Interview B.O : Harry Allouche (Les Colons, de Felipe Gálvez Haberle)

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Propos recueillis par Benoit Basirico

- Publié le 22-05-2023




Harry Allouche signe la musique du film historique chilien, “Les Colons” (sortie au cinéma le 20 décembre 2023), premier film de Felipe Gálvez Haberle présenté à Un Certain Regard (Cannes 2023), avec des percussions métronomiques et des cordes dissonantes qui viennent contraster les denses paysages, flirtant avec le western, illustrant par des timbres arides une déshumanisation à l'oeuvre dans le Chili de 1901 lorsque des missionnaires chassent les populations autochtones de leurs terres. 

Harry Allouche, comment vous êtes-vous retrouvé sur ce premier film chilien ? Est-ce une question de coproduction ?

Harry Allouche : La rencontre s'est faite via la scénariste, Antonia Girardi, avec qui j'ai étudié à Sciences Po, dans un master d'expérimentation en art politique. C'est ainsi qu'en rencontrant Antonia, elle m'a montré le premier court-métrage de Felipe intitulé "Rapace", qui avait été sélectionné pour la Semaine de la Critique. J'ai beaucoup aimé et ensuite, nous avons commencé à en parler. Puis, il se trouve que j'ai revu Felipe, car j'étais également sélectionné pour le programme "Spot the Composer" de la SACEM. Nous avons eu l'occasion de voir beaucoup de films là-bas. Il m'a très vite parlé de son film, de ce peuple, du génocide. Il a vraiment commencé à m'envoyer des documents et nous avons entamé le travail sur ces recherches. Au début, je pensais que c'était un peu fou pour un compositeur français de travailler sur quelque chose de si éloigné, mais Felipe m'a dit qu'il considérait cela comme une force pour son film. C'est parce qu'il s'agit d'une coproduction impliquant 8 pays, et ce qui s'applique à la musique s'applique aussi au montage, aux costumes, à la photographie. Par exemple, le directeur de la photographie est italien. Et même si le film traite d'un sujet universel, en particulier la colonisation et la question des racines, avoir des perspectives internationales, selon lui, donne au film une dimension différente. Cela a permis de nuancer et de complexifier la manière dont on pouvait percevoir le film.

Alors, le réalisateur Felipe Gálvez Haberle a dit qu'il a pris du temps pour monter son projet, soit 8 ans. Êtes-vous intervenu lors de l'écriture, ou directement en travaillant sur les images ? Quel a été votre premier contact avec le film ?

Eh bien, mon premier contact avec le film a eu lieu avant le tournage, car ils avaient besoin d'un arrangement, précisément l'arrangement d'un air populaire, "All The Pretty Horses", qui devait être interprété dans le film. J'ai donc dû réaliser cet arrangement à l'avance et aussi coacher légèrement les acteurs à distance. J'ai même enregistré l'actrice chilienne à distance. C'est cet enregistrement qu'on entend dans le film. Et ensuite, nous avons commencé à discuter de la musique originale après le retour du tournage.

La musique originale est très différente de ce moment musical. Les percussions y sont particulièrement présentes...

