Interview B.O : Eric Demarsan, de Melville à Nicloux

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Entretien réalisé à Paris le 3 novembre 2005 par Benoit Basirico - Publié le 03-11-2005




Eric Demarsan, né en 1938, est reconnu pour être le seul compositeur à avoir composé par deux fois pour Jean-Pierre Melville (L'armée des ombres, Le Cercle rouge​) qu’il a rencontré dans le cadre de son activité d’orchestrateur auprès de François de Roubaix (sur Le Samourai). De là il devient un compositeur pour le cinéma très actif dans les années 70 (notamment auprès de Jean-Pierre Mocky - L’Ibis Rouge…). Il a fait un retour marqué dans les années 2000 lorsque Guillaume Nicloux lui confie la musique d’Une Affaire privée (2002), réalisateur qu’il retrouvera régulièrement (Cette femme-là, The End…), ainsi que par sa rencontre à la télévision avec Hervé Hadmar (Les Oubliées, Pigalle la nuit…).

Cinezik : Comment s'est passé votre travail avec Melville ?

Eric Demarsan : Mon travail avec Melville fut des moments formidables car c'était une grande personne, très difficile et exaltant de travailler avec lui. Je suis fier d'être le seul musicien à avoir fait deux films pour lui. Pour L'armée des ombres, je n'avais pas vu une seule image, ni lu le scénario, il m'avait juste dit qu'il faisait un film sur la résistance, en mélangeant des anecdotes sur la vie des résistants et en les rassemblant pour en faire un film. Ce n'est pas un film de guerre, il n'y a pas de troupes allemandes qui débarquent, c'est un film pudique et austère. Melville voulait un thème dépouillé, sans fioritures, fort et grave. C'est à peu près les seules indications qu'il m'a données.

J'ai donc tout d'abord joué un premier thème sur un orgue Farfisa, puis Melville m'en demande un deuxième en m'expliquant la scène, je revenais donc avec un autre thème, puis il m'invite à orchestrer autrement ce thème pour le personnage joué par Simone Signoret. A l'époque, il n'y avait pas d'ordinateurs pour faciliter la présentation d'un thème, et c'était tant mieux car je suis partisan du stylo, de la gomme et du papier même si les nouveaux matériels aident à présenter grossièrement un thème au réalisateur. Mais à cette époque, il fallait lui expliquer en lui indiquant les instruments joués à tel moment. Mais Melville était mélomane, il aimait le jazz, par contre, détestait la musique pop. Ensuite, j'ai fini par voir les images, définit les endroits au montage où ma musique intervenait, puis j'ai enregistré. Puis, il a fait son mixage comme il le souhaitait. Je ne devais pas y assister. Le montage des images et des musiques chamboulait totalement ce qui avait été prévu, je n'étais pas mis au courant. C'est lui le maître d'œuvre. J'avais été informé du sort de ma musique qu'à la fin du mixage. Et comme c'était un homme de talent, ce que j'avais écrit était formidablement organisé, je n'avais aucune critique à formuler.

Vous avez aussi travaillé pour Jean-Pierre Mocky...

Mocky est un fou furieux. C'est un être à part dont je connais autant les qualités que les défauts. Il est colérique sur le tournage, il joue avec cela, il engueule tout le monde. Mais avec le musicien ce n'est pas du tout comme ça. Mocky ne demande pas de la musique de film mais demande des thèmes. Il fait sa liste de commission: une valse, un tango, un passo doble , un chœur d'enfants, puis mentionne les durées de chaque thème. Il y aussi un thème principal. Au-delà de ça, il s'en fout. Puis il monte tout cela comme il le souhaite. Il n'y a aucun travail spécifique. A part un thème principal parfois décliné de plusieurs manières, le reste demeure de la musique de source, mais une musique de source originale. Il ne m’a donc demandé que des thèmes. Dans LES SAISONS DU PLAISIR notamment, Gabriel Yared avait essayé de faire de la musique de film. Moi, jamais, ce n’est pas la peine ! Il voulait des thèmes, donc je lui ai donné des thèmes !

Dans L’IBIS ROUGE, il y a de la scie musicale. J’habite dans l’ouest de Paris et à côté de chez moi il y avait jadis un restaurant dont le patron jouait de la scie musicale avec un coq sur l’épaule. Un jour, je suis allé le chercher et je l’ai amené au studio ! Mocky était très content ! Il cherche le « tube ». Il adore tout ce qui peut être extraordinaire ou quelquefois dérangeant. C’est pour ça que j’ai toujours essayé de rechercher des timbres un peu bizarres pour ses films.

Comment s'est passée votre rencontre avec Guillaume Nicloux ?

