Rencontre : Amine Bouhafa et Kaouther Ben Hania (L’homme qui a vendu sa peau, sur Arte)

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Propos recueillis à Marseille en avril 2023 par Benoit Basirico

- Publié le 11-12-2023




Pour L'HOMME QUI A VENDU SA PEAU (2022), diffusé sur Arte le 13 décembre 2023 de manière inédite (aucune sortie au cinéma n'a eu lieu), Amine Bouhafa retrouve la tunisienne Kaouther Ben Hania après "La Belle et la Meute" (2017, voir notre interview sur cette précédente collaboration) pour le portrait politique d'un jeune syrien fuyant son pays et qui accepte de se faire tatouer le dos par un artiste contemporain, transformant son corps en une prestigieuse œuvre d'art, pour sauver sa vie, mais au prix de sa liberté. Avant de se retrouver dans une forme orchestrale sur "Les Filles d'Olfa" (2023), le compositeur épouse une forme plus hybride, oscillant entre les cordes et les sonorités electroniques. Voici les propos du tandem tenus lors d'une rencontre au Festival Music & Cinéma de Marseille en avril 2023.

Ce film est un peu la rencontre entre deux mondes, le monde de l'art contemporain et le monde des réfugiés. En quoi ce récit peut déclencher une inspiration musicale ?

Kaouther Ben Hania : J'aime les contrastes, autant dans les couleurs, dans la fabrication que dans la narration. Donc, le monde des réfugiés et le monde de l'art contemporain, ce sont deux mondes tellement différents. Le monde des réfugiés, c'est un monde de survie, de drame, de tragédie. Le monde de l'art contemporain, c'est un monde de raffinement, du sommet de l'homme, de la culture, quelque chose de très élitiste et très attrayant pour les investisseurs. C'est toujours ce mariage historique entre l'élite artistique et le capitalisme. Mais avant c'était les temples, l'église, tout ça. J'ai fabriqué l'histoire autour de ce contraste.

Et le contraste en musique, comment on le traduit ?

Amine Bouhafa : Il ne fallait pas questionner les origines du protagoniste principal. Il ne fallait pas faire une musique qui sonnait locale, qui venait des Syriens. Le protagoniste vient de Syrie, mais il aurait pu venir de Tunisie, d'Amérique latine... C'est un message universel que porte ce film. Avec cette universalité, il fallait utiliser un langage musical aussi universel. Par exemple, l'opéra dans le film a été choisi ensemble dès le début. C'est comme ça que la couleur générale musicale du film a été définie. L'idée était de ne pas se contraindre à utiliser des musiques locales, mais une orchestration symphonique, classique, et parfois même électro.

Alors, il y a ce personnage qui est le fil rouge du film. L'idée de la musique est-elle de faire le fil rouge, l'unité, ou au contraire de jongler avec plusieurs registres ?

Amine Bouhafa : Bonne question. C'était plutôt de jongler avec tous les registres. La musique est un moteur de la narration. Il fallait insuffler du rythme dans le récit, et pousser le rythme incroyable du film, avec ses twists. Il fallait pousser le récit et aller dans l'émotion parce que ce personnage, sur qui tout glissait, avait besoin de plus d'émotion dans les situations qu'il traversait. Par exemple, cette scène incroyable où on le voit de dos, alors que les gens viennent le voir dans le musée, l'homme est prisonnier de son corps, ou la scène de la vente aux enchères où l'homme se transforme en objet à vendre. Il y avait à chaque fois une volonté de conduire le rythme de la narration, mais en même temps de suspendre le rythme pour créer plus d'émotions. Comme je disais, ce film est guidé par un personnage. Donc la musique était centrée sur lui. C'est sa musique, la musique de sa quête, de son emprisonnement, et de la recherche de son amour.

Kaouther Ben Hania, j'ai lu ce propos de votre part : "un film, c'est comme écrire une partition de musique". Quand on écrit une partition, on ne peut pas avoir la même tonalité tout au long d'un morceau. Cette idée de variation se retrouve dans votre film...