La première chose dont Felipe a parlé était la notion de "machine". Ce n'est pas un film centré sur les personnages, mais plutôt un film qui traite de cette notion de machine, qui représente la machine de la colonisation, celle de la destruction, ainsi que celle du cinéma en tant qu'outil de propagande. Il m'a immédiatement demandé de mettre en valeur cette idée de machine. Mes premières idées étaient d'utiliser un tempo qui corresponde exactement à la seconde. Par exemple, tous les tempos de la musique sont à 60 BPM ou 120, afin de refléter cette mécanique implacable. C'est aussi quelque chose qu'on peut remarquer quand la musique s'arrête, par exemple, lorsqu'on entre dans la maison de Menendez, on entend une horloge qui égrène les secondes, et ils ont rendu ce son assez fort dans le mixage pour continuer de véhiculer cette idée. Ma deuxième idée était d'utiliser les bruits de barbelés comme des instruments. Je leur ai donc demandé d'enregistrer ces sons au Chili. Ces sons ont ensuite été intégrés dans la partition à différents moments. Par exemple, dans la musique qui ouvre le film, l'idée était de faire référence à Sergio Leone, de manière ironique, pour parler du cinéma en tant qu'outil de propagande. L'idée était d'utiliser les bruits des clôtures à la place des cloches tubulaires, qui sont caractéristiques de la musique de Morricone. Donc voilà mes deux premières idées. Ensuite, j'ai utilisé des timbales pour incorporer certains instruments typiques du western, mais d'une manière différente. Le fait d'avoir des mélodies jouées aux timbales permettait d'éviter d'utiliser des instruments traditionnels pour tout ce qui est mélodique et harmonique. Surtout, il voulait constamment adopter le point de vue des colons. Dans la musique, il n'y a jamais d'empathie, jamais de psychologie, il faut toujours être dans l'instant présent de l'action et représenter ces colons comme des rockstars.

Et donc, avec ces percussions et même des cuivres, qui peuvent évidemment évoquer le western, vous auriez pu être tenté de magnifier les paysages, de rechercher le grandiose face à ces décors et cette géographie. Cependant, la musique crée un contraste... car elle est rythmique et non mélodique, et elle est même dissonante. Y avait-il cette idée d'aller parfois à l'encontre de l'image ?

Absolument. En tout cas, et c'est une très bonne remarque, cela m'est arrivé au début quand j'ai commencé à travailler avec l'image. Parfois, j'ai trouvé de meilleures idées musicales en travaillant sans l'image, car j'étais tenté d'être séduit par ce qui se passait visuellement. Par exemple, lorsqu'il y a de grands panoramas avec un mouvement d'image plutôt lent, cela peut inciter le compositeur à créer quelque chose de plus lent et introspectif.
Travailler sans l'image à certains moments m'a permis de créer un contraste avec des éléments musicaux beaucoup plus percutants et ainsi de présenter un visage différent du film à travers la musique.

Y avait-il des moments où l'idée était de créer une sorte de chorégraphie, d'harmoniser avec les mouvements des corps ? Il y a, par exemple, une scène de lutte.

Oui, c'est vrai, concernant la scène de lutte, qui se déroule en Argentine, la scène traite de la démigration des frontières. Dans ce cas, le réalisateur souhaitait vraiment jouer sur l'ironie. Il voulait clairement faire une allusion au cinéma dans sa fabrication même. Le western est un genre typique du cinéma. Le cinéma a porté le genre du western à des sommets inattendus. Alors, il est vrai que l'utilisation des codes du genre, notamment dans cette séquence, visait également à créer un peu d'humour, ce qui permettait de contraster et de surprendre davantage avec ce qui allait être présenté par la suite. Il y avait donc aussi l'idée d'accentuer l'humour pour créer un contraste plus marqué avec la section suivante.

Il y a des scènes de nature, d'animaux, de chevaux, d'oiseaux, de vagues, cette dimension sonore a également influencé la musique ?

Oui, effectivement. D'ailleurs, j'ai remarqué cela dans le scénario. Il était essentiel de ne pas ajouter de musique à ces moments-là. Nous voulions vraiment laisser la nature s'exprimer dans ces passages sans tenter d'imposer un autre sens par-dessus. C'était aussi une façon de considérer ces éléments comme des acteurs à part entière. En effet, si nous avions ajouté de la musique, son pouvoir aurait imposé un point de vue. Dès le départ, il était impensable pour nous d'ajouter de la musique à ces moments-là.

En ce qui concerne le placement de la musique, savait-il exactement quand il voulait en avoir, quand elle devait commencer et s'arrêter ? Il y a des moments où la musique s'arrête brusquement, avec des coupes assez abruptes.

