Interview Dominique Abel, Fiona Gordon, Bruno Romy : quelle musique pour le burlesque ?

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Interview réalisée à Cannes en mai 2011 par Floriane Jenard et Benoit Basirico - Publié le 15-05-2011




Dominique Abel, Fiona Gordon et Bruno Romy sont les réalisateurs de L'ICEBERG, RUMBA, LA FEE, PARIS PIEDS NUS, des comédies burlesques et chorégraphiques. Ils évoquent la place de la musique dans leur travail.


Interview Dominique Abel, Fiona Gordon et Bruno Romy

Cinezik : Les musiques et les mélodies sont-elles pensées avant même l'écriture de vos scénarios ? 

Dominique Abel : Presque. Dès que l'on a pensé à un univers urbain et au Havre qui est venu très tôt dans nos idées, on a pensé au jazz. Mais on cherche les musiques en permanence, on a un stock, des milliers de musiques comme tous les gens qui vont sur les plateformes de téléchargement. Après RUMBA déjà, on commençait à chercher un peu dans le jazz, car cela collait bien avec le Havre, le côté moderniste de la ville, et avec le côté nocturne - il y a presque les deux-tiers de cette histoire-ci qui se passe la nuit. On trouvait ça chouette le jazz. 

Concernant la musique et la danse, comment travaillez-vous avec les deux matériaux ? La musique est une inspiration pour les chorégraphies ou l'inverse ? 

Fiona Gordon : C'est plutôt la musique qui est une inspiration. Les chorégraphies se font en improvisation, petit à petit. On utilise beaucoup de musiques différentes qui nous plaisent et qui correspondent à l'univers que l'on va créer, et on se met à danser, à improviser. Il y en a toujours une ou deux qui est plus propice à ce qu'on a envie de faire dans ce film-là. On regarde alors ce que l'on a improvisé et souvent c'est assez nul parce que rien n'est prévu, on est un peu à chaque fois à côté. Cependant il y a toujours peut être une seconde ou deux secondes d'intéressantes : on les garde, on essaie de les retenir, et on essaie de bâtir la danse de cette manière-là, comme un bonhomme de neige. 

D.A : Cependant, quand on les choisit, on pense tout de même un peu à la danse. Parce qu'à priori, on ne met jamais de la musique si ce n'est pas vraiment pour en faire quelque chose, une chorégraphie d'une manière ou d'une autre. Avant ce film-ci on ne voulait pas mettre de musique d'ambiance, et puis on a commencé avec ce film. Mais dans le choix parmi les milliers de musiques, qui se restreint à vingt que l'on aime, c'est toujours en pensant au mouvement. Par exemple, la musique qu'il y a sur la course de Fiona en ville, c'était notre premier choix pour la danse sur le toit. On avait commencé à créer toute une chorégraphie là-dessus, sur "A Little Max (Parfait)" (de Duke Ellington), on s'est dit que c'était très abstrait, rigolo, dadaïste mais ça n'évoquait pas assez d'amour et de romantisme. Après on a trouvé "Blues In Orbit" du même musicien et on a changé la chorégraphie.

Avez-vous déjà travaillé avec un compositeur ?

Bruno Romy : Au début on travaillait avec Jacques Luley, un compositeur normand qui habite près de chez moi à Caen. Sur L'ICEBERG il avait fait les trois chansons, et sur RUMBA on lui avait aussi demandé de créer des musiques mais on n'a pas aimé ce qu'il avait fait. Depuis on ne travaille plus avec lui. 

D.A : En fait, on a plutôt aimé ce qu'il avait fait mais comme on voulait faire l'histoire de deux professeurs passionnés par la danse amateur, lorsqu' on essayait des musiques cubaines des années d'or de la danse (les années 50-60, la rumba, le mambo …), c'était incomparable.  Ces gens-là passaient leur vie entière à composer de la musique et tous leurs soirs à faire danser les gens. Et quand tu écoutes ces musiques-là, tu as envie de danser. Et c'est cela que l'on voulait pour RUMBA. 

B.R : Il y avait ce côté patiné, profond, qu'il n'y a pas dans une composition contemporaine au film. 

Comment choisir les moments dansés, chantés, l'intervention de la musique ? Est-ce instinctif ?

