Cinezik : Quel a été votre parcours avant d'écrire de la musique pour le cinéma ?
Jérôme Lemonnier : Juste après mes classes au conservatoire (CNSMDP), je suis allé rejoindre en 1989 un groupe de rock (Fatidic Seconde) qui faisait de la scène et des clips. Pendant deux ans, on a fait quelques tournées. En mettant ainsi le pied dans le milieu de la scène, j'étais en train d'oublier tout ce que je venais d'apprendre. Mais j'ai toujours aimé la chanson en parallèle de mes études de piano, de contrepoint et d'harmonie. Une fois que le groupe s'est séparé, deux ou trois ans plus tard, je me suis intéressé aux nouvelles technologies musicales, aux séquenceurs, et j'ai commencé à devenir autonome. J'ai continué par la suite à écrire de la chanson, à faire des arrangements pour divers artistes (I Muvrini, Youssou N'Dour...), puis je rencontre par hasard des réalisateurs de télévision pour lesquels il fallait faire l'habillage de génériques de séries (je l'ai fait de 1991 à 1998). Cette expérience m'a mis le pied à l'étrier, me permettant d'approfondir mon travail sur les machines (car il n'était pas question de faire enregistrer ces génériques par des musiciens) et de rencontrer des producteurs. A la télévision, je discutais surtout avec les producteurs qui avaient tout pouvoir.
Malgré cet intérêt pour les moyens électroniques dans la composition musicale, pourquoi le piano tient-il une place si importante dans vos partitions pour le cinéma ?
J.L : C'est historiquement mon instrument puisque je l'ai appris à l'école. Il n'est jamais très loin dans mes partitions, même si en effet, j'ai pu le mettre un peu de côté dans les années 90. Aujourd'hui, je ne le pratique pas uniquement par goût, puisque cet instrument a une place structurelle dans les films de Denis Dercourt, que ce soit dans LA TOURNEUSE DE PAGES (2006) ou DEMAIN DÈS L'AUBE (2009). Le piano est presque le décor des films. En revanche, pour LA CHAIR DE MA CHAIR, rien n'obligeait visuellement à avoir du piano, hormis la brève séquence où les enfants jouent Mozart. Le choix du piano résulte surtout de l'économie du film, et de l'émotion que je voulais mettre dans la partition.
Comment s'est produite la rencontre avec la réalisateur Denis Dercourt ?
J.L : Il se trouve que je suis le parrain de l'enfant d'un ami commun, tandis que Denis est le parrain de son autre enfant. On s'est ainsi retrouvé à des fêtes d'anniversaire. On a sympathisé au bon moment puisque c'était juste avant qu'il ne commence à tourner LA TOURNEUSE DE PAGES.
Quelle relation a-t-il avec la musique ?
J.L : Il aurait aimé être compositeur mais il n'a jamais écrit de musique. Il a une formation d'altiste. Il a même enseigné l'alto. Il a ainsi une approche très musicale du cinéma. Au départ d'un projet il n'a pas de références précises, puis au fur et à mesure de l'avancée d'un film, il est de plus en plus directif. Il est très engagé dans la musique, tout en faisant confiance aux gens avec lesquels il travaille. Et cette confiance s'accroît avec l'expérience commune. On va commencer notre cinquième film ensemble. Dans cette fidélité, on est parvenu à éviter le danger de la lassitude. On évite de refaire la même chose, même s'il y a des liens forts entre les films, et donc entre les musiques.
Il ne vous a jamais indiqué de références musicales, ni demandé de pasticher un style ?
J.L : La seule fois où il m'a demandé cela, c'était pour une raison de droit. Pour notre dernier film, une production franco allemande (ZUM GEBURTSTAG / POUR TON ANNIVERSAIRE, sortie le 8 Janvier 2014), ils ont utilisé un morceau classique qui coûtait trop cher alors il m'a fallu faire une musique dans le même esprit. Mais en général, ce n'est pas sa façon de faire. Il me laisse très libre, puis plus le projet avance, plus les idées se précisent, par élimination.
A quel moment vous intervenez sur un projet de Denis Dercourt ?
J.L : Je suis présent un peu tout le temps. Il me fait lire le scénario alors qu'il est à peine fini. Il y a très souvent chez lui des scènes musicales, donc il faut s'engager tôt dans le film pour écrire des morceaux avant le tournage qui vont être interprétés par les acteurs. C'est le cas de Catherine Frot dans LA TOURNEUSE DE PAGES, et de Vincent Perez dans DEMAIN DÈS L'AUBE.
D'où vient l'inspiration ?
J.L : Avec les films de Denis, j'adore réagir sur les scénarios. J'apprends à connaître sa façon de tourner, avec ses constances, du coup la lecture de l'histoire suffit à se faire une idée de l'univers à venir.
DEMAIN DÈS L'AUBE, le deuxième film avec le réalisateur, est le premier sur lequel vous êtes responsable de l'intégralité de la BO...