Avec Nicloux, c'est un autre genre. C'est un mélomane, et il écoute de la musique pendant l'écriture du scénario. Pour Une affaire privée , premier film que nous avons fait ensemble, il m'a donné une cassette des musiques qu'il avait écoutées pendant qu'il écrivait, ce qui n'avait rien à voir avec la musique finale. C'était très éclectique. Il sait ce qu'il veut, mais il peut aussi se tromper. Il m'a fait écouter par exemple, Arvo Part. Cela m'a gêné qu'il souhaite que je lui donne quelque chose de similaire car aucun thème se dégageait de cette musique, car chez un compositeur de film, sa signature, c'est le thème du film. Je me suis arrangé pour glisser sans qu'il s'en aperçoive des thèmes, tellement discrets au final qu'on les entend même plus, mais ils arrivent par moment à surgir. Dans ce film, Guillaume a eu cette idée de convoquer la musique de L’ARMÉE DES OMBRES diffusée depuis un poste de télévision et que j'ai prolongée dans la musique originale.

Pour Cette femme-là , il voulait de la musique partout, de la première à la dernière image. Je lui ai un peu imposé des choses, des thèmes reconnaissables. J'ai bien fait de le faire car dans toute la scène finale, ça devient opératique. On a décidé tous les deux de mettre des chœurs sur cette scène de torture, les chœurs par décalage renforcent l'émotion et l'atmosphère. Il n'a pratiquement rien changé à ma musique. Il a tout de même interverti l'ordre de la musique finale. Nicloux utilise beaucoup de musiques additionnelles associées à ses personnages (comme dans Une affaire privée , le personnage de Thiery Lhermitte écoute au casque du jazz). Donc, il y a d'un côté la musique du personnage, et de l'autre de la musique originale. Un compositeur de film n'a pas intérêt qu'il y ait trop de musiques additionnelles car son travail s'en trouve obturé, mais dans Cette femme- là , il a choisi d'agrémenter le personnage de Balasko en lui faisant écouter des musiques des années 60, que le personnage écoutait. Moi, j'étais là pour composer la musique de son trouble psychologique, pour illustrer la confrontation de son rêve, de son imaginaire, avec la réalité. Au final, ce fut assez intelligent de faire ce mélange. Les deux musiques s'entrechoquent.

Avec Nicloux, on a l'impression que vous faites votre retour pour le grand écran après plusieurs années d'absence...

J'ai énormément travaillé pour la télévision, de manière intelligente, en travaillant avec Pierre Granier-Deferre ou Jacques Deray. Il s'agissait d'une télévision de haut niveau. Il s'agissait de faire de la télévision comme on fait du cinéma. Pierre Granier-Deferre avec La dernière fête (1996) avait décidé de tourner son film de télévision comme un film de cinéma. Pendant le temps où je n'étais pas au cinéma j'étais dans ce genre de télé.

Vous vous dites autodidacte...

Dans la mesure où j'ai eu comme beaucoup des problèmes de jeunesse avec mon père qui voulait me faire faire un métier de commerce, qui m'a fait entrer de force dans une grande école de commerce d'où je me suis fait virer au bout de deux ans, il était trop tard pour s'inscrire au conservatoire. J'ai donc travaillé avec des professeurs de conservatoire, j'ai en quelque sorte rattrapé mon retard tout seul. J'ai fait mon apprentissage en parallèle tel que j'aurais pu le faire dans un conservatoire.

Quel a été l'apprentissage de François de Roubaix pour qui vous avez été l'orchestrateur ?

On s'est apporté mutuellement. Je suis arrivé sur ses films par coïncidence, je lui ai apporté mon savoir, il m'a apporté sa folie. Cette rencontre fut très émouvante sur le plan humain.

Vous êtes catalogué comme compositeur de polar, mais vous avez fait autre chose...

Un musicien de film sait tout faire, et j'ai fais aussi des comédies légères, un film merveilleux de Edward Luntz ( L'Humeur Vagabonde ), une espèce de polar de comédie Les spécialistes , un film de Costa-Gavras pendant la guerre ( Section spéciale )... Mais c'est vrai qu'on me catalogue ainsi, surtout que les deux films de Nicloux sont des polars, et mes projets sont dans ce genre également.

Pour finir, parlez-nous de la chanson de Marion Cotillard que vous avez composé pour Une affaire privée ...

Nous n'avons pas eu le temps de la mettre au générique de fin, c'est le thème du film qui est utilisé, mais puisqu'il ne voulait pas de thème, celui-ci est susurré toute la durée du film, alors je lui ait dit qu'il serait bien de mettre une chanson au générique de fin. Nous avons cherché des interprètes, soit elle n'était pas libre, soit elle ne voulait pas, puis nous avons demandé à Marion, elle a enregistré en trois jours la chanson. Mais le générique de fin était terminé, on ne pouvait pas le changer pour y mettre la chanson. Donc on l'a mise dans le disque.

Entretien réalisé à Paris le 3 novembre 2005 par Benoit Basirico

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