Kaouther Ben Hania : Oui, je suis très jaloux des musiciens parce qu'ils ont un moyen d'expression très abstrait. On ne leur pose jamais de questions d'idées, d'idéologie, du comment, du pourquoi, parce qu'ils sont libres de tout ça. Dans la musique, il y a cette liberté d'exprimer des émotions, des idées sans avoir à être littéral. C'est cette abstraction qui rend la musique si puissante et si universelle. C'est cette même approche que j'essaie d'adopter dans mes films. En jouant avec les tonalités, les thèmes, les motifs, j'essaie de créer une expérience qui va au-delà des mots, qui atteint le spectateur à un niveau émotionnel et intuitif.

Dans "La Belle et la Meute", il y avait une quête d'identité, l'idée de se retrouver soi-même. Et ça passait par le choix d'un soliste avec la viol de gambe, l'instrument central. Et dans ce film-là, c'est le contraire. La déshumanisation du personnage passe par l'absence d'un instrument unique pour l'incarner.

Amine Bouhafa : Je n'ai pas pensé ainsi en écrivant la musique. C'est plutôt une inspiration intuitive. Dans les films de Kaouther, il y a un rapport aux couleurs, à ce que je vois, avant de penser à quel instrument, avant de penser à comment on va écrire, avant de théoriser l'écriture de la musique. Je regarde le film et je me demande ce que ça me raconte, avec telle couleur qu'elle a utilisée, elle aime beaucoup le bleu ou le vert par exemple. J'essaie de traduire ce bleu et ce vert avec des instruments. C'est une approche très colorée de la musique.

Est-ce qu'il y a eu l'idée de l'enfermement à travers cet ostinato, cette spirale musicale ?

Amine Bouhafa : Oui, cette spirale est venue de la relation avec l'art contemporain. Je me suis dit que dans le milieu de l'art contemporain la musique est très codifiée, il y a un côté un peu 'branché', de la musique électronique, notamment dans les galeries d'art, ou bien de la musique classique dans les musées. Donc est venue l'idée d'associer la musique dite classique et la musique électronique plutôt branchée, avec l'idée de la boucle, l'ostinato, l'enfermement, l'obsession, on appelait ça électro-baroque, le côté baroque des violons classiques qui sont un peu rythmés, et puis la boucle rythmique derrière.

Amine, parmi vos différentes collaborations depuis celle avec Abderrahmane Sissako sur "Timbuktu" qui vous a valu le César, que représente celle avec Kaouther dans le dialogue, dans nature de la collaboration ?

Amine Bouhafa : C'est une des plus inspirantes. Quand on travaille avec un metteur en scène, le plus important c'est comment on peut se renouveler d'un film à un autre. Il y a des habitudes de travail qui s'installent, et je peux anticiper parfois les réactions de Kaouther, mais il est nécessaire de se surprendre soi-même puis de surprendre le metteur en scène. Dans cette collaboration, ce n'est pas une continuité d'un film à l'autre. Bien sûr, elle a des thématiques qu'elle défend, mais chaque film est tellement différent du précédent, qu'en fait, bien sûr, il y a une continuité, même dans mon travail, mais il y a toujours une recherche. J'essaie toujours de trouver un autre angle, une autre approche, une autre manière d'écrire, un autre fusil d'épaule dans l'écriture. Pour 'La Belle et la Meute', je me rappelle encore la première fois que j'ai vu Kaouther sur la table de montage. Je lui ai dit 'Quelle est la musique que tu voudrais sur ton film ? Enfin, donne-moi des éléments.' Elle m'a dit 'Je veux une musique qu'on n'entend pas.' Donc il fallait traduire ce que voulait dire une musique qu'on n'entend pas. Elle voulait me dire 'comment est-ce que tu pourrais épouser mon univers de cinéma sans qu'on sente la musique, sans que la musique envahisse l'image'. Et dans 'L'Homme qui a vendu sa peau', c'est autre chose, c'était un travail sur scénario. On a fait une session de spotting, ça veut dire qu'on a décidé des moments où la musique allait intervenir sur le scénario, chose qu'on fait très rarement dans le cinéma. Moi ça m'est jamais arrivé depuis que je fais ce métier qu'un réalisateur vienne me dire 'Viens, on va lire le scénario, on va décider où il y aura de la musique, propose-moi quelque chose sur cette scène-là, qu'est-ce qu'on va faire là-dessus'. C'est une étape qu'on fait généralement sur un film tourné. Et ça c'était extrêmement enrichissant parce que mes idées sur le scénario ont pu aider Kaouther sur le tournage.