F.G : Je pense que c'est instinctif. Par exemple, dans la scène sous l'eau, on voulait transposer une nuit d'amour pour lui donner un peu plus de profondeur et de poésie, c'était plutôt pour créer cette transposition. Pour la scène sur le toit, on savait qu'on voulait une danse sur le toit. On se demandait quand faire la scène du toit : ça aurait pu être au début comme à la fin. C'était plutôt instinctif. 

D.A : Ca exprime vraiment bien l'amour quand on est sur un style corporel et visuel, et la danse c'est fait pour ça. A la fois cela fait de belles respirations, on s'en rend compte après alors que ce n'est pas vraiment le but. Mais dans un film comique le fait d'avoir une courte scène de danse et musicale, ça fait de belles zones de respiration. 

F.G : Au final quand on voit le résultat, les moments où on les a mises n'avaient pas besoin d'une respiration parce que c'était assez calme avant et après. Ca n'a pas eu le résultat que l'on pensait. C'est vrai que dans les films précédents on est parfois un peu piégé par un rythme qui se lance, et le public souhaite que ça continue à ce rythme là, c'est physique, et on a besoin de trouver des astuces pour inciter le spectateur à prendre son temps aussi.

D.A : Nos danses ne sont pas que des danses, elles sont aussi l'occasion de partager des scènes d'humour et de poésie avec le public. Quand on prend la première scène de danse, on parle de la pollution, avec beaucoup d'humour, avec les sacs poubelle en plastique qui interviennent, les machines à laver à moitié enfoncées dans le sable… On ne voulait pas une belle mer, on voulait rire ensemble avec le spectateur de notre monde tel qu'il est maintenant. 

B.R : Oui mais c'est pas très drôle. (Rires)

Utilisez-vous la musique comme un instrument qui appuie le burlesque ? Ou un élément burlesque à part entière ? 

F.G : C'est amusant parce que dans les teaser on n'avait pas le droit d'utiliser nos musiques. Les personnes qui s'occupent du marketing ont utilisé une musique burlesque. Et nous, nous détestons parce que la musique sous-titre. Pour nous, cela gâche tout. 

B.R : Oui, on ne le fait pas dans nos films. On l'a peut être un peu fait sur la course poursuite, quand Fiona vole les chaussures, mais un tout petit peu… On n'en est pas fiers. 

F.G : Rires. 

D.A : Si une musique est un peu nostalgique ça peut faire un peu rire parce que c'est comme dans les vieilles séries télévisées, il y a un coté "ah oui c'est les années 60". Nous, si on met une musique, ce n'est jamais pour ça, c'est parce qu'elle nous parle vraiment. S'il faut aller la chercher dans les années 60, les années 30, on y va, et c'est ce qu'on a fait. On n'est pas dans un registre "à la manière de". 

F.G : Ce n'est pas notre intention en tout cas. 

D.A : Non.

B.R : C'est très puissant la musique, très manipulateur. Pour une scène un peu faible, il suffit de mettre un peu de musique. C'est très dangereux. 

F.G : On essaie d'éviter ça, même si tous les burlesques du passé l'ont utilisée. Cependant les musiques des films de Chaplin, par exemple, étaient géniales, et là, ça a tout son sens. Dans LES LUMIERES DE LA VILLE, dans la scène de boxe, il y a une musique plutôt drôle, mais elle est belle en même temps et elle rythme la scène.  

D.A : C'est une vraie chorégraphie. 

F.G : Et le jour où l'on trouve des compositions similaires, ou un compositeur qui peut nous aider de cette manière-là, peut-être on en profitera plus. Mais ce n'est pas le cas pour le moment. 

Vous refusez donc une musique qui dicte le ton de la scène, les émotions ? 

D.A : Oui, ce qui est beaucoup employé.

F.G : Je pense que ça gêne tous les cinéastes quand la musique sous-titre trop les sentiments. 

B.R : Ca dépend. Parfois c'est génial, par exemple Bernard Herrmann avec Hitchcock : là, la musique fait entièrement partie de l'image.

D.A : Ou même MELANCHOLIA. Il y a une vraie composition qui permet un langage sur l'image qui ouvre des possibilités incroyables, et ça touche. Cependant, la musique qui fait couler la larme, quand tu manipules les gens en faisant un gros plan sur l'émotion de l'acteur ou l'actrice qui joue, ça nous fait fuir. 

On entend divers genres musicaux : jazz, accordéon, tango… Pourquoi cette diversité ?

F.G : Comme on n'est pas fixé sur un genre, mais plutôt sur les choses qui nous touchent, on n'est pas du tout puristes par l'époque ou le style. Mais "Youkali" de Kurt Weill est une chanson que l'on connait tous les trois depuis longtemps, et on attendait l'occasion de l'utiliser.

