Eyes Wide Shut (1999) - Musique de Jocelyn Pook

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par Damien Deshayes - Publié le 12-05-2008




En 1968, Stanley Kubrick émet le souhait de réaliser un film ayant pour thème le sexe et demande à son scénariste Terry Southern de rédiger un sujet qui s’intitule « Blue Movie ». Mais le projet ne voit pas le jour. Quelques dizaines d’années plus tard, en 1994, Stanley Kubrick fait appel au romancier Frederic Raphael afin qu’il adapte un roman psychanalytique de Schnitzler, « Traumnovelle ». Ce récit des fantasmes d’un couple de la haute société autrichienne est transposé de nos jours, à New York, pendant les fêtes de Noël et légèrement modifié (le personnage de Ziegler n’existe pas dans le roman). L’écriture du scénario prendra deux ans.

Le docteur Bill Harford (une contraction du nom « Harrison Ford ») et sa femme Alice vivent dans un appartement luxueux à New York avec leur petite fille Helena. Après une soirée un peu mouvementée chez les Ziegler, Alice avoue à son mari qu’elle a eu du désir pour un jeune officier de la marine alors qu’ils étaient déjà mariés. Ils sont interrompus par un coup de téléphone à la suite duquel Bill se rend au chevet d’un homme décédé, Lou Nathanson. La fille de ce dernier, malgré les circonstances, déclare à Bill l’amour qu’elle lui porte. Troublé par la confession de sa femme et vraisemblablement par cette déclaration subite, le médecin erre dans New York et rencontre une prostituée, Domino, avec qui il ne fera pourtant rien. En sortant, il découvre le cabaret où officie un ami pianiste. Ce dernier lui divulgue le mot de passe d’une fête costumée mystérieuse qui doit se dérouler le soir-même dans un château situé dans la banlieue de New York. Bill décide de s’y rendre en taxi, après avoir loué une cape à capuchon et un masque à un étrange costumier, dont la fille se livre à la débauche avec des clients asiatiques. Il découvre une fois sur place que cette fête est en réalité une orgie ritualisée, mais sa ruse est découverte et il est contraint de se démasquer devant l’assemblée. L’intervention d’une jeune femme lui épargne un destin funeste. De retour chez lui, sa femme lui raconte un cauchemar la mettant en scène dans une orgie. Bill découvrira ensuite que la prostituée Domino était atteinte du sida, que la femme qui l’a sauvée la veille est décédée, que la fille du costumier est prostituée par son père et que son ami pianiste a été battu par des hommes mystérieux. Il tente de demander des explications à Ziegler, mais celui-ci demeure évasif (ses explications paraissent convaincantes mais un commentateur a démontré qu’il mentait (1), proposant l’explication selon laquelle la femme de la soirée était Domino et non pas Mandy). En rentrant, il avoue tout à sa femme et se réconcilie avec elle.

Nous venons de le démontrer : l’intrigue d’EYES WIDE SHUT est difficile à résumer en quelques mots, car les séquences, aux confins du rêve et du réel, se succèdent sans qu’il y aient toujours des liens narratifs (le film repose avant tout sur la mise en scène). Mais toutes ses scènes sont liées par le thème du dédoublement (2) et une analogie chère à Kubrick : l’analogie Eros/Thanatos. A l’heure du sida, cette ambivalence est plus qu’actuelle…

Au départ, Kubrick songe à Kim Basinger et Alec Baldwin avant de choisir Tom Cruise et Nicole Kidman, qui acceptent avec enthousiasme la proposition du maître. Celui-ci leur fait signer en 1996 une clause de confidentialité et exige d’eux qu’ils restent jusqu’ à la fin du tournage. Mal leur en a pris : le tournage durera 2 ans. Le 31 décembre 1998, le film est enfin achevé. Harvey Keitel et Jennifer Jason-Leigh ont quitté le plateau et ont été remplacés par le réalisateur Sydney Pollack (accusé d’être un espion à la solde de la Warner) et la suédoise Marie Richardson. En mars 1999, le réalisateur décède, non sans avoir annoncé que ce film était le meilleur de sa carrière. Une polémique éclate très vite : Kubrick a-t-il eu le temps de terminer le montage de son film ? Aujourd’hui, toutes les sources s’accordent à le dire, mais il est à fort à parier que le réalisateur aurait souhaité parfaire son travail : la vision d’EYES WIDE SHUT donne parfois l’impression d’un montage trop lisse pour être totalement kubrickien.

