Cinezik : Pouvez-vous nous parler de votre début dans la musique de film, aux Etats-Unis, sur votre premier projet, EDGE OF SANITY (1989) de Gérard Kikoïne ?
Frederic Talgorn : A la base, je n'avais aucune intention de partir aux Etats-Unis. Il s'est trouvé que ma première femme était américaine : nous nous sommes mariés aux Etats-Unis. Mais je n'y suis pas allé pour le cinéma ! En France j'avais fait très peu de choses, une série télévisée je crois, quelques publicités... Et l'ironie c'est que quelques mois après m'être installé aux Etats-Unis, je reçois un appel de quelqu'un qui travaillait dans la publicité à Paris, Philippe Gautier, qui collaborait à ce film de Gérard Kikoïne. C'est comme ça que j'ai commencé dans le cinéma : faire un film français depuis les Etats-Unis !
Vous avez ensuite collaboré à nouveau avec Gérard Kikoïne sur BURIED ALIVE...
Non, pas vraiment. En fait, c'est une réutilisation de la musique de EDGE OF SANITY, à laquelle j'ai ajouté quelques minutes composée pour électronique. Je ne considère pas vraiment avoir fait ce film.
Cette première expérience, EDGE OF SANITY, n'a pas été éditée en CD ?
Non. Certaines personnes m'ont pourtant confié que c'était leur partition favorite. J'en garde un souvenir incroyable parce que c'était ma première partition, en 1989 : on ne m'a demandé aucune démo (alors qu'aujourd'hui c'est devenu systématique), et il y avait un assez grand orchestre, de 75 ou 80 musiciens. Pour une première expérience c'était des conditions idéales, j'ai vraiment fait ce que j'ai voulu. J'ai enregistré cette musique à Paris, ainsi que les deux ou trois suivantes, une manière de renvoyer l'ascenseur à Jean-Claude Dubois, le directeur du studio de la Grande Armée (NDLR : également lieu de l'interview), qui m'a beaucoup aidé quand j'avais 18, 19 ans et qui m'a prêté son studio gratuitement pendant des années. J'ai donc ramené ces films-là dans son studio.
Vous avez ensuite collaboré avec Stuart Gordon sur des films de genre (ROBOTJOX, FORTRESS). Que pouvez-vous nous dire au sujet de votre relation avec lui ?
Avec Stuart, c'est la liberté complète : on voit le film ensemble, on décide où on met la musique et on se voit à l'enregistrement. Tout simplement. C'est très amusant de travailler avec lui : il a un esprit très farfelu, qui l'a rendu célèbre ensuite avec ses films d'horreur, comme RE-ANIMATOR et RE-ANIMATOR 2. On devait d'ailleurs faire ces films ensemble, mais la production exigeait des compositeurs anglais, ou espagnols, donc ça n'a pas été possible. Mais j'aime beaucoup Stuart !
Pensez-vous travailler à nouveau avec lui ?
S'il me le demande, sans hésiter ! C'est très drôle ! ROBOTJOX était une sorte de western de science-fiction, assez difficile à définir… Il voulait une musique de « western dans l'espace ». C'était une collaboration assez ludique, très libre, avec une confiance mutuelle.
Que retenez-vous de votre expérience sur LE BRASIER ?
A ce moment-là j'étais aux Etats-Unis. C'était mon deuxième film français, et le dernier d'ailleurs avant de retrouver Chantal Lauby une dizaine d'années plus tard. LE BRASIER était une expérience très touchante, avec le réalisateur Eric Barbier. Il y a eu énormément de moyens pour ce film. J'ai écrit la partition dans un hôtel à Paris, le Regina, je me souviens m'être un peu « battu » avec le réalisateur : il ne voulait pas trop d'émotion dans l'histoire d'amour entre les personnages, tandis que moi je voulais en mettre un peu plus. J'ai donc refais certains morceaux. Mais c'était vraiment un film magnifique, c'est dommage qu'il n'ait pas marché. Et musicalement très intéressant à faire, on pouvait vraiment y aller !
Quand vous dites « on pouvait y aller », vous pouvez préciser ?
Ce qui me plaisait c'est qu'il y avait une « grandeur ». C'est un film épique, qui m'a permis de me laisser aller avec de larges « arches » musicales.
C'est quelque chose dont vous avez besoin, exprimer une certaine grandeur ?
