Spider (Howard Shore), un labyrinthe psychologique, de la berceuse à l'atonalité

,@,spider,shore, - Spider (Howard Shore), un labyrinthe psychologique, de la berceuse à l'atonalité


par Quentin Billard

- Publié le 01-01-2002




Howard Shore signe ici sa onzième collaboration avec le réalisateur canadien David Cronenberg. 

La partition pour Spider épouse à merveille l'univers psychologique tourmenté de Spider, mais plutôt que de créer une musique angoissante ou terrifiante, qui aurait sonné trop disproportionnée sur les images du film, Shore a décidé de construite un score plus discret où règne une atmosphère de mystère et d'errance. Le côté froid et mystérieux de la musique épouse à merveille le ton du film de David Cronenberg. Mieux encore, elle représente à merveille l'esprit tourmenté de Dennis Cleg. Afin de résumer avec une synthèse musicale brillante toute la trame psychologique du film, Howard Shore a décidé d'axer sa partition autour de deux motifs principaux: le premier est la berceuse entendue dès l'ouverture du film, 'Love Will Find Out The Way', que Shore a arrangé à l'occasion pour les besoins du film, interprétée par le piano et la chanteuse Patricia Kilgarrit. Le second est un motif de 6 notes qui parcourt la plupart des morceaux du score dans un climat glacial typique des partitions plus sombres et psychologiques du compositeur canadien.

Discrète, la musique accompagne la quête de souvenirs du héros sur un ton plutôt inquiétant mais jamais envahissant dans le film. Passé la surprise de la berceuse introductive, 'Kitchener Street' est là pour nous plonger dès le début du film dans cette ambiance d'errance et de mystère parfaite dans le film. Cleg vient d'arriver dans la résidence pour malades mentaux et tente désespérément de réfléchir aux souvenirs qui hantent son esprit malade, recroquevillé sur lui-même (la scène dans la baignoire semble en dire long sur le personnage en lui-même - serait-ce une métaphore de l'homme qui veut enfin se mettre " à nu " pour reprendre contact avec cette réalité perdue?). Shore se montre déjà très minimaliste puisqu'il n'utilise dans 'Kitchener Street' qu'un piano et une harpe avec le Kronos Quartet. Le premier élément frappant est bien évident ici le caractère atonal de la partition, une atonalité qui représente à merveille le sentiment d'errance du film. Le deuxième élément que l'on se doit de remarquer est l'utilisation en arrière-fond sonore de cette incessante alternance au quatuor à cordes de deux accordes, l'un mineur, l'autre majeur, etc. Cette alternance répétitive paraît en soi plutôt anodine, mais elle constitue pourtant déjà l'un des points forts de la musique de Spider, puisqu'on la retrouvera dans la plupart des morceaux où Cleg/Spider tente de reconstituer et de revivre ses souvenirs. L'alternance mineur/majeur pourrait aussi représenter le sentiment de doute et d'errance ainsi que l'obstination, comme si la musique paraissait tout aussi désaxée que le personnage interprété par Ralph Fiennes (elle symboliserait alors sa double personnalité, qui se reflète à travers la 'double' personnalité de sa mère?). Voilà en tout cas une idée intéressante qui nous prouve à quel point Howard Shore possède décidément plus d'un tour dans son sac!

'Mrs.Wilkinson's Kitchen' nous permet de retrouver la combinaison piano/harpe de 'Kitchener Street' avec cette atmosphère d'atonalité qui, plutôt que de s'avérer agressive, semble au contraire vouloir imposer un calme plus inquiétant, plus sournois, une sorte de calme à la fois reposant et angoissé. A contrario, 'Gasworks' s'avère déjà être relativement plus chargé puisque Shore commence à mettre en place ses inquiétantes harmonies dissonantes au quatuor à cordes avec piano, harpe et clarinette (le morceau décrit la soudaine inquiétude de Cleg pour le gaz). Les harmonies atonales tourmentées du Kronos Quartet semblent vouloir prendre le dessus après un premier dialogue avec le piano (il est marrant de constater à quel point le piano s'efface quasi totalement par la suite). Shore représente ainsi l'évolution dans l'esprit de Cleg/Spider, une évolution éprouvée à travers cette sombre musique toujours aussi lente, glaciale et monotone (du moins, en apparence). L'autre grande idée du compositeur est d'avoir inclut des segments de la berceuse introductive 'Love Will Find out The Way', qui semble traverser une bonne partie du score sur un ton plutôt hantant, voire halluciné. Le motif de la berceuse se retrouve ainsi discrètement susurré par une clarinette au début de 'Hieroglyphics' où la musique se veut légèrement plus suffocante, plus pesante, surtout avec l'intervention d'une sombre nappe de synthé qui renforce le climat sombre du morceau, lorsque Cleg commence à écrire ses souvenirs sur un calepin en les notant sous la forme d'étranges hiéroglyphes incompréhensibles. Dès lors, on comprend mieux ce que représente la berceuse du score: elle représente l'idée de la mère, une idée révolue, pervertie par l'esprit malade de Dennis Cleg. C'est pour cette raison que Shore a décidé d'imposer en introduction du score cette berceuse dans sa forme originelle, lorsqu'elle évoquait encore le temps de l'innocence pour le petit Spider. Lorsque la berceuse tente de revenir durant le score, c'est sous la forme d'un court fragment discret qui se superpose à des harmonies dissonantes et torturées, ce qui représente bien évidemment cette idée de la quête d'une réalité encore floue et distordue pour l'instant, (ici, celle de la mère), noyée dans un esprit malade. Plus inquiétant, 'Spleen Street' développe le sombre motif de six notes interprété ici par la trompette, et qui se retrouve superposé sur la fameuse alternance mineur/majeur au quatuor à cordes. Le thème devient ici plus perceptible, plus évident. Le synthétiseur est toujours présent bien que très discret, afin de renforcer le sentiment de malaise qui se dégage de la musique de Shore. L'atonalité est ici encore plus évidente, à tel point que le semblant d'harmonies tonales que l'on peut brièvement percevoir entre 2.11 et 2.18 paraît très surprenant et étrange dans le contexte atonal, comme si Cleg tentait pendant un moment de revenir à la réalité, mais sans succès (l'atonalité étant donc lié à quelque chose ici de très négatif, l'errance psychologique, le doute). En adoptant ce contexte atonal torturé, Howard Shore nous renvoie clairement ici à certaines oeuvres de musique de chambre de grands maîtres du 20ème siècle tels que Schoenberg (on pense à son deuxième quatuor en fa# mineur ou à ses pièces de chambre plus tardives), Berg voire Schnittke - on pourrait par exemple citer son 'quintette avec piano' écrit entre 1972 et 1976 et qui rappelle par moment le Spider de Shore de par son utilisation d'harmonies extrêmement dissonantes lentes et entêtantes aux cordes, en particulier dans le magnifique 'Andante').