C'était précisément une idée qu'il a eue lors du mixage du film. La musique concluait la scène, et il a décidé de l'interrompre brusquement avec une coupure, car il préférait des transitions nettes et franches plutôt qu'un fondu enchaîné, qui aurait peut-être été moins efficace. Généralement, oui, il savait où il voulait placer la musique. Cependant, il s'est rendu compte au cours du montage qu'il y aurait finalement plus de musique que ce qu'il avait initialement prévu. Par exemple, pour la séquence du monologue de Segundo, vers la fin dans la maison, il ne pensait pas inclure de musique. Mais à ce moment-là, j'ai fait une suggestion qui l'a convaincu. Il y a une ou deux séquences comme celle-ci où la musique n'était pas initialement prévue.

Et oui, il y a de nombreux moments où le silence prédomine. Cependant, lorsque la musique est présente, elle ne se fait pas discrète. Elle est véritablement au premier plan. Cela joue vraiment sur la question de son placement plutôt que de servir comme musique d'ambiance.

Absolument. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle il n'y a pratiquement pas de musique pendant les dialogues. En réalité, il souhaitait traiter la musique comme un personnage à part entière, sans qu'elle empiète sur autre chose. Et aussi, il est vrai que lorsque l'on ajoute de la musique, elle peut commencer à avoir une dimension narrative, ce qu'il voulait absolument éviter. La musique sert davantage à soutenir cette grande idée de la machine, du cinéma en tant qu'outil de propagande. Et la musique ne sert jamais à explorer la psychologie d'un personnage. Cela, il voulait l'éviter à tout prix.

C'est vrai que cela donne un rendu un peu sec...

Effectivement, un travail où la musique raconte, où la musique confère une dimension psychologique, crée de l'empathie, c'est aussi pourquoi la question de l'émotion est totalement écartée. Il était hors de question de susciter de l'émotion dans la mesure où le réalisateur voulait épouser le point de vue des colons.

Dans cette idée de retenir l'émotion, de ne pas avoir une musique qui raconte, il y a également cette notion de ne pas créer de continuité narrative, il n'y a pas l'idée d'un thème récurrent qui va évoluer. Était-ce aussi quelque chose que vous vous êtes retenu de faire ?

Eh bien oui, mais finalement je l'ai fait de manière un peu plus discrète. Quoi qu'il en soit, il y a des motifs qui reviennent à plusieurs reprises dans le film, notamment ce thème de timbales qui réapparaît au milieu, pendant la scène de bataille. À un moment donné, il y a un passage uniquement avec des percussions. J'ai simplement réutilisé la structure rythmique de ce thème à la guitare. En fait, à ce moment-là, le thème devient accompagnement. Il y a plusieurs endroits où je veux intégrer ces motifs, mais il est vrai qu'il n'y a pas de thème lyrique qui serait développé tout au long du film. Ce sont plutôt des motifs, des petites cellules qui reviennent à certains moments avec différents instruments.

Dans la musique de film, il y a souvent un jeu d'équilibre entre l'écriture narrative, l'écriture mélodique, et la couleur, le timbre, le choix d'instruments. Ici, il y a un parfait équilibre avec un choix instrumental très fort et, en même temps, des motifs qui reviennent. Parfois, dans ce jeu d'équilibre, on penche plus d'un côté, parfois la musique est abstraite, elle n'est que souffle, que grondement...

Il y a des baleines dans le film, donc j'ai voulu imiter le chant des baleines. Parallèlement, il y avait cette idée de jouer avec des idiomes du rock. C'est pour cela que j'ai essayé de recréer cette idée du chant de baleine en utilisant un violoncelle. J'ai utilisé un Ebow (archet électronique) qui permet de faire vibrer les cordes du violoncelle. Normalement, c'est fait pour une guitare, c'est plus difficile avec le violoncelle pour créer de la vibration, comme pour l'ouverture du film avec l'idée de la transe chamanique, en utilisant des riffs qu'on retrouve aussi dans le rock.

Aujourd'hui, tous les compositeurs doivent passer par l'étape de la maquette, de réaliser toute la partition numériquement avec des instruments virtuels. Vous avez mentionné que vous jouez vous-même certains instruments. Mélangez-vous l'interprétation d'instruments réels avec des éléments numériques?