D.A : C'était des musiques qui avaient été inventées pour le théâtre par Kurt Weill, et on trouvait que ça allait bien pour une scène dans un bar. On avait proposé d'autres choses comme du Etta James, deux styles différents que la chanteuse, Anaïs Lemarchand a essayé, et celui-là lui allait mieux.

F.G : Et au film aussi. 

Est-ce que vous diffusez de la musique sur le plateau pendant le tournage ?

F.G : Non.

B.R : Non.

D.A : On demande plutôt qu'on l'éteigne. Ceux qui s'occupent de la décoration arrivent avant nous, alors ils peuvent l'écouter parce qu'ils doivent faire des essais. Mais nous, ça nous déconcentre. 

B.R : On n'écoute pas de musiques non plus en écrivant le scénario. 

F.G : Non. Il y a des gens comme Bouli Lanners pour qui la musique est un point de départ. Pour nous ce n'est pas vraiment ça. Ce sont d'abord les personnages et leur fragilité, et la musique, le décor, les costumes, les autres personnages fontt fleurir cela. En revanche, en fin de tournage pendant au moins deux semaines et plus, les techniciens répètent le soir pour la fête de fin de tournage (Rires).

F.G : Les gens doivent discuter. C'est comme au théâtre, souvent les techniciens veulent pour aller vite mettre la musique très forte et on n'arrive plus à s'entendre .

D.A : On est trop concentré dans la préparation, dans la recherche, dans le cadrage.

B.R : Sur mon premier long-métrage, LE BAR DES AMANTS, j'avais fait ça. J'avais travaillé avec Jacques Luley, il avait fait la bande son avant le film et quand on s'est rencontré avec les techniciens, on a distribué à tous les techniciens la bande son du film. Et ils l'écoutaient chez eux.

D.A : Pour le film LES AMANTS DU PONT NEUF, les acteurs avaient des oreillettes, avec la musique pour que ça les aide dans leur interprétation. Mais nous on ne le fait jamais. 

F.G : On a fait écouter les morceaux, comme tu (B.R) avais fait, pour les inspirer. Mais pour moi le travail, ce n'est pas rentrer dans une ambiance, c'est très concret. La personne qui s'occupe du décor doit bâtir comme un cercle qui bouge, il ne faut pas qu'il écoute des musiques parce que cet objet a un mouvement propre qui est intégré dans une scène, ce n'est pas la musique qui doit dicter ça, c'est ce qui se passe entre nous.  

Quels sont les genres musicaux avec lesquelles vous aimez travailler ? Qu'est-ce qui vous inspire le plus ? 

D.A : Je pense qu'il n'y a pas de limites. J'ai toujours des mélodies que je garde pour un éventuel film. Il y a des choses très classiques qui sont très inspirantes. Le jazz, un petit peu de rock dans ce film-ci…

F.G : Si je veux être transportée et me sentir créatif j'écouterais du Chopin. Mais c'est très peu probable que j'utilise du Chopin…

D.A : On y a déjà pensé. Les études de piano par exemple pour toute la poursuite avec le bébé. On y a pensé parce que c'est très Chaplinesque dans un sens, tu sens un galop, il y a une espèce de joie, de rythme qui aurait pu passer. 

B.R : Moi j'aime beaucoup Eddie Mitchell. 

F.G & D.A : Rires.

D.A : On a jamais d'approche par le style. Ca aide les gens à faire des choix, ça ferme des portes, mais ça ne nous convient pas. C'est pour cela qu'il n'y avait pas que du jazz dans le film, mais aussi du rock et du tango.

F.G : Une fois on a fait ça pour un spectacle, c'était l'histoire d' un couple qui se trouvait sur la lune. Tout le spectacle, c'était du Grieg, "Peer Gynt". C'est un exercice de style intéressant, mais ce n'est pas très intéressant créativement. 

Une info / anecdote glissée en fin d'interview : 

Uniquement pour la version américaine du film LA FEE, la chanson "What a difference a day makes" (standard du jazz interprétée par Esther Phillips) présente dans la version originale du film a été remplacée par "It's Wonderful" de Paolo Conte (pour des raisons d'édition - le prix des droits de la musique étant beaucoup plus élevés). 

Interview réalisée à Cannes en mai 2011 par Floriane Jenard et Benoit Basirico

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