Je n'en ai pas « besoin » mais c'est quelque chose qui est en moi : c'est naturel. J'ai fait beaucoup de musiques pour grand orchestre, notamment aux Etats-Unis, mais j'aime également beaucoup écrire des musiques plus intimistes, comme par exemple pour le film de Chantal Lauby, composé pour un petit ensemble. Il y a aussi cela en moi. Le manque de moyen permet souvent d'être plus inventif. Contrairement à l'idée répandue, écrire une partition pour grand orchestre est beaucoup plus facile qu'écrire pour un quatuor à cordes, par exemple.
Comment êtes-vous arrivé sur ce gros projet télévisé produit par George Lucas et Steven Spielberg ?
Il y avait deux compositeurs en chef sur cette série : Laurence Rosenthal (qui est devenu un bon ami) et Joel McNeely. Vu la quantité de travail à abattre (il y avait je crois 45 ou 48 séances d'enregistrement pour ces musiques), ils ont eu des problèmes, même à deux, pour tout finir (de toute façon humainement c'était impossible !). Donc Laurence et Joel ont appelé leur agent, qui se trouvait être aussi le mien (Gorfaine & Schwartz) qui leur a fait écouté certaines de mes musiques, qui leur ont plu et c'est comme ça qu'ils m'ont dit « Welcome on board » ! J'ai fait trois épisodes en tout, mais l'un d'eux a été rejeté. Cet épisode s'appellait « Paris, 1908 » : je ne le regrette pas d'ailleurs car les raisons pour lesquelles il a été rejeté m'ont appris beaucoup de choses du métier. Joel McNeely devait faire cet épisode, il avait déjà fait le « spotting » avec George Lucas, c'est à dire la séance de travail pour décider des endroits où mettre la musique. Il avait pris quelques notes qu'il m'a transmises quand il a été décidé que je composais cet épisode. J'ai appelé George Lucas pour lui demander quand on pouvait se voir pour le spotting de cet épisode, mais il m'a répondu qu'il l'avait déjà fait avec Joel et qu'on se verra plutôt pour les autres. Je me suis donc retrouvé à faire un épisode sans savoir du tout ce que George Lucas voulait ! Les notes de Joel ne m'avaient pas été très utiles… Par contre les deux autres épisodes ont très bien marché, cette fois-ci j'ai fait le spotting avec George Lucas et c'est un très bon souvenir. Pour une série de télévision, nous avions des moyens illimités ! Je me souviens avoir appelé Rick McCallum, le producteur, pour lui demander de combien de musiciens je pouvais disposer. Il m'a répondu : « ce que vous voulez » ! Pour « Paris, 1908 », au contraire, j'avais choisi un orchestre de 45 ou 50 musiciens pour une musique très intimiste, presque impressionniste (l'épisode se déroulant à Paris). En revanche pour les autres, comme « Les tranchées de Verdun », les cuivres étaient tellement sollicités que j'avais pris une deuxième équipe de cuivres qui attendait dans les coulisses pour relayer la première.
Quelles ont été les directives artistiques pour la musique de cette série, inévitablement influencée par John Williams ?
Personne ne nous a demandé d'écrire « à la John Williams ». Mais c'est quand même INDIANA JONES, c'est George Lucas, et on sait dans quel univers sonore on est ! Ce style je l'appelle le « Hollywood-viennois ». George Lucas veut de la musique partout. Les spottings avec lui sont assez simples : la musique commence au générique de début et termine au générique de fin ! C'est du « wall to wall music », comme dans STAR WARS. Il avait certaines directives précises pour certaines scènes mais on devinait facilement ce qu'il y avait à faire. D'un point de vue artistique, c'était assez évident.
Une belle expérience, donc…
Oui, formidable. Par contre, on avait très peu de temps pour écrire : j'ai eu six ou sept jours pour chaque épisode, avec l'aide indispensable d'un orchestrateur pour recopier les sketchs. J'ai travaillé avec un anglais, John Bell, qui a disparu récemment je crois. C'était quelqu'un de formidable : il ne changeait rien, c'était très bien.
Vous vous méfiez des orchestrateurs ?
Ça m'est arrivé une fois, aux Etats-Unis, d'avoir eu affaire à un orchestrateur qui changeait des choses ! Certains veulent devenir compositeur, il faut faire attention ! Mais maintenant je n'ai plus ce problème parce que j'orchestre moi-même !
Pour HEAVY METAL 2000, quelle a été votre approche musicale si l'on devait la comparer avec la première mouture, composée par Elmer Bernstein ?