Kaouther Ben Hania : Oui, ça m'a permis de tourner le film en pensant à la musique. Donc ça a donné un tempo à chaque scène et c'était super. C'est quelque chose que je voudrais faire plus souvent, parce qu'on pense à la musique à la fin, alors que la musique du film doit être ressentie en amont. Et c'est quelque chose qui me permet de diriger des acteurs, de penser des scènes.

Amine Bouhafa : Ca a aussi aidé pour se dire que telle information n‘avait pas besoin de dialogue et pouvait être relayée par la musique, ou pour telle émotion on n'a pas besoin de comprendre et serait prise en charge par la musique. Donc ça n'a pas changé l'histoire mais ça a peut-être inspiré des dispositifs de mise en scène et où elle a fait écouter certaines musiques aux acteurs pour les mettre dans l'émotion du moment.

Kaouther Ben Hania : L'écriture d'un film est composée de pas mal de choses. Pour moi, la chose primordiale c'est bien sûr le scénario parce que c'est la charpente. Quand on n'a pas un bon scénario, on ne peut pas faire un film, même moyen. Donc c'est très important et à partir du scénario, parce que le scénario ce n'est pas un roman, sa finalité c'est d'être partagé avec plein de gens créatifs qui ont beaucoup de créativité et qui vont fabriquer le film. Donc Amine faisait partie de ces gens-là, comme le chef opérateur, la costumière, il y a tout un groupe de gens qui ont lu le scénario pour construire une narration ensemble, chacun apporte sa créativité. Moi, je suis un peu le gardien du temple de ma vision. Par rapport à tous ces créatifs, je sens ce qui va dans le sens de ce que je veux raconter.

On parlait des couleurs, visuellement il y a aussi un gros travail sur les reflets. Est-ce que cet aspect entre en relation avec la musique ?

Kaouther Ben Hania : Il y a deux catégories de réalisateurs. Il y a ceux qui détestent les miroirs parce que c'est hyper contraignant de tourner avec. Et moi j'aime les miroirs parce que je suis obsédée par l'idée de la réflexion. Déjà la réalité, ce n'est pas la réalité, c'est une réflexion, une image qu'on perçoit par nos sens. Et les miroirs, c'est une mise en abyme. Donc je suis obsédée par les miroirs et j'aime filmer les gens dans des miroirs.

Amine Bouhafa : La musique est également une traduction musicale du reflet. Dans les techniques de composition, il y a la symétrie, qu'elle soit harmonique, compositionnelle, ou rythmique, symétrique ou asymétrique. Ce n'est pas que physique. L'ostinato peut évoquer des miroirs partout qui se reflètent, il se travestit de répétition en répétition. C'est un peu comme font les minimalistes américains, Steve Reich, ou Monty Young, ou John Adams, etc. Ils prennent un motif et le répètent. Le motif va se travestir petit à petit pour donner un sens à un autre motif, etc. C'est un peu dans la logique du miroir. Si on superpose des miroirs partout, le reflet va passer dans un autre miroir, il va donner un autre reflet, etc. Donc c'est un peu la logique de la musique minimaliste.

 

Propos recueillis à Marseille en avril 2023 par Benoit Basirico


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