Cinezik : Pour vos films, à quel moment intervient la réflexion autour de la musique ? Vous y pensez dès l'écriture du scénario, ou alors la musique intervient sur le tournage ? Au montage ?
Arturo Ripstein : Quand je travaille avec un musicien comme David Mansfield, il travaille la musique à partir du scénario. Je lui envoie, il le lit et à partir de là il travaille la musique. Mansfield envoie des idées musicales sur un personnage ou des scènes du film et elles sont discutées entre David, Paz et moi - car je me considère comme un analphabète musical. Quand j'étais jeune, les jeunes pouvaient acheter des disques ou des livres, mais pas les deux choses en même temps. Moi, j'ai choisi les livres. Je n' ai pas une très grande culture musicale. La musique se discute pendant que le film se prépare et se filme, mais je n'ai pas une idée exacte d'où va être la musique et comment elle va être. Mansfield a déjà certaines idées, mais il ne sait pas vraiment où elles vont être. Puis Paz dit "tel thème musical va marcher pour telle situation". La musique s'introduit dans le long-métrage une fois que le film est tourné, et complètement monté. J'enlève ensuite beaucoup de musique : dans le cinéma la musique est un grand danger, c'est un grand risque. La musique peut nous prendre par le nez et nous dire si c'est un film d'humour, d'amour, un film doux, un film qui fait peur. C'est très dangereux parce que la musique peut être bâtarde. Si les choses ne vont pas bien, s'il y a un problème avec les acteurs ou avec les séquences, tous le monde dit qu'avec la musique ça va être mieux, mais en réalité ce n'est pas vrai. J'enlève le plus possible, je laisse très peu de musique, et c'est Paz qui décide vraiment où va chaque morceaux. Mes films, en moyenne, ne doivent pas avoir plus de 15 ou 20 minutes de musique.
Quelle est la véritable fonction de la musique dans vos films ?
Paz Garciadiego (sa femme et scénariste) : Pour moi, la musique est ce qui définit l'univers du film. Le film a besoin de la musique pour que le spectateur puisse se souvenir du film. La musique nous permet de rentrer dans le film, elle nous guide, c'est une compagnie. J'adore la musique. Quand j'écris les scénarios, j'écoute des musiques de films ou de l'opéra. Je ne peux pas écrire sans musique, et surtout, sans musique de film. Sinon, je n'arrive pas à écrire.
Quand David Mansfield vient sur le film, a t-il entendu vos choix de musique ? Est-ce que ça l'inspire ?
P.G : Celles d'Arturo oui, beaucoup, mais les miennes, pas du tout.
Quelles sont vos références Arturo ?
A.R : Celles qui produisent une ambiance, une atmosphère, pas celle qui guide. La musique qui m'intéresse quand je pense à un film, c'est l'opéra. C'est à partir de l'opéra que je me guide pour déclarer ce dont j'ai besoin dans mon film.
P.G : J'ai déjà demandé à Mansfield un tango, et c'était la première fois qu'il faisait un tango. Je lui ai aussi déjà demandé une Habanera, avec du bandonéon. Après on décide si c'est plutôt le tango, les boléros, une habanera mais toujours avec cette notion d'opéra qui nous rapproche du 19ème siècle. C'est la musique de film du 19ème siècle.
Quand David Mansfield a écrit ces thèmes, il vous les joue pour que vous les validiez ?
A.R : David Mansfield habite à New York alors qu'on habite au Mexique, l'échange se fait par Skype. Il envoie des maquettes qu'il a travaillé par Internet. Il choisit très peu d'instruments, en général trois/quatre, qui sont le fagot, la flûte en sol, le violon et le bandonéon. Mansfield joue le piano et le violon. Les thèmes qui s'échangent par Skype sont avec du piano, et parfois je siffle devant l'écran. LES RAISONS DU COEUR doit avoir à peu près six minutes de musique.
Les chansons et la musique viennent installer une magie dans l'aridité de vos films. Il y a ainsi des moments de respiration, par exemple dans L'EMPIRE DE LA FORTUNE où la chanson vient ajouter une poésie. Est-ce que vous jouez sur ces éléments de rupture grâce à la musique ?