Très honnêtement : il n'y a eu aucune approche ! HEAVY METAL 2000 fait partie de ces films-clips rock de fantasy, un pot-pourri un peu bizarre, et quand je dis qu'il n'y a pas eu d'approche… c'est parce qu'il n'y en a pas eu ! L'équipe du film était très friande de chansons d'heavy metal (d'ailleurs le film en est truffé), j'ai juste eu la place, sur près de 50 minutes tout de même, d'assurer la transition entre les chansons. On m'a laissé tranquille, j'ai fais ce que j'ai voulu, mais ce n'était pas facile ! Comment passer de AC/DC à un score symphonique hollywoodien ? J'ai quand même essayé de garder une certaine unité dans la musique, et je crois que j'ai réussi. Ce qui est amusant, c'est que je l'ai fait de manière très subtile : si vous réécoutez la musique plusieurs fois en faisant attention aux motifs, vous les entendrez partout. Ils sont cachés mais ils sont là : c'est très construit. J'avais fait cela pour éviter de tomber dans une musique trop évidente, d'un point de vue thématique, pour éviter de trop nuire aux chansons. C'était un peu le « challenge » de ce film. Et puis j'aime beaucoup l'animation. Les films d'animation sont des films qui ont besoin de musique, c'est elle qui « donne la chair » aux personnages. D'un point de vue émotionnel, on peut vraiment se laisser aller, et laisser aller la musique. Je trouve ça très intéressant d'un point de la recherche des sonorités, on peut faire des choses assez originales.
Vous avez été bien souvent par le passé pressé par le temps pour composer, ou encore restreint dans votre travail à cause de manques de moyens : est-ce que votre collaboration depuis 1995 avec le label DeWolfe vous apporte enfin ce temps et ces moyens dont vous souhaitiez disposer pour exprimer toute votre richesse musicale ?
C'est une très bonne question. Effectivement, j'ai composé pour les librairies musicales DeWolfe. Mais au début je ne voulais absolument pas faire ça, malgré les appels intéressés des demandeurs. J'avais un préjugé négatif, presque arrogant, sur cette démarche de composer des musiques de librairie, des « musique au mètre ». Et puis finalement j'ai réalisé très rapidement qu'il y avait une liberté totale dans ce travail. Bien sûr, l'éditeur donne quelques indications mais finalement on fait ce qu'on veut. Je crois que j'ai écrit plus de 130 « Main Title » pour DeWolfe. J'y ai trouvé un vrai plaisir créatif très différent du reste : personne ne vient vous dire toutes les cinq minutes de changer ceci ou cela pour des raisons parfois valables, parfois non ! Ça m'a permis d'écrire des musiques que je revendique complètement et qui m'ont parfois servi plus tard. Ça permet de s'amuser, de faire des essais… Plus on écrit, mieux on écrit. C'est valable pour toutes les activités humaines, je crois ! Même quand Ridley Scott réalise des publicités, c'est pour « garder la main », et pour éviter que la source ne se tarisse. C'est aussi intéressant d'un point de vue créatif, c'est encore différent des musiques de concert, et ça me permet de passer d'une chose à l'autre.
D'ailleurs vous avez écrit plusieurs musiques de concert…
Oui, et j'en écris encore une actuellement, un quintette à vents.
Vous avez aussi dirigé quelques concerts de musique de film en Europe… Aimeriez-vous faire des concerts en France ?
En effet, j'ai fait un concert en Espagne en 1996 pour le centenaire de Korngold, et un autre avec le Philarmonique de Londres autour des musiques de Patrick Doyle et de John Williams. Faire un concert en France est en effet quelque chose qui m'intéresserait beaucoup, pour jouer mes musiques de films et les autres, mais je n'ai pas encore été contacté pour cela. Je trouve rarement satisfaisant un concert exclusivement consacré à la musique de film ; les sélections des musiques jouées ne sont pas toujours très heureuses : certains morceaux ne marchent simplement pas en concert. Ce n'est pas la faute du compositeur, c'est comme ça. C'est parfois des morceaux très connus que le public aime, donc c'est très bien de les jouer, mais ça ne marche pas toujours en concert. Un programme de concert de musique de film doit être fait très sérieusement : choisir des morceaux qui rappellent le film, naturellement, mais qui musicalement tiennent aussi le coup ! Je pense aussi qu'un concert de musique de film fonctionne beaucoup mieux avec de l'image, même si certaines, très bien écrites, peuvent être appréciées sans. Mais beaucoup des concerts que j'ai vus souffraient du manque d'images.
Vous avez effectué une sorte de « retour au pays » en 2003 en signant la musique de « LAISSE TES MAINS SUR MES HANCHES » de Chantal Lauby. Pourquoi ce retour ?