J.L : LA TOURNEUSE DE PAGES contenait en effet beaucoup de pièces classiques jouées à l'image, mais j'étais responsable de l'intégralité de la musique originale. Pour DEMAIN DÈS L'AUBE, malgré qu'on soit dans la reconstitution historique, il n'a pas été question de convoquer des musiques d'époques néo-romantiques. On est dans ce film dans la psychologie du personnage avec quelques rappels guerriers.
Concernant le dernier film LA CHAIR DE LA CHAIR, quelles étaient les intentions musicales ?
J.L : Ce projet est différent des autres à tous niveaux. C'est un film sur lequel on était deux. A part les acteurs et le mixeur, sur tous les postes (lumière, cadre, montage...), Denis était aux commandes. Ici, je n'ai pas lu le scénario. J'ai vu le film déjà tourné. Au départ, Denis n'avait pas forcément l'intention de mettre de la musique. C'est moi qui lui est proposé des choses. Il n'y avait pas d'indications particulières. J'étais totalement libre. Progressivement, la musique s'est imposée. Elle ne quitte pas l'héroïne. On est du point de vue d'Anna. La musique est obsessionnelle. C'est un cheminement intérieur. La musique épouse l'angle de la relation entre Anna et sa fille, une relation à la fois indestructible, stable, et en même temps inquiétante. Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond. Mais en aucun cas il ne fallait souligner le trouble. Il y a un contraste avec la situation. La douceur de la musique tempère le propos qui est plus violent.
Quelles répercutions l'économie du film a t-elle eu sur l'élaboration de la musique ?
J.L : Le peu de moyens provoque à la fois une grande liberté et une grande contrainte. Il n'y a pas de pression de temps et de production, mais l'économie réduite interdisait l'orchestre, et enregistrer avec des musiciens ne rentrait pas dans le cadre. C'est un film proche de la condition du compositeur qui travaille souvent seul. Il y a juste un piano que j'interprète moi même, avec quelques ambiances faites à l'ordinateur. C'est un travail intéressant de devoir s'adapter à un jeu de contraintes, parfois très fortes. C'est là que tu trouves des solutions originales que l'absence de contraintes n'auraient pas permis de trouver. Et la confiance est aussi importante. C'est parce qu'on a l'habitude de travailler ensemble avec Denis que l'on peut se le permettre. Je n'accepterais pas ce type d'économie pour n'importe quel projet.
Bien que le film soit dans une économie modeste, et que l'industrie du disque soit en crise, la BO est disponible, comment est-ce possible ?
J.L : J'ai mon propre label, La Majeur, ce qui permet de distribuer mes musiques via mon site web comme c'est le cas pour LA CHAIR DE MA CHAIR pour lequel je n'aurais jamais trouvé de distributeur autrement. Je vais aussi la mettre en digital sur Amazon, via Believe, et pourquoi pas en streaming (Spotify, Deezer...) même si les rétributions sont faibles. Je préfère qu'elle soit largement diffusée et toucher peu que de ne pas la diffuser et ne rien toucher du tout.
Justement, à propos des rémunérations, comment gagner sa vie dans ces conditions ?
J.L : Pour un film comme LA CHAIR DE MA CHAIR, je sais très bien que je ne vais pas gagner d'argent sur la sortie en salles, mais plutôt lors d'une diffusion télévisée.
Denis Dercourt est très actif puisqu'un nouveau film est annoncé : ZUM GEBURTSTAG / POUR TON ANNIVERSAIRE (sortie le 8 Janvier 2014), de quoi s'agit-il ?
J.L : C'est un thriller franco-allemand autour d'une histoire de vengeance. Musicalement, c'est l'opposé de LA CHAIR DE MA CHAIR. Au lieu d'avoir un ton monochrome, il y a des genres musicaux assez hétérogènes allant du punk au piano classique que joue les personnages. Pour ma partie, il s'agit d'une partition de suspens avec un quintet à cordes. J'ai aussi écrit une chanson folk interprétée dans le film, puis rechantée par une suédoise lorsque j'ai refait la BO pour le disque.
Votre intérêt passé pour la chanson se prolonge donc pour le cinéma. On se souvient par exemple de la chanson que vous avez écrite - et interprétée - pour AU-DELA DES CIMES (de Remy Tezier, 2009).
J.L : En effet. Je ne suis pas chanteur, mais je parviens à exprimer par la voix des émotions que j'essaie de traduire musicalement. J'aime bien le faire. J'écris quelques chansons au gré des occasions, que je réunirais peut-être un jour. J'ai des envies assez polyvalente, et le cinéma me permet de les exprimer. Un compositeur peut assimiler des langages qu'il restitue à sa façon. Le jazz n'est pas ma culture, mais j'aime beaucoup le rock, la pop, ce qui n'est pas incompatible avec l'orchestre.
Les partitions intrumentales pour les films de Denis Dercourt peuvent vous cataloguer et empêcher à d'autres réalisateurs de vous imaginer ailleurs, dans un autre style comme la pop...
J.L : C'est vrai, j'aimerais poursuivre ce chemin avec Denis, tout en élargissant ce travail avec d'autres. On est davantage connu par ce qu'on a fait que par ce qu'on sait faire ou aimerait faire.
Interview B.O : John Williams par Jean-Christophe Manuceau (auteur, L'Oeuvre de John Williams)