'Mrs.Cleg' est le prolongement évident de 'Spleen Street', qui évoquait déjà l'errance de Cleg dans les ruelles de la ville. 'Mrs.Cleg' développe l'alternance mineur/majeur aux cordes, toujours associé au souvenir de la mère, comme si la musique, de par son climat d'errance et de doute, semblait vouloir nous indiquer que cette vision de la mère est quelque peu erronée. On notera dans la dernière partie du morceau le caractère plus feutré des cordes lorsque le motif de trompette revient sur fond d'alternance mineur/majeur aux cordes, dans un climat atonal toujours aussi envoûtant et entêtant. Plus frappant, 'The Dog & Beggar' marque le retour du motif de la berceuse brièvement susurré cette fois-ci par la voix lointaine de Patricia Kilgarrit qui se superpose aux harmonies atonales des cordes. Une fois encore, il est question ici de l'illustration d'un esprit malade centré autour du souvenir de la mère, symbolisé par le chant de la berceuse qui tentait ici de revenir, mais en vain, et ce même si le motif tente de revenir une seconde fois par la suite à la trompette. On retrouve un principe similaire dans le sombre 'The Allotments' où la berceuse interprétée à la fois par la voix de la chanteuse et par la clarinette, se superpose cette fois à un mélange piano/harpe/cordes toujours aussi dissonant, illustrant ici aussi la quête de souvenirs de Dennis Cleg/Spider. Avec l'utilisation de la voix et de la clarinette, Shore met cette fois-ci un peu plus l'accent sur le motif de la berceuse et nous fait clairement comprendre que l'énigme évolue et que le protagoniste principal a évolué dans son puzzle psychologique. Finalement, 'Infected Memory' met fin à l'énigme en développant le motif de 6 notes à la clarinette au travers d'un tutti instrumental particulièrement froid et sombre à la fois, apportant une ultime touche de noirceur, de dissonance et d'atonalité pour une conclusion surprenante.

Malgré sa plongée dans l'univers gigantesque de la saga du Seigneur des Anneaux, Howard Shore a eu l'occasion entre les deux premiers épisodes de nous livrer deux excellents scores de qualité particulièrement sombres: Panic Room et Spider, mais si le premier s'avère être plus cauchemardesque et massif, le second fait place au minimalisme le plus épurée. A travers ses quelques 15 minutes de musique, le score de Spider s'avère être finalement assez complexe et très dense, ce qui constitue un exploit si l'on tient du peu de moyen auquel a fait appel le compositeur, surtout sur une durée de temps aussi courte. En 15 minutes, le danger est de ne pas avoir assez de temps pour pouvoir parfaitement résumer le film et sa trame psychologique, mais que l'on se rassure, Howard Shore a remporté le pari haut la main, nous livrant 15 minutes particulièrement sombres, mystérieuses et envoûtantes. Comme d'habitude, Shore se montre inspiré lorsqu'il s'agit de créer des ambiances musicales particulières. Sa maîtrise inégalable de l'atonalité lui a permit d'offrir le meilleur de ce qu'il avait à donner pour le nouveau film de David Cronenberg, et même si le modeste score de Spider s'avère être bien anecdotique au regard des grands classiques du compositeur canadien, cette petite partition n'a cependant pas à rougir de la comparaison. Evidemment, comme on pourrait s'en douter, le score est injustement passé inaperçu entre deux énormes épisodes cinématographiques de la saga de Tolkien et une oeuvre réussie et très remarquée pour l'excellent Panic Room de David Fincher. Il serait alors injuste de sous-estimer la modeste contribution d'Howard Shore à cette nouvelle oeuvre de David Cronenberg, une nouvelle pierre qui vient s'ajouter à un édifice déjà bien riche et constitué de petits bijoux qui jalonnent la carrière du compositeur canadien. En clair, Spider fait partie de ces oeuvres qui demandent déjà à être redécouvertes et à être appréciées à leur juste valeur, preuve du savoir-faire d'un compositeur qui a déjà fait ses preuves et qui, aujourd'hui, n'a déjà plus rien à prouver. Certes, Spider est une oeuvre difficile d'accès qui ne peut s'apprécier qu'au bout de plusieurs écoutes prolongées dans le film, en la reliant à l'intrigue psychologique du film. Au final, les amateurs de partitions atonales mystérieuses et envoûtantes devraient alors pleinement apprécier ce nouveau score signé Howard Shore!

 

par Quentin Billard


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