Les hasards de la vie ! Il se trouve que je venais d'arriver à Munich, où j'habite également, lorsque j'ai reçu un coup de fil d'Edouard Dubois : « j'ai reçu un appel de la maison de production de Claudie Ossard, un compositeur les a lâché, ils ont besoin de quelqu'un qui peut composer rapidement ! ». Je suis parti à Paris aussitôt ! Je crois que j'ai écrit ce score en une semaine, comme ANTHONY ZIMMER d'ailleurs… Je suis donc arrivé sur ce film par hasard, je n'avais pas prémédité de revenir en France ! Je ne suis pas du genre à planifier ma vie !
Est-ce grâce à Chantal Lauby que vous avez signé ensuite la musique du film « RRRrrr !!! » d'Alain Chabat ?
Par directement, mais Alain, je pense, avait entendu ce que j'avais fait pour « LAISSE TES MAINS… ». Il avait également entendu autre chose, mais je ne me souviens plus quoi…
Vous avez signé une musique symphonique souvent spectaculaire, à contre-pied de ce qu'on aurait pu attendre d'une comédie comme celle-ci… Comment s'est passé votre travail avec Alain Chabat ?
C'était merveilleux. Alain est quelqu'un de formidable. Je lui ai envoyé deux ou trois idées : il a beaucoup aimé les marimbas et les pizzs, on s'est mis d'accord et puis on s'est retrouvés à l'enregistrement à Londres. Les conditions étaient formidables, illimitées. J'ai eu une grande liberté, je me suis beaucoup amusé à faire ce film. Je suis parvenu à écrire quelque chose d'assez unique (d'un point de vue personnel), avec des recherches de sonorités très intéressantes. Très bon souvenir.
De manière générale, je dois dire que chacune de mes collaborations avec des réalisateurs français, artistiquement, était très intéressante. C'est à chaque fois différent, contrairement aux Etats-Unis…
Je me suis retrouvé sur ce film de la même manière que sur « LAISSE TES MAINS » : il leur fallait quelqu'un pour écrire la musique de toute urgence ! J'ai écrit le score en neuf jours. Je suis venu à Paris, j'ai regardé le film, et je me suis enfermé pendant une semaine pour composer la musique. Avec Jérôme, il y a eu une compréhension totale et immédiate, ainsi qu'une confiance absolue. C'était très bizarre mais très agréable : je lui ai joué quelque chose au piano, et on s'est tout de suite compris. Il n'y a presque pas eu de dialogue, c'est assez rare !
Votre partition est essentiellement atmosphérique...
C'était un travail spontané, au reçu du film (que j'ai adoré). Je n'ai pas vraiment eu le temps de me poser de questions ! J'ai tout de suite trouvé une idée ou deux au piano, et je me souviens m'être accordé une journée entière où je me suis assis, tranquillement, pour planifier tout le score dans ma tête. Je travaille souvent comme ça pour prévoir la construction. J'aime bien « construire » mes partitions. Certains compositeurs approchent le film scène par scène, mais je ne travaille pas comme ça : penser la partition dans sa globalité permet une meilleure unité, et aussi une écoute plus agréable.
Quels sont les compositeurs de cinéma qui actuellement vous intéressent le plus, à Hollywood, en France ou ailleurs ?
Je n'écoute pas de musique de film, même si j'en entends, naturellement, puisque je vois des films ! En France (j'espère ne pas en oublier), j'apprécie beaucoup ce que fait Pierre Adenot, Alexandre Desplat aussi, pas tout évidemment (on ne peut pas toujours tout aimer !), mais particulièrement pour le film BIRTH. Je trouve que c'est un score formidable. Philippe Rombi écrit aussi de très belles choses. J'apprécie tout ce qui est bien écrit ! J'aime les musiques qui sont "senties" et bien écrites.
On critique beaucoup les méthodes de travail de Hans Zimmer et de ses collaborateurs, qu'on accuse parfois (à tort ou à raison) de composer de la « musique au mètre ». Quel est votre avis à ce sujet ?
Pendant une époque, ça me hérissait, parce que je trouvais étonnant que certains compositeurs utilisent une telle méthode de travail. Moi, j'écris et j'orchestre moi-même, ce sont deux choses indissociables qui font partie de la musique. Mais c'est ma méthode ! L'approche de la musique dans les films a complètement changé, on est dans un autre monde. Certains compositeurs d'aujourd'hui n'auraient pas pu travailler à Hollywood dans les années 40, parce qu'ils ne savent pas écrire. Mais peut-on porter un jugement là-dessus ? Je n'en suis pas sûr, parce que j'ai compris que les attentes sont différentes, et qu'il s'agit maintenant davantage de « sound design » que de musique, dont les critères ne sont plus les mêmes. J'irai même jusqu'à dire qu'il n'y a plus de critères, en musique de film. Hormis « on aime » ou « on n'aime pas ». Si c'est ça le critère, ça ne se discute pas. Même quand je parle de musique « écrite » ou « mal écrite » aujourd'hui ça ne veut plus rien dire. Ça peut même paraître arrogant ou "vieux jeu". Mais heureusement des gens savent encore écrire !
