par François Faucon
- Publié le 17-09-2013Au 10e siècle, le dernier empereur de la dynastie Tang est un adepte de la traditionnelle danse du lotus. Pour des raisons qui n'appartiennent vraisemblablement qu'à lui seul, il ordonne à sa jeune concubine de se bander les pieds et, ainsi, d'augmenter son désir... La mode est lancée et dérivera en moins d'un siècle vers cette pratique, jugée barbare aujourd'hui, des pieds bandés. Il ne s'agira plus seulement de les bander mais d'obtenir, dès le plus jeune âge chez les filles (parfois dès 4 ans), les pieds les plus petits. Pour cela, les orteils sont repliés sous la voute plantaire par des bandages très serrés. Jusqu'à ne plus obtenir qu'une sorte de "moignon" camouflé, par de fines broderies, en objet érotique pour messieurs de la haute société (un pied de moins de 15 cm assure un riche mariage...). Cette pratique, désormais signe de distinction sociale, se généralisera vers d'autres couches de la population. Sauf sous la dynastie mandchoue (à partir de 1644) qui la réprouve. Une fois au pouvoir, les Mandchous ne l'interdiront pourtant pas chez toutes les populations de Chine... Symbole de soumission des femmes au bon plaisir des hommes, la tradition se perpétuera grâce à l'enseignement des femmes elles-mêmes, jusqu'au début du 20ème siècle. La République populaire met un terme définitif à ce qui aura été, pour des générations de jeunes filles, une véritable torture.
Le film de Wayne Wang met justement en scène deux filles dans la Chine du siècle ; deux filles aux pieds bandés et aux mariages dans des familles plus ou moins aisées. Pour tenter de supporter leur sort, elles obtiennent le droit de passer un contrat laotong c'est-à-dire la contractualisation d'un lien d'amitié qui s'étendra sur toute une vie. Mais ce lien entre Snow Flower et Lily va beaucoup plus loin que de l'amitié. C'est purement et simplement de l'amour, celui qui naît durant les épreuves ; lorsqu'avec celui qui partage les mêmes épreuves, l'on n'éprouve pas le besoin d'expliquer la douleur de vivre ou de se justifier d'être dans une telle situation. Un amour dépourvu de sexualité et qui donne à l'amitié, cette relation fondamentale de l'existence, cet amour justement dénué de tout appel au corps sexué, toute sa valeur.
La musique de Rachel Portman n'est guère élaborée ou particulièrement innovante (les critiques très élogieuses sur cette partition me paraissent pour le moins excessives...). Rudimentaire, quoique d'une rare homogénéité sur les 18 pistes, Portman est plus convaincante ailleurs, notamment sur Oliver Twist. Néanmoins, son utilisation comme élément de mise en scène dans le film est intéressante. En effet, cette musique constitue une élégance simple qui permet d'adoucir les deux éléments de violence propre au film que j'ai évoqué précédemment. "The letter box" en est l'exemple parfait que j'analyserai brièvement ici (Ecoute ICI). La partition est disponible sur internet (ICI). L'orchestration (réalisée par Jeff Atmajian, crédité au générique de fin) est sobre et on s'en félicite : un simple piano accompagné d'un quatuor à cordes. La tonalité générale en ré mineur devient si bémol majeur à la mesure 18 et permet de moduler un thème où la récurrence des quartes justes semble manifeste. Or la quarte juste est un intervalle consonant ; intervalle qui se retrouve dans la plupart des musiques du monde en raison de sa place dans le phénomène de résonance naturel (voir "Dictionnaire de la musique", Larousse, 2011) Peut-être faut-il y voir la volonté - inconsciente ?- du compositeur d'imposer, par la musique, l'universalité de la souffrance humaine et la difficulté de toute relation affective.
En contrepoint de la violence générale, la musique officialise, voire exalte, la douceur féminine dans un monde d'hommes qui ne jurent que par et pour leur plaisir. L'amour salvateur que se voue deux femmes au destin tragique ne peut être dis par les mots. La musique vient adroitement se substituer aux paroles et transcender la douleur de vivre des protagonistes par un trait de flute ou de piano. Elle permet aussi, par effet de contraste, de rendre plus aberrant les normes culturelles rigides de la Chine impériale. Jamais envahissante, toujours fine, la musique de Rachel Portman rompt avec les musiques des blockbusters actuels (l'insupportable musique de "The Lone Ranger" analysée ici - analyse que je conteste - est un mauvais resucé des westerns d'Ennio Morricone) ; une musique tonitruante et étouffante qui ne laisse que peu de place à l'expression des sentiments. La partition de Rachel Portman porte également en elle une bonne dose de nostalgie évoquant les années passées, le temps perdu, la joie éprouvée malgré les douloureuses vicissitudes du quotidien. Car c'est le propre de la joie que de se déployer malgré le monde. Même lorsqu'on a les pieds déformés par le poids des traditions...
En écoute isolée, la partition de John Williams pour "Mémoires d'une geisha" me semble plus intéressante (Ecoute ICI)
par François Faucon
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