Quoiqu’il en soit, le film sort quelques mois plus tard. Aux Etats-Unis, pour échapper à la classification R, Tom Cruise et Christiane Kubrick acceptent d’ajouter à la scène d’orgie des personnages ou des objets numériques afin de masquer les corps nus. Les Européens seront épargnés.

EYES WIDE SHUT est involontairement pour Kubrick un testament filmique, et à ce titre, son treizième film récapitule également la carrière « musicale » du réalisateur. Tous les genres qu’il a synchronisé sont ainsi représentés : le jazz (« Strangers In The Night »), musique originale (Jocelyn Pook), le rock (« Baby Did A Bad Thing »), musique contemporaine (« Musica Ricercata » de Ligeti), la Valse (« Waltz II » de Chostakovitch), et indirectement la musique classique (le mot de passe est « Fidelio », unique opéra du compositeur, et la petite fille des Harford, en tutu, veut regarder « Casse Noisette »).

Diane Morel écrit que « Kubrick réduit les bruits de son univers filmique au strict minimum » (3) et que la musique est du coup privilégiée par rapport aux bruitages. EYES WIDE SHUT , comme 2001 A SPACE ODYSSEY illustre cette tendance. Mais elle ajoute que « la musique ne fonctionne pas en relation avec un code narratif établi à l’intérieur du film ou même selon un code préétabli, admis d’avance par le spectateur. Elle est un élément sensoriel, et non rationnel » (4). Elle montre ainsi que comme dans 2001 les moments calmes sont caractérisés par une valse viennoise et les moments d’angoisse par une musique de Ligeti.

La Valse

Le générique est introduit par la « Waltz II » de Chostakovitch. La légèreté de cette musique semble laisser croire que nous allons assister au bonheur d’un couple, peut-être à leurs ébats : on entend de nouveau cette valse lorsque par un montage alterné, on voit Bill à son travail (examiner Mandy par ailleurs) tandis qu’Alice s’occupe de sa fille. La valse semble symboliser le bonheur du quotidien ou selon Elizabeth Giualini, l’intimité féminine. Dans les deux cas, l’impression est trompeuse. Tom Cruise éteint la chaîne et la musique s’éteint brusquement.

A la fin, le couple a réussi à affronter ses difficultés :

Alice : Maybe I think we should be grateful… Grateful that we’ve managed to survive through all our adventures. Wherever they were real or only a dream.

Bill : Are you sure of that?

Alice : Am I sure? Only as sure as I am that the reality of one night, let alone that of a whole lifetime can ever be the whole truth.

Bill : And no dream is ever just a dream.

Alors qu’on entend une musique de Noël dans le magasin, Alice pardonne à son mari et propose de baiser (le film sur termine sur le mot « fuck ») pour satisfaire – exorciser – leurs désirs (la seule solution à leur problème de couple). On entend de nouveau la valse: la boucle est bouclée : on ouvre sur le bonheur, on finit avec le bonheur, le drame n’est qu’une parenthèse. Une fin curieusement optimiste pour un film de Kubrick…

Le Jazz

La réception des Ziegler est accompagnée par de la musique jazz, genre qui est étroitement associé aux fêtes chez Kubrick. Cette séquence rappelle d’ailleurs un peu le bal de LOLITA : Bill est une sorte de Humbert Humbert qui ne pourra pas passer à l’acte, alors qu’Alice, joueuse et libérée de l’emprise de son mari, est prête à tromper Bill (ambiance onirique). Ses gestes sont presque provocants, les échanges superficiels, alors que Bill Harford a à affronter la dureté de la drogue (retour à la réalité). Le jazz semble évoquer la « dangereuse tentation », celle qui conduit à la mort. On entend également du jazz chez la prostituée Domino, qui, l’apprendra-t-on plus tard, est atteinte du Sida. Et c’est un pianiste de jazz qui introduit Bill à la soirée qui peut le perdre. Une « courtisane » inconnue le lui rappelle pendant la même soirée : Bill court un grave danger. En fond, on entend le morceau diégétique « Strangers In The Night », chantée par Frank Sinatra. Une chanson jazzy qui, par ailleurs, semble s’amuser du paradoxe que l’apparat de cette orgie entretient : les participants à cette bacchanale sexuelle sont nus mais portent des masques. Les convives dévoilent tout de leur corps mais ne dévoilent rien de leur identité (ce sont des « étrangers dans la nuit »). Bill, menacé, vit l’expérience inverse : il ne dévoilera rien de son corps, mais devra dévoiler son visage, qui le condamne aux yeux de tous.