Et aux Etats-Unis, avez-vous découvert des compositeurs qui apportent quelque chose de nouveau ?
Je me sens appartenir, musicalement, et du point de vue du cœur, plus proche des vieux dinosaures d'Hollywood comme Williams, Goldsmith, Bernstein ou Rosenthal… Dans l'approche. Le style évidemment est différent. Je suis de cette école-là ! J'aime les musiques bien écrites, qui ont un sens en elle-même aussi. Car c'est possible, j'y crois. Je m'évertue à faire ça : je pense qu'on peut écrire une musique qui colle parfaitement à l'image et qui "tienne" aussi d'elle-même. Aux Etats-Unis je pense qu'on vit un moment assez difficile, où toutes les musiques se ressemblent. J'ai l'impression que les musiques orchestrales d'aujourd'hui, aux Etats-Unis, sont faites en « kit ». J'appelle ça les « musiques Ikea » : on les achète en préfabriqué ! C'est essentiellement un travail d'orchestrateurs, et ça s'entend. Même des gens qui ne sont pas musiciens peuvent l'entendre : les mélodies sont parties.
Certes on traverse une période anti-mélodique mais je pense que ça va revenir, car il s'agit d'un effet d'époque dû au fait que les réalisateurs et producteurs actuels proviennent d'une génération où la musique pop a envahi les films au détriment de l'écriture symphonique. Aujourd'hui, les gens réagissent plus émotionnellement à un groove qu'à une mélodie. Pour certains gens du cinéma (pas tous, mais certains), la mélodie est devenue désuète. Voilà où on en est : je trouve la plupart des scores d'aujourd'hui fades, et j'entends peu de voix personnelle. C'est un sentiment partagé par beaucoup de compositeurs, et y compris d'ailleurs (j'en ai eu des échos) par ceux qui les écrivent aussi ! Il ne faut pas se leurrer : personnellement j'ai eu la chance de faire ce que je voulais dans la limite des besoins naturellement imposés par le film, mais on ne fait pas toujours ce qu'on veut. Il est très difficile de critiquer une musique dans un film parce que souvent ce qu'on entend n'a même pas été choisi par le compositeur ! C'est très difficile aujourd'hui de savoir exactement qui a fait quoi.
C'est pour ça qu'on essaie de rencontrer les compositeurs pour essayer d'y voir plus clair !
Eh oui, c'est beaucoup mieux ! Parfois, on est obligé d'écrire des choses qu'on n'écrirait pas normalement : mais quand on a fait cinq ou six versions, au bout d'un moment, il faut bien faire la version que veut le metteur en scène, même si ce n'est pas forcément celle qu'on aurait voulu. C'est normal, c'est le cinéma, c'est un travail de collaboration, parfois de compromis. Il faut garder cela en tête, en être conscient.
Quelle différence majeure constatez-vous entre la France et les Etats-Unis ?
Le relationnel avec les réalisateurs est beaucoup plus « humain » en France. Aux Etats-Unis, les metteurs en scène sont tellement à fond dans leur film qu'on a moins l'occasion de créer une relation. C'est une histoire d'amour, finalement ! Quand on aime un film, souvent, c'est gagné d'avance (même si ce n'est pas pour autant qu'on va écrire la partition de l'année !). Et quand bien même on n'aime pas le film à 100 %, s'il y a une bonne relation avec le metteur en scène, comme ça m'est arrivé récemment, ça aide. Parce que ça rajoute une dimension qui permet d'écrire quelque chose de meilleur, de se libérer artistiquement un petit peu plus.
Aimeriez vous, si l'occasion se présentait, composer comme Howard Shore pour le SEIGNEUR DES ANNEAUX, un opéra en trois actes, à la manière d'une dissertation... avec une introduction, un développement et une conclusion... qui pourrait être « l'œuvre de votre vie » ?
Evidemment ! Ce serait formidable parce que ça correspond très bien à la manière dont j'aborde la musique, dont je la conçois. Ça me paraîtrait très naturel. D'ailleurs j'ai peut-être un projet d'opéra pour les années à venir. C'est quelque chose qui m'a toujours intéressé.