Oui, c'est exact. En fait, cela dépend des films. Comme aujourd'hui on est obligé de créer une maquette, il est préférable de tirer parti de cela en enregistrant moi-même mes propres instruments, en essayant de faire un maximum de ce que je peux faire en studio, voire en faisant venir des solistes pour enregistrer certains sons. Ensuite, pour les parties qui nécessitent vraiment un orchestre, si un orchestre est nécessaire, on peut l'enregistrer en studio. C'est vrai qu'en ce qui concerne l'échantillonnage, pour les instruments solistes qui peuvent être joués, on peut les intégrer directement, et ce sont des éléments qui sont définitifs et que l'on conserve jusqu'à la fin.

Quel a été le défi de participer à un premier film?

Il y a une pression artistique considérable, qui existe dans chaque film, mais qui est également très stimulante car elle nous incite tous à nous surpasser dans chaque domaine, que ce soit le montage, les costumes ou la photographie. Il y a donc une énergie et une importance dans le fait de rendre hommage à quelqu'un qui a travaillé sur son film pendant 8 ans, avec 3 ans et demi d'écriture et ensuite 4 ans pour trouver le financement. Nous voulons donc donner le meilleur de nous-mêmes pour honorer ces années de travail. Arriver tard dans le processus peut parfois engendrer un sentiment de culpabilité, car on se rend compte qu'on a besoin de plus de temps. J'aime cette citation de Bernstein qui dit que pour réaliser une grande œuvre, il faut une très bonne idée et pas assez de temps. Il y a un peu de cela dans le cinéma. On doit avoir des idées rapidement, on n'a pas assez de temps et dans le cas d'un projet comme celui-ci, on est également porté par la puissance du projet. De plus, sur un premier film, on a souvent plus de temps pour avoir des conversations avec le réalisateur, ce que je trouve crucial. C'était la première fois que j'avais vraiment le temps de parler des heures avec le réalisateur, de comprendre ce qu'il voulait au-delà des images.

Avez-vous déja eu au montage de la musique temporaire déjà en place ?

Oui, bien sûr, cela arrive souvent. Mais ici, j'ai eu la chance de pouvoir travailler étroitement avec le monteur du film, Matthieu Taponier, et Felipe dès le début du montage. C'était génial car je pouvais leur envoyer de la musique, ils l'essayaient à différents endroits, et tentaient différentes choses. C'était une véritable collaboration. Je pense que c'est ce qui rend le cinéma intéressant. Contrairement à la musique de concert, ou à la musique pour un ballet ou un opéra où tout est planifié à l'avance, je trouve qu'il est intéressant, dans le cinéma, qui est l'art de la collaboration par excellence, de pouvoir expérimenter ensemble et de jouer avec le matériau en lui-même. Parfois, des idées émergent qui sont meilleures que ce à quoi on aurait pensé, et si ça ne fonctionne pas, on revient à ce que le compositeur avait initialement envisagé. Il y a donc cet aspect de modelage, de façonnage qui me convient bien.

Avez-vous votre propre studio?

Oui, j'ai mon propre studio où je travaille. Cependant, j'ai également entendu dire que certains compositeurs travaillent dans la salle de montage, ou dans une pièce adjacente. Je sais que certains compositeurs adoptent cette approche. Je pense même que j'apprécierais vraiment de travailler de cette manière. Dans ce cas précis, le studio de montage n'était pas très éloigné de mon studio, donc c'était assez pratique, mais être dans le même bâtiment pourrait aussi apporter quelque chose de bénéfique. Cela facilite l'échange d'idées de manière plus rapide.

Orchestrez-vous vous-même?

Oui, j'orchestre moi-même la musique. Je dirais que le choix des instruments est extrêmement important. C'est vraiment similaire à choisir une couleur dans une scène - quel type de rouge, quel type de bleu. Je ne pourrais pas confier l'orchestration de ma musique à quelqu'un d'autre. C'est trop important, car parfois, le son lui-même est plus important que l'harmonie.

 

 

Propos recueillis par Benoit Basirico


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