François Faucon
- Publié le 30-04-2018On distingue trois catégories de musique : le chant grégorien, la musique classique et la partition de Grégoire Hetzel composée spécifiquement pour le film. Chacune remplit une fonction précise à un moment donné du film notamment en ce qui concerne l'utilisation du chant grégorien.
L'incontournable chant grégorien
Toujours diégétique, il accompagne la vie des religieuses selon une progression qui court du temps de l'Avent (décembre) jusqu'à Pâques. Soit des rigueurs de l'hiver vers le renouveau du printemps ; de la naissance de Jésus à sa résurrection (autre forme du renouveau) ; de l'accouchement des religieuses violées en décembre à leur rédemption avec le retour du printemps. Une telle progression est propre au film et les chants grégoriens retenus procèdent d'un choix rigoureux effectué par le Père Jean-Pierre Longeat.
La nature du chant grégorien a ici toute son importance. Par essence il n'est pas le chant de l'Autre mais le chant du Même. Sa fonction n'est pas de mener vers les autres êtres humains mais vers ce même Créateur commun à tous les hommes dans une optique chrétienne. D'où cette litanie, ce chant monodique à visée récitative permettant l'intériorisation des paroles chantées et la communion avec le Créateur. Les religieuses du film en sont convaincues et le pratiquent aux différents offices. Chaque chant grégorien peut donc être entendu comme une supplique de femmes envers Dieu, comme un appel à l'aide surgissant du plus profond de leurs êtres bafoués. Cette intériorisation est inévitable car pour ces religieuses, la libre parole confinerait au suicide. Ayant fait vœu de chasteté, avouer leur grossesse (Maria/Agata Buzek l'avoue sans détour...) ce serait être livré à la vindicte populaire et prendre le risque de voir leur monastère fermé. Le texte de ces chants a donc toujours un rapport direct avec les tiraillements de ces religieuses qui, alors que le film débute en décembre 1945, ressentent la vie naître en elles. Concilier cette situation non désirée et la foi en Dieu ! Un dilemme à vivre dont les toutes les sœurs ne se relèveront pas.
Le film s'ouvre sur un long silence propre au monastère. Puis, on entend le « Conditor Alme Siderum » avant que la vie de la congrégation ne soit perturbée par les cris d'une religieuse qui accouche. Or que dit le texte ?
« Puissant Créateur des astres, lumière éternelle des croyants, Jésus, Rédempteur de tous, écoutez nos vœux suppliants. Pour empêcher le monde de périr par la ruse du démon, Vous êtes venu, poussé par l'amour, le guérir de ses maux. »
« Ecoutez nos vœux suppliants »... Comment ne pas entendre dans ces louages à Dieu un appel à l'aide ? Au-delà de cet exemple, certains chants sont difficiles à identifier et participent, en toile de fond, à l'ambiance typique des lieux. Ainsi le cloître pris sous la neige mais qui survit par cet appel à l'aide qu'est le « Excita, Quaesumus, Domine » : « Fais paraître, nous te le demandons, Seigneur, ta puissance, et viens ; dans ta grande puissance, secoure-nous, afin que, par le secours de ta grâce, ton indulgence se hâte de nous donner le bienfait que nos péchés nous empêchent d'obtenir. »
Le temps n'est pas au désespoir qui aurait pu librement s'installer parmi les religieuses. Ce sera le cas pour certaines... Mais seule la foi en le repentir divin peut mener à la salvation, laquelle arrivera de façon inattendue.
A partir de 39'25, Mathilde Beaulieu quitte le monastère alors que les religieuses restent sourdes aux conseils sanitaires qu'elle s'évertue à leur donner. On entend alors le « Vox clamantis in deserto » ou « Celui qui crie dans le désert »... Sur le chemin du retour, Mathilde est arrêtée par soldats soviétiques qui manquent de la violer. Sauvée par un gradé soucieux d'éviter les ennuis avec la Croix-Rouge, elle se réfugie au monastère. On entend alors le « Deus in adjutorium meum intende » ou « Ô Dieu, hâte-toi de me délivrer ! » qui se fond bientôt dans le « Rorate Caeli Desuper » chant liturgique de l'Avent par excellence chanté quasiment en solo par Maria/Agata Buzek : « Consolez-vous, consolez-vous, mon peuple : vite viendra ton salut. Pourquoi es-tu consumé dans l'affliction, pourquoi la douleur se renouvelle-t-elle en toi ? Je te sauverai, n'aie pas peur, moi, je suis le Seigneur Dieu, Le Saint d'Israël, ton Rédempteur.