Vous sentez-vous plutôt cinéphile ou plutôt mélomane ?
Ça dépend des films. Quand j'étais plus jeune, j'étais davantage mélomane que cinéphile. J'ai toujours aimé le cinéma, heureusement, mais quand j'ai commencé, je portais davantage d'attention à la musique qu'au film. Et plus j'ai travaillé, et plus je me suis occupé du film. Ça peut paraître étonnant mais on se développe de cette façon-là, je pense. En tout cas pour moi ça s'est passé comme ça. Aujourd'hui je me sens plus cinéphile que mélomane, et ça s'entend peut-être d'ailleurs, même si je ne me pose pas vraiment la question… Ça marche aussi parfois au coup de cœur : il y a des films qu'on fait pour payer les factures (où on peut se permettre d'être plutôt mélomane), et d'autres qu'on fait par amour du cinéma.
Que pouvez-vous nous dire sur ces deux projets, qui ont pour point commun d'évoquer l'enfance dans un contexte historique (années 60 pour le premier, et années 80 pour le second) ?
Hormis ce point commun qui est l'enfance en effet, ces deux films sont très différents : l'un est un drame, l'autre une comédie. Sur NOS JOURS HEUREUX, il y a très peu de musique, pour être honnête il n'y a pas grand chose à dire ! J'ai essayé comme toujours de garder une certaine unité dans le développement des thèmes et des motifs. L'équipe était formidable, c'était très agréable de travailler avec les metteurs en scène. Il y avait une scène très belle à mettre en musique, celle où le petit Youssef et la petite Camille flirtent tous les deux, c'est une scène très délicate, où j'ai du doser l'humour et les sentiments, en restant très subtil et discret.
LES AIGUILLES ROUGES, au contraire, parle d'enfants dans des situations d'adultes, très dramatiques. Jean-François voulait une musique très spectaculaire qu'on a, chose rare, enregistré à 75 ou 80 % avant le tournage. C'est assez inhabituel de travailler comme ça, mais très intéressant, car on peut davantage se mettre dans le film, baigner dans l'histoire, cerner les personnages de manière plus littéraire, et donc faire une musique plus écrite : c'est entre la musique de film et la musique de concert. C'est comme écrire un poème symphonique sur le sujet du film. Curieusement d'ailleurs, j'ai été assez étonné parfois par le résultat à l'image au final. On a juste fait une séance d'enregistrement d'appoint à Londres après le tournage pour assurer les transitions, et développer certains motifs que le metteur en scène a validé après la première session.
Le montage du film a donc été fait sur votre musique définitive...
Oui, les monteurs aiment beaucoup cela en général, ça leur permet d'avoir une assise rythmique.
C'était un film très intéressant. Lionel n'est pas musicien mais il avait une idée très précise de ce qu'il voulait pour ce film : un thème qui représente à la fois le pouvoir, la fonction du président, avec une certaine noblesse, mais aussi un thème large et lyrique. Je me souviens lui avoir envoyé deux ou trois idées différentes, et celle qu'il a gardé correspondaient exactement à ce qu'il avait en tête.
C'est agréable pour un compositeur de travailler avec un cinéaste qui sait exactement ce qu'il veut ?
Ça dépend qui c'est ! Si le réalisateur a des idées très arrêtées, mais de mauvaises idées, forcément non... Mais avec Lionel ce n'était pas le cas : il m'a même poussé à aller chercher des choses inattendues chez moi. Aussi bien Delplanque que Tirard, qui savent ce qu'ils veulent, sont des metteurs en scène très exigeants mais en même temps très libres. Il y a toujours eu une sorte de jeu entre nous, de ping-pong entre des morceaux qui correspondent précisément à leur vision et d'autres où j'ai eu totale liberté.
Vous parlez de composer parfois six ou huit versions pour vos démos... Utilisez-vous l'ordinateur, des samples ?
Pour les démos, oui. J'ai déjà composé des musiques électroniques aux Etats-Unis, pour la télévision, mais ça ne m'intéresse pas vraiment. L'ordinateur me permet de proposer des idées précises tout en ayant un assez bon aperçu de ce que ça va donner avec l'orchestre. Mais je n'en fait jamais un « produit fini ».
Quand le morceau est accepté, faites-vous ensuite appel à des orchestrateurs pour écrire la partition ?