La Pop

Après la réception des Ziegler, Bill et Alice font l’amour devant un grand miroir. L’effet de cette scène sensuelle plutôt brève est amplifié par une chanson pop-rock de Chris Isaak : « Baby Did a Bad Thing » (et également par le fait qu’à l’époque Tom Cruise et Nicole Kidman étaient mariés, ce qui rend leur étreinte moins artificielle). Si la musique permet de sur-érotiser la scène, les paroles de Chris Isaak permettent aussi de révéler des sous-entendus et de justifier la scène : Alice se sent sans doute coupable d’avoir dansé avec le Hongrois, d’avoir fait une bêtise (« a bad thing ») – la scène annonce également l’aveu qui suivra. Faire l’amour avec Bill est à la fois une façon de s’excuser, de dissimuler cet égarement d’un soir, et de transférer sur son mari le début d’excitation qu’elle a ressenti avec cet inconnu (elle consomme afin de satisfaire son fantasme). Ce sentiment de culpabilité, accentué par la présence du miroir, est l’un des thèmes principaux d’EYES WIDE SHUT. On remarquera que Bill peut aussi se sentir concerné par ce sentiment de culpabilité, puisque avant d’être interrompu par un employé de Ziegler, il ne semblait pas être dérangé outre mesure par le comportement de deux jolies femmes un peu pressantes : Alice, toujours aussi éméchée s’efforcera d’ailleurs de le faire culpabiliser ensuite. Tous deux ne passeront jamais à l’acte, mais pour des raisons différentes. Bill échoue parce qu’il sera sans cesse interrompu, par un valet, une sonnerie de téléphone, une sonnette d’entrée ou… un faux procès… Alice, quant à elle, est plus responsable : elle ne passe pas à l’acte afin de protéger son mariage.

La musique originale

Cette scène explicitée par la musique conduit en effet à l’autre séquence fondamentale (par ailleurs impressionnante) dans la chambre à coucher. La scène de jalousie entre Bill et Alice pose les bases de ce qui se passera ensuite. Alice confesse être jalouse et avoir des désirs pour d’autres hommes, Bill déclare ne pas penser mais ce n’est qu’une apparence, car ses arguments sont évidemment ceux de la mauvaise foi: « I will never lie to you or hurt you ». Sa femme éclate de rire et confesse les sentiments qu’elle a jadis éprouvé pour un officier de la marine alors qu’ils n’étaient pas encore mariés. D’un certain côté, elle tente de convaincre son mari que ces fantasmes sont légitimes et participent de la vie d’un couple.

La musique de Jocelyn Pook (« The Dream ») monte progressivement : une pédale aux cordes dans l’aigu, procédé typique de la dramatisation dans la musique de film. Cette texture tonale quasi statique introduit au drame qui doit se jouer. Selon Diane Morel, la musique induit un rapport cause/conséquence entre la parole d’Alice et le fantasme de Bill. En effet, on entendra sa variation (« The Naval Officer ») à chaque fois que Bill imagine sa femme en train de flirter avec l’officier (ralenti en noir et blanc): lorsqu’il est en route vers la demeure de Lou Nathanson, lorsqu’il en revient, à peine affecté par la déclaration subite de Marion, et après la scène avec la jeune fille (Leelee Sobievski, une autre Lolita, qui faisait ses premiers pas au cinéma) dans le magasin de costumes.

Enfin, la musique reprend lorsqu’Alice raconte son rêve dans les dernières minutes du film. La femme de Bill raconte son cauchemar avec le même militaire, qui se moque d’elle puis lui fait l’amour, dans une orgie. Ce fantasme laisse entendre que Bill s’est précipité dans cette soirée parce qu’il imaginait que parce que sa femme l’avait trompé par la pensée une fois, elle avait pu passer à l’acte. Vengeance, volonté d’expérimenter l’adultère, volonté d’être l’égale de sa femme ou tentation d’autodestruction, on ne sait pas réellement. Mais la scène exprime un élément classique du sentiment de jalousie, qui consiste à dramatiser exagérément une seule aventure et en conclure que sa femme est une putain. Dans ce cas, pourquoi se priver ? Pourquoi étouffer ses pulsions sexuelles ?