A.R : Dans L'EMPIRE DE LA FORTUNE, la musique se justifie du fait que c'est l'histoire d'une femme qui chante, et à partir de cette femme qui chante la musique apparaît, même si celle-ci chante très mal. La notion originale du film, c'est une femme qui chante accompagnée de Mariachis, et je déteste les Mariachis parce que qu'ils chantent très fort et que je suis sourd, ça me rend fou. C'est le premier film de Mariachis au Mexique qui est fait sans Mariachis. Le type de musique qui accompagne ce film est ce qui détermine la chanson qui est le plus utilisée dans le film, qui est "Las rosas de mis rosales" qui est écrite par Paz. C'est à partir de cette musique que se joue toute la musique du film, et ça doit être le film qui a le plus de musique. L'histoire de rupture entre l'aridité du film et la magie c'est vous qui le dites, moi je fais ce que je peux sans avoir des objectifs si précis. C'est vraiment le résultat d'un processus, sans trop calculer.
Pourquoi avoir choisi de collaborer avec David Mansfield ? Est-ce parce que vous avez apprécié son travail chez Michael Cimino (LA PORTE DU PARADIS) ?
A.R : J'ai connu Mansfield dans un festival à Munich grâce à une amie cinéaste, Maggie Greenwald, épouse de Mansfield. J'avais vu quelques films dont il a fait la musique mais je ne pensais pas que c'était lui. Quand j'ai su que c'était lui, je lui ai demandé s'il était disposé à faire un film mexicain avec très peu d'argent. Il a répondu oui. Depuis, on a fait au moins six films ensemble.
Vous avez aussi fait cinq films avec Lucia Alvarez : "El imperio de la fortuna" (1986), "Love Lies" (1989), "La Femme du port" (1991), "Principio y fin" (1993), "La reina de la noche" (1994).
A.R : Oui, mais je la déteste (rires). Avec Lucia Alvarez, c'était un travail très difficile. C'était moi qui allait la voir, elle jouait au piano. Je voulais l'étrangler à chaque fois (rires). Comme je prenais plaisir à l'étrangler, je faisais un nouveau film avec elle, pour pouvoir l'étrangler davantage (rires). Quand je travaillais avec Lucia Alvarez, je partais en furie et elle finissait en pleurs. C'est vrai. Mais on a quand même fait de très beaux films ensemble.
Pouvez-vous nous parler du travail avec Mansfield sur votre dernier film LAS RAZONES DEL CORAZON ?
A.R : J'ai enlevé beaucoup de choses dans ce que Mansfield m'a proposé. Au départ il y avait au moins le double de morceaux. C'était très compliqué d'arriver à la musique de générique. La séquence où elle enlève sa veste pour rentrer dans la baignoire pleine d'eau et se suicider était très difficile, on a dû la refaire au moins 20 ou 30 fois, même si ce n'est que 3 minutes de musique. A un moment donné, j'ai considéré qu'il y en avait une qui sonnait mieux que le reste, et c'est celle qui est restée. Le dernier morceaux, qui ressemble à "What Lola watts, Lola gets", est resté dans le film contre toute prédiction. C'est une musique allumée, très colorée pour un film sombre, funèbre et en noir et blanc. Une chanson colorée, c'est très imprévisible et en même temps très efficace, c'est ce qui permet que le spectateur soit à la fin dans un état pire encore. C'est quasiment la frontière du cauchemar. La musique marque cela très précisément.
P.G : On utilise la musique comme un contrepoint de l'image, comme une rupture. Comme dans le film CARMIN PROFOND, à l'enterrement du corps de Marisa il y a un tango qui marque une rupture aussi par rapport à l'image.
En tant que spectateur, quelles musiques appréciez-vous ?
A.R : J'aime beaucoup la musique dans les films de John Ford. Il n'y avait pas plus de 20 minutes de musique. Aujourd'hui, dans un film de 2h, il y a 1h50 de musique, c'est un peu exagéré. Et du coup j'apprécie mal le film. Mais il y a quand même certains morceaux que j'aime écouter.
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