Non, j'orchestre tout moi-même ! J'ai une collaboratrice, mon épouse, mais pas d'orchestrateur. Quand bien même j'ai eu recours à des orchestrateurs, par exemple sur YOUNG INDIANA JONES, j'écrivais tout sur douze portées. Toutes les notes étaient écrites, l'instrumentation complète... il suffisait de recopier !
Pour MOLIERE de Laurent Tirard, quelle a été votre approche sur ce film, et votre travail avec le réalisateur ?
L'approche a été très simple : je n'avais pas vraiment d'idée préconçue, à part l'époque : le 17 ème siècle. Je me suis dit qu'il serait probablement intéressant de faire quelque chose à partir de la musique d'époque : non pas en reproduisant la musique du 17 ème siècle, ce qui n'est pas très intéressant, mais peut-être s'en inspirer comme structure de base à ma propre musique. Mais finalement ce n'est pas du tout ce que Laurent voulait : il souhaitait une approche très libre sur l'ensemble de son film, il n'a pas voulu faire un film historique. Je lui avais joué quelques musiques de mon album « Past Time, Past Lives » (des musiques de librairie), inspiré de la musique baroque mais au style malgré tout assez contemporain. Ce fut notre base. Ensuite, je lui ai joué quelques idées et on a décide du style de la musique comme cela, très simplement. Il n'y a pas eu de conversations très cultivées sur la musique : tout a été très libre, et c'est très bien.
Ce morceau justement intitulé « Past Time, Past Lives » qu'on retrouve à la fin du disque de MOLIERE est donc un morceau préexistant ?
Oui, il n'a pas été écrit pour le film. Il fait partie d'un album de musiques de librairies que j'ai composé pour le label DeWolfe : d'ailleurs le disque est sorti récemment. Ce morceau marchait très bien sur le film et Laurent a tenu à le garder, plutôt que m'obliger à reproduire ce morceau préexistant.
Le « temp-track », parlons-en : y a-t-il eu d'autres musiques temporaires sur MOLIERE ?
Je ne me souviens pas de tout, car je n'écoute les musiques temporaires qu'une seule fois. Mais il y a bien eu « temp-track » sur beaucoup de scènes de MOLIERE, avec certaines de mes musiques et aussi d'autres sources. Mais finalement une seule est restée : ce fameux « Past Time, Past Lives ».
Finalement, MOLIERE ce n'est donc pas une musique d'époque...
Non, on n'a pas fait de musicologie, ni de recherche, contrairement à ma première approche du film. Au départ je voulais faire une vraie musique baroque. J'avais même eu l'idée d'écrire une musique pour un orchestre baroque d'instruments anciens. Mais ce n'est pas ce que Laurent voulait, donc je me suis adapté. Mais je pense avoir gardé, en écho, un certain raffinement de cette époque.
En même temps, le film regorge de moments de comédie totalement ludiques !
Oui, c'était aussi intéressant. Le travail avec Laurent était très précis. Il m'a fait refaire des scènes, encore et encore... On en rit maintenant tous les deux mais c'était très difficile de trouver le ton. C'est un film très sophistiqué dans le sens où c'est une comédie, mais pas seulement... il y a plusieurs niveaux d'émotion dans ce film. Pour Jourdain par exemple (Fabrice Luchini), j'avais écrit des idées qui étaient beaucoup plus « grotesques », plus humoristiques. Et Laurent (et j'en suis très heureux), m'a parfois fait descendre d'un cran, tandis que de mon côté j'ai poussé vers d'autres choses qu'il a parfois accepté : ce fut un échange très enrichissant.
Le texte du livret du CD explique justement que pour la scène du miroir, vous avez proposé une musique beaucoup plus grave et dramatique que ne l'avait prévu Laurent Tirard...
Oui, il pensait à une musique humoristique, plus légère. Or, j'avais écrit un morceau plutôt lyrique, plus intérieur, presque romantique, qui entrait en conflit avec la musique temporaire (que je n'aimais pas du tout - je trouvais ça beaucoup trop léger). Je voulais pour ma part appuyer le caractère d'Elmire, qui est un personnage très intéressant dans le film : pour cette scène où elle redevient une jeune fille amoureuse, j'ai voulu suggérer cette émotion plutôt que le côté léger auquel on avait déjà eu droit précédemment. Et après une longue discussion avec Laurent et le producteur, ma musique a été gardée.
Quel a été le rôle d'Edouard Dubois en tant que consultant musical sur ce film ?
C'est lui qui m'a présenté à Laurent Tirard. Son rôle a été de discuter avec Laurent tant que le compositeur n'était pas choisi. Une fois que je suis arrivé, c'est moi qui aie mis mon grain de sel ! Son intervention sur ce film n'a rien à voir avec ce qu'il a fait pour LA MÔME, où il a d'ailleurs fait un travail remarquable.