Et que dire à 1h 22 de ce « O vis aeternitatis » extradiégétique (O puissance de l'éternité) qui accompagne la mère supérieure lorsqu'elle abandonne l'enfant aux pieds de la croix donc sous le regard du Tout-Puissant ? Car, dit le texte, « toute chose fut créée sous ta volonté ». Ce perpétuel appel à la providence divine débouchera sur l'arrivée de Mathilde Beaulieu à la fois pour soigner les religieuses et leur proposer la création d'un orphelinat conciliant l'impérative discrétion sur leur maternité et le don de soi dans le fait de s'occuper de leurs enfants malgré tout. Maria/Agata Buzek écrira à Mathilde pour lui dire que, selon elle, c'est Dieu qui l'a envoyée vers elles.
Contacté pour avoir des explications sur l'utilisation et l'interprétation des chants dans ce film, le Père Longeat a eu l'extrême amabilité de m'adresser une réponse aussi longue qu'inattendue. Avec son accord, je me permets de la reproduire ici en intégralité en dépit des répétitions que prendra cet article ; répétitions que le lecteur voudra bien excuser.
Le film « Les innocentes » s'ouvre par le son d'une cloche qui appelle à un office religieux. Nous entendons alors les Sœurs de ce monastère chanter une pièce emblématique du temps qui ouvre l'année liturgique, durant le mois de décembre : Conditor alme siderum. Cette pièce intervient habituellement à l'office du soir et acclame le Christ, créateur des étoiles et de la lumière au moment où le jour va se mettre à baisser.
Un cri s'élève dans la nuit face aux coups mortels qui accablent l'existence de ces Sœurs. Mais ce cri, que l'on entend concrètement en arrière-fond dans le couvent en même temps que le chant des Soeurs, peut ouvrir sur autre chose que l'enfermement dans le malheur. Le temps de l'Avent est celui de l'Adventus, de la Venue de celui qui nous sauve du non-sens et de la mort.
Une Sœur après l'office s'enfuit pour chercher de l'aide et introduit Mathilde, un jeune médecin de la Croix-Rouge française dans le couvent. Celle-ci va se trouver confrontée à une Sœur enceinte et va pratiquer une césarienne pour faire naître l'enfant. Le deuxième chant intervient le lendemain. Mathilde revient dans le couvent au moment de l'office du lever du jour pour examiner celle qui a accouché la veille. Les Sœurs sont à l'église et interprètent le premier chant de cet office matinal. Il s'agit du psaume 94 qui ouvre chaque jour, la prière communautaire. Ce psaume est accompagné d'un refrain de l'Avent qui invite à adorer le Messie.
Outre le refrain très explicite qui souligne le rôle d'un messie libérateur, le psaume est un remerciement à Dieu à la fois pour son œuvre de création du monde et de salut de l'humanité. Nous sommes là encore au cœur du propos. Après l'examen médical de la Sœur, Mathilde ressort vers le cloître avec Sœur Maria et l'on entend la fin de l'office au loin : « Déploie, Seigneur, ta puissance et viens : puisque, dans le péril où nous sommes, nous ne pouvons obtenir que de toi la délivrance et le salut. Bénissons le Seigneur, Nous rendons grâce à Dieu. »
Plusieurs jours se passent. Mathilde est finalement acceptée dans le couvent par l'Abbesse et elle tente d'examiner les Sœurs enceintes. Mais une seule accepte la consultation. Devant cette fin de non-recevoir, le jeune médecin quitte le couvent dans la nuit et monte dans le camion de la Croix Rouge en direction de la forêt comme en plein désert. Au moment où elle sort du cloître et se dirige vers le véhicule, on entend le chant suivant : « Vox clamantis in deserto - Une voix crie dans le désert, préparez les chemins du Seigneur ». Cette pièce a bien sûr une portée messianique. Dans les chemins tortueux de cette vie, il y a comme la promesse d'une venue salvatrice même si tout apparaît contraire. Chez le prophète Isaïe, cette phrase annonce des jours où le peuple d'Israël pourra être tiré de toutes les menaces qui pèsent sur lui. La phrase est reprise au début des évangiles par le prophète Jean Baptiste pour signifier la venue de Jésus. Ce chant identifie donc le personnage de Mathilde comme une envoyée de Dieu porteuse de salut (c'est d'ailleurs ce que lui dira Sœur Maria, la maîtresse des novices à la fin de l'histoire). En partant seule dans la nuit, elle va d'ailleurs mettre sa vie en danger et passer par un sort confronté au même mal que celui des Sœurs. Elle en réchappera pour continuer à donner la vie. Elle retourne au monastère où elle va passer la nuit dans une cellule. Au matin, elle est réveillée par le chant lointain des Laudes, l'office du début de la journée. Mathilde se lève et se dirige vers la chapelle. On entend de plus en plus distinctement le « Rorate caeli desuper ». Celui-ci comme le premier du film, est très emblématique du temps de l'Avent : il annonce aussi la sortie du malheur et l'espérance du salut. Mathilde s'approche de l'entrée de la chapelle et s'appuie contre le mur, attendrie par le chant des Sœurs. Son visage se détend ; elle vit avec les Sœurs la même espérance au cœur de la terreur, elle qui a vécu la veille, le drame d'une violence sexuelle de la part de l'armée soviétique.
Au moment où les Sœurs entonnent la dernière strophe : « Consolez-vous, consolamini », on entend le son menaçant de la soldatesque qui franchit la clôture du couvent et fait irruption dans la chapelle. Il y a là comme une contradiction poignante entre la menace qui pèse sur les Sœurs et l'espérance du salut. Les Sœurs ne peuvent terminer leur chant ; l'abbesse leur demande de fuir. Elle-même affronte la présence des soviétiques qui demandent à fouiller la maison. A nouveau, Mathilde, par sa présence d'esprit, va permettre aux Sœurs d'échapper à la violence des russes.
Plus tard, un enfant naît d'une sœur (Ludwika) qui a fait un déni de grossesse. Ce bébé a été confié à une autre Sœur ( Zofia) par Sœur Maria sans avoir pris l'avis de l'abbesse. Sœur Zofia est celle qui avait mis au monde la première mais l'enfant lui avait été retiré par l'abbesse. A la suite de cela, Mathilde est resté à nouveau coucher au couvent et Sœur Maria lui a donné une robe nouvelle qu'elle avait conservée de son ancienne vie. Ce changement de vêtement, cette prise d'habit d'un genre particulier donne à Mathilde une dimension de vie nouvelle ; on pourrait dire qu'elle assume la vie des Sœurs avec leur passé et leur histoire pour les conduire à leur propre renaissance. La soirée qui suit au bar avec Samuel est remplie de nostalgie car la Croix-Rouge doit lever le camp et Mathilde a peur de ne pouvoir mener à bien son travail de salut avec les Sœurs. Le lendemain donc, elle revient au couvent avec Samuel et avant qu'elle arrive, on voit les Sœurs à l'office, elle chante un chant à l'Esprit Saint, comme c'est la coutume dans tous les couvents vers 9h du matin : c'est à cette heure qu'au jour de la fête de la Pentecôte, l'Esprit Saint descendit sur les apôtres dans le Nouveau Testament.
A ce moment-là, le film va basculer vers l'accomplissement du mystère de Pâques, la mort bien présente va se changer en vie. Jusqu'à présent, nous étions dans l'espérance au cœur du drame, mais maintenant, nous allons passer dans la réalité d'un salut possible qui passe cependant dramatiquement par la mort. Samuel et Mathilde sont introduits dans le couvent malgré la réticence de la Mère Abbesse. Les Sœurs enceintes se laissent examiner par eux. Durant l'examen, on entend les cloches de l'Angelus. Par trois fois, la consultation doit être arrêtée car les Sœurs récitent les prières liées à l'Angelus. Celui-ci résume l'ensemble du mystère chrétien : annonce par un messager de la conception de Jésus en Marie ; acceptation de cette naissance par Marie ; reconnaissance de la présence du Verbe de Dieu venant dans la chair en Marie et en nous ; prière qui demande que, à cause de ce travail de naissance, nous soyons conduits à la résurrection au-delà de toute mort.
Cependant, la Mère Abbesse découvre par hasard que le bébé de Sœur Ludwika a été confié à Sœur Zofia sans son accord. Elle le prend des mains de Sœur Maria. Elle va accomplir le geste qu'elle a posé quelque temps auparavant pour le bébé déjà né de Sœur Zofia. Cette dernière la voit partir à l'extérieur du monastère avec une corbeille où est déposé l'enfant. Sœur Zofia essaie de la suivre dans la forêt totalement affolée par une telle situation qu'elle éprouve comme une séparation insoutenable de l'enfant qu'elle avait en quelque sorte adopté. Mais elle ne réussit pas à retrouver l'Abbesse. La caméra suit alors cette dernière dans la forêt. Elle se dirige vers un calvaire au bord d'un chemin dont on voit qu'il est passager. Elle dépose le bébé au pied du calvaire et avant de l'abandonner à la Providence en espérant qu'il sera recueilli par des passants, elle le baptise en urgence comme on le fait lorsqu'il peut y avoir danger pour la vie d'une personne. Nous sommes au cœur du drame. Durant toute la marche qui conduit au calvaire, on entend le début d'un chant d'Hildegarde de Bingen qui dit bien ce qui est en train de se jouer d'une manière déchirante.
Il s'agit ici de l'évocation de la venue du Verbe dans la chair pour conduire à la libération au-delà des limites présentes et au cœur même du drame humain. C'est tout à fait le sujet du film. Finalement, plus encore que Mathilde elle-même qui est comme un messager accomplissant l'opération de naissance, de mort et de vie, ce sont finalement les bébés (et spécialement celui déposé au pied du calvaire) qui se présentent comme la vraie figure messianique de ce film. On ne sait pas quel sera le sort de cet enfant. Son corps de chair disparaît à nos yeux, mais il n'est pas obligatoirement promis à la mort. Sœur Zofia, elle, ne pourra résister. Elle va se donner la mort. On la trouve écrasée sur le sol alors qu'elle s'est jetée de l'étage. Sœur Teresa, celle qui avait été chercher de l'aide en-dehors du monastère, est couchée sur elle et pleure amèrement. Une veillée funèbre est organisée dans le couvent. Durant celle-ci, les Sœurs portent chacune une lumière attestant que rien n'est fini malgré cette mort et que la vie va encore prévaloir. On entend alors le chant suivant en surimposition, tiré des Laudes de l'Avent mais évoquant la résurrection du Christ.
A partir de là, il n'y aura plus de chants liturgiques. Il n'y aura que la vie réelle, non ritualisée et des musiques instrumentales qui l'accompagneront pour mieux dire l'indicible de la victoire sur la mort. Les enfants naissent. Ils sont portés par Sœur Maria et par Sœur Anna à l'hôpital de la Croix-Rouge pour essayer de trouver une solution. Celle-ci vient de Mathilde. Lorsque Mathilde, Sœur Maria, les bébés et quelques orphelins recueillis font leur entrée dans le réfectoire des Sœurs, la lectrice lit ce passage de l'Evangile de saint Matthieu (12, 39-42) qui traduit tout le sens de cette sortie du drame en termes de résurrection : « Jésus répondit : « Cette génération mauvaise et adultère réclame un signe, mais, en fait de signe, il ne lui sera donné que le signe du prophète Jonas. En effet, comme Jonas est resté dans le ventre du monstre marin trois jours et trois nuits, le Fils de l'homme restera de même au cœur de la terre trois jours et trois nuits. Lors du Jugement, les habitants de Ninive se lèveront en même temps que cette génération, et ils la condamneront ; en effet, ils se sont convertis en réponse à la proclamation faite par Jonas, et il y a ici bien plus que Jonas. Lors du Jugement, la reine de Saba se dressera en même temps que cette génération, et elle la condamnera ; en effet, elle est venue des extrémités de la terre pour écouter la sagesse de Salomon, et il y a ici bien plus que Salomon. »
Ce passage ne va certainement pas de soi pour un non-initié ! Que signifie-t-il au terme de cette parabole cinématographique ? Jonas est un personnage de l'Ancien Testament qui est invité par Dieu dans une ville païenne, Ninive, afin qu'elle se convertisse de ses mauvais comportements qui rendent ses habitants malheureux. Jonas refuse et tente de s'enfuir en bateau. Mais finalement, il est jeté à