On entendra également cette musique, quand en revenant du Rainbow où il a rendu son costume, Bill, dans son bureau , imagine cette fois sa femme en train de faire l’amour avec l’officier: certainement provoqué à la fois par la proposition dérangeante du vendeur de costumes et la seconde confession de Alice (Bill semble perturbé quand il entend de la bouche même d’Alice un récit imaginé de l’adultère), ce rêve se répète lorsqu’il se retrouve de nouveau seul dans son bureau, déclenchant ainsi une réaction analogue à celle qu’il a eu après la première confession de sa femme. Bill réalise qu’il n’a pas eu ce qu’il voulait et fait le chemin inverse en rendant visite à Domino.

Si la musique de Jocelyn Pook est utilisée pour les séquences érotiques révélant la jalousie qui ronge le personnage de Bill, elle est également utilisée pour les scènes orgiaques au château. L’ouverture à cette fête libertine est devenue célèbre : cette scène énigmatique, qui joue sur l’association provocante entre le moralisme religieux et l’immoralisme du désir et du sexe, a marqué l’imaginaire des gens (récemment, Dan Brown y fait allusion dans « Da Vinci Code »). Kubrick filme ainsi une cérémonie qui a tout l’air d’un rite sacré (soutanes, encens, lenteur majestueuse des gestes, baiser de paix) mais qui a pour objectif de célébrer l’union sexuelle et la débauche. La dimension mystérieuse de cette scène est confortée par la présence des masques vénitiens, protubérances baroques qui anonymisent les participants et renforcent le caractère secret de la soirée. La musique se devait bien entendu de suivre cette logique : Jocelyn Pook a composé un hymne solennel quasi organistique (rappelant par moment le Dies Irae), avec des litanies chantées dans une langue inconnue et qui semblent avoir été produites par partition rétrograde (ce qui pourrait renforcer le caractère « régressif » de la cérémonie). Jocelyn Pook était allée plus loin au départ, à tel point que sa musique a provoqué une controverse : dans une lettre à la Warner Bros l’ « American Hindus Against Deamation » s’est ainsi indigné de l’utilisation de shloka d’un des plus grands textes sacrés hindous, le Bhagavad-Gita. Les mots que la compositrice utilisent signifient en effet : « Pour la protection des vertueux, pour la destruction du mal et le solide établissement du Dharma (la droiture), je nais et m’incarne dans la terre, d’âge en âge » (5). Par la suite, la bande sonore fut modifiée pour la sortie internationale du film et l’édition vidéo (6).

Jocelyn Pook a néanmoins continué de pasticher la musique indienne en illustrant l’orgie proprement dite : une musique lancinante dont les vocalises extra-européennes, chantées par un homme et une femme, semblent émuler l’orgasme.

La musique contemporaine : le « Musica Ricercata N°2 » de Ligeti

Le « Musica Ricercata » de Ligeti ont été écrits en 1950, alors que le compositeur était en Hongrie. De l’avis même du compositeur (qui semble avoir pardonné au réalisateur l’utilisation de son œuvre dans 2001), Kubrick a parfaitement compris la dimension dramatique de cette musique « interdite », semblable à un « cri », à un « couteau dans le cœur de Staline ». C’est la sécheresse et la brutalité de ce morceau interprété par le neveu de Kubrick, Dominic Harlan, qui ont en effet intéressé le réalisateur.

Le « Musica Ricercata » apparait relativement tard dans le film. Dans la première partie, Bill est avant tout préoccupé par l’image de sa femme en train de coucher avec un autre homme (musique de Jocelyn Pook). Dans la seconde partie du film, cette pensée obsédante laisse la place à un sentiment d’angoisse et de paranoïa (une menace non-identifiée), illustré par la musique de Ligeti.

Le « Musica Ricercata N°2 » retentit la première fois lors du « jugement ». D’abord, le thème inquiétant est entendu dans le grave, alors que la caméra s’attarde en plans cut sur des masques, grotesques ou surpris, qui dévisagent Bill gravement. Pendant que de brusques martèlement dans l’aigu se font entendre, le maître de cérémonie ordonne à Bill de retirer son masque puis de se déshabiller. La froideur et l’austérité de cette musique accompagnent parfaitement ce simulacre de Justice, interrompu par le cri de la jeune femme (le morceau s’interrompt). La musique reprend lorsqu’on commence à s’interroger quant au destin funeste (et pourtant non identifié) auquel a réchappé Bill, le châtiment pour avoir osé pénétrer ce cercle très fermé. Dans toute cette scène, l’utilisation du « Musica Ricercata » est extrêmement judicieuse : ces martèlements sont autant de regards inquisiteurs, de battements de cœur inquiets, de jugements silencieux.

Lorsque Bill revient au château pour avoir des réponses à ses questions et/ou pour trouver le masque, le thème se fait de nouveau entendre : l’angoisse ressentie la veille est encore palpable : elle culmine lorsqu’on lui remet la lettre mystérieuse (martèlement aigu).

Ce sentiment de paranoïa s’accentue, rythmé par la musique de Ligeti : il se sent suivi dans les rues de New York, il se rend à la morgue pour visiter le corps de cette reine de beauté dont il soupçonne qu’elle a été assassinée (trémolo en crescendo lorsque Bill se penche vers le corps de la femme pour l’embrasser). Enfin, les martèlements aigus accompagnent la scène où Tom Cruise aperçoit le masque sur le lit, à côté de sa femme : en effet, si Alice sait ce qu’il a fait, leur relation ne pourra vraisemblablement pas perdurer.

André Caron (7) s’est interrogé sur le fait que Ligeti soit utilisé à la fois dans 2001, SHINING et EYES WIDE SHUT. Dans son hypothèse la musique de Ligeti illustre musicalement ce qui constitue l’Enigme dans ces trois films : le monolithe dans 2001, les deux petites filles dans SHINING, la menace non identifiée dans EYES WIDE SHUT.

Musique diégétique et musique hors champs

Si les choix de la musique préexistante révèle les intentions du réalisateur, aussi bien d’un point de vue émotionnel qu’intellectuel, la musique d’EYES WIDE SHUT a également été manipulée au mixage de telle façon à répercuter l’incertitude que le film et le roman originel établissent entre le rêve et la réalité. EYES WIDE SHUT est en effet le théâtre d’une confusion mentale entre ce qui est imaginé (rêves, fantasmes, délire paranoïaque) et la réalité : en cela EYES WIDE SHUT est un vrai drame psychanalytique. La musique de Jocelyn Pook semble être associée en général au fantasme, la musique de Ligeti à la mort, le jazz à la fête, mais jamais celle-ci ne permet, à l‘instar du film, de savoir si une scène est rêvée ou non – à cet égard, les péripéties de Bill font penser à celle d’Alice au Pays des Merveilles (sa femme ne s’appelle peut-être pas Alice par hasard).. La soirée des Ziegler est-elle réelle ? La soirée dans le château est-elle réelle ? Afin d’amplifier ces ambiguïtés, Kubrick (8) joue – et ce n’est pas la première fois – entre ce qui relève de la musique diégétique et ce qui relève de la musique hors-champs (purement illustrative).

Ainsi, le générique de début est-il illustré par la valse de Chostakovitch. Puis l’on voit Bill s’approcher de la chaîne et l’éteindre : la musique s’interrompt, et révèle sa fonction diégétique. Plus tard, chez la prostituée, Bill fera exactement la même chose en éteignant le poste de Domino, qui diffuse un jazz « easy-listening » et langoureux. Mais le jeu inverse a également été envisagé : à la soirée des Ziegler, l’orchestre s’arrête de jouer mais la musique continue !

(1) Voir à cet effet l’excellent article d’André Caron : « Le merveilleux triangle fantastique de Stanley Kubrick : EYES WIDE SHUT, THE SHINING, 2001: A SPACE ODYSSEY », http://www.horschamp.qc.ca, 1999.
(2) Toujours dans le même article, « Le merveilleux triangle fantastique de Stanley Kubrick : EYES WIDE SHUT, THE SHINING, 2001: A SPACE ODYSSEY », http://www.horschamp.qc.ca, 1999, André Caron explique que tous les éléments du film sont doublés : structure, répliques, actions, durée des séquences, etc… D’où sans doute l’importance des miroirs, où se reflètent l’image d’Alice.
(3) Diane Morel, « Eyes Wide Shut ou l’étrange labyrinthe » (PUF)
(4) Diane Morel, « Eyes Wide Shut ou l’étrange labyrinthe » (PUF)
(5) « Parithranaya Saadhunam Vinashaya cha dushkrithaam Dharmasamsthabanarthaya Sambhavami yuge yuge. »
(6) Source : « Archives Stanley Kubrick »
(7) André Caron : « Le merveilleux triangle fantastique de Stanley Kubrick : EYES WIDE SHUT, THE SHINING, 2001: A SPACE ODYSSEY », http://www.horschamp.qc.ca , 1999
(8) On peut néanmoins en douter puisque Kubrick est mort avant que le mixage et la postsynchronisation du film aient été terminés…

par Damien Deshayes

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