Comment avez-vous rencontré les réalisateurs du film, Thomas Langmann et Frédéric Forestier ? Il semblerait que Thomas Langmann était coproducteur sur NOS JOURS HEUREUX que vous avez composé en 2006 …
Thomas Langmann était en effet coproducteur sur NOS JOURS HEUREUX, mais la rencontre avec Frédéric Forestier s'est faite par l'intermédiaire d'Edouard Dubois qui était consultant musical sur le film. Frédéric Forestier souhaitait un style de musique qui correspondait à mon écriture et c'est ainsi que Edouard lui a suggéré de me rencontrer.
Quelles ont été les envies des réalisateurs concernant la musique ?
Frédéric Forestier souhaitait un style large et spectaculaire. Frédéric a un excellent sens musical (il joue d'ailleurs du piano) et nous avons pu réfléchir en détail sur les idées que je lui proposais. Il avait des idées précises sur ce qu'il souhaitait et ce fut vraiment très agréable de collaborer avec lui. J'ai toujours eu l'impression que nous étions sur la même longueur d'onde et que nous sentions la musique de la même façon.
Avez-vous eu affaire, comme souvent désormais, à des musiques temporaires ?
Edouard Dubois avait mis une musique temporaire qui comprenait beaucoup de mes précédents scores ainsi que d'autres musiques de John Williams, Miklos Rozsa, etc... Ces musiques correspondaient tout à fait au style souhaité par Frédéric Forestier et constituaient une bonne base de discussion à l'égard des emplacements, du style et de l'atmosphère recherchée. Ceci dit, et comme à chaque fois qu'il y a une musique temporaire sur un film, il faut l'oublier au plus vite et créer une musique originale, sur mesure, ce qui sur ASTÉRIX n'a pas été un problème car Frédéric Forestier était aussi impatient que moi de créer la musique du film. Les musiques temporaires sont importantes, surtout pour les monteurs et les metteurs en scène, car elle leur permet de rythmer l'image et « d'élastiser » le temps psychologique du discours.
Ce film comporte des scènes de péplum (comme des courses de char). Vous êtes-vous inspiré des musiques des péplums hollywoodiens pour ce score, comme l'inévitable BEN HUR de Miklos Rozsa ?
Pas volontairement, dans tous les cas, car je tiens à rester aussi vierge que possible quand je commence un projet ; c'est la seule façon de l'aborder de façon neuve et fraîche. Cela dit, ayant été nourri de ces musiques de péplums hollywoodiens, leur parfum se fait sentir ici et là, c'est inévitable, surtout sur un film comme ASTÉRIX qui est très référentiel et qui appelle ce genre de traitement. Mais je dois dire que je me suis surtout évertué à essayer de trouver un ton original, un mélange de grandeur et d'humour, de grand spectacle et de comédie… Et il y avait de quoi faire !
Pouvez-vous nous parler de l'enregistrement de la musique ? Avez quel orchestre et quels collaborateurs avez-vous enregistré ?
Nous avons enregistré la plus grande partie de la musique aux Air Studios de Londres avec le Philharmonia de Londres. J'ai été assisté de mon équipe habituelle : Tia Linke à la direction artistique et Steve Price à la console, ainsi que Paul Talkington à la régie d'orchestre.
Finalement, quel est votre meilleur souvenir de cette collaboration ?
Je dois dire que le travail sur ce film fut l'occasion de grandes joies non seulement d'un point de vue musical, car le film est très impressionnant et la mise en scène se prêtait admirablement à ce traitement musical, mais aussi grâce à toute l'équipe dont l'enthousiasme et l'humanité ne se sont jamais démenties et qui offrait un magnifique support. Il n'y a pas vraiment eu de problèmes, il y eu plutôt les difficultés habituelles du compositeur, que l'on retrouve toujours et qui sont inhérentes à n'importe quel film : manque de temps parfois, nécessité de refaire certaines musiques pour coller aux montages successifs du film, la gérance de l'énergie créative avec ses hauts et ses bas, etc. Mais tout ceci fait partie du processus normal d'écriture et j'ai beaucoup de chance de pouvoir très bien fonctionner dans l'urgence.
Que pensez-vous des musiques de Gérard Calvi pour les premiers dessins animés d'ASTÉRIX ?
Je ne connais pas ces musiques là, mais ayant entendu d'autres musiques de Gérard Calvi, je ne doute pas qu'elles soient plein d'humour et d'esprit.
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