrebasse et une guitare. L'idée d'Antoine était d'ajouter quelques instruments à vent (clarinette, clarinette basse avec Jacques Di Donato, Louis Sclavis qui participe à deux/trois morceaux, et le fameux pianiste et chanteur Johnny Rose, qui chante d'ailleurs une version avec Jane Birkin.

Louis Sclavis

Bertrand Tavernier : Louis Sclavis est lyonnais. Je suis allé le voir jouer à l'Olympia avec Henri Texier et Romano. Il a aussi fait un disque où il jouait à partir de danses populaires, c'est ce disque qui m'a donné l'idée de le prendre pour CA COMMENCE AUJOURD'HUI (1999). Ce n'est pas un disque de jazz, mais un disque qui part vers le tango, la valse, qui est lié à cette région du Nord. Il fallait qu'on retrouve dans le film des racines populaires, et il y est parvenu. On a décidé d'utiliser la fanfare du Nord pour un morceau de valse, et la manière dont il leur parlait, j'ai trouvé qu'il était très attentionné. Il a très vite fait partie de ma famille. Quand j'ai entendu cette valse, je lui ai dit que c'était le thème central du film, avec une variation pour accordéon et un mini orchestre. Il m'a fait des maquettes de tous les morceaux à la clarinette, il les amenait à la salle de montage. Pareil avec Henri Texier pour HOLY LOLA, au Cambodge. C'est formidable d'avoir des musiciens de jazz qui font cela, ce sont des instrumentistes qui aiment passionnément le cinéma. Texier est un formidable compositeur mélodiste.
Le moment que je préfère, c'est l'enregistrement de la musique, je n'ai eu que des bonnes surprises, même avec Oswald d'Andrea dans LA VIE EST RIEN D'AUTRE (1989) et CAPITAINE CONAN (1996).

Le jazz

Bertrand Tavernier : J'ai été marqué à vie par Duke Ellington. J'essaie toujours de glisser de la clarinette et du saxo soprano, cela vient de mon amour pour Sidney Bechet et Lester Young, pour Coltrane aussi... Le jazz a compté dans ma vie de metteur en scène, sur la liberté d'aborder les sujets. La mise en scène a à voir avec le jazz. La musique d'opéra, de Kurt Weil, la manière dont la musique s'insère dans les pièces de Brecht a été un choc aussi.

Marco Beltrami

Bertrand Tavernier : Je l'avais choisi car j'avais aimé ce qu'il avait fait pour TROIS ENTERREMENTS (2005), il est élève de Jerry Goldsmith. C'est un type formidable avec qui je m'étais très bien entendu. Il m'avait donné sa musique enregistrée avec chaque instrument sur des pistes séparées pour que je puisse m'en servir comme je veux au montage. J'ai trouvé que cela était une grande preuve d'amitié. Je pouvais jongler avec. Il y avait de la musique cajun, mais pas folklorique. Il a mélangé des instruments électroniques, des guitares, des saxos, des percussions, il a "choper" l'atmosphère de James Lee Burke (l'auteur du roman à l'origine du film).

Interview audio menée par Thierry Jousse pour France Musique
Mise en forme écrite par Benoit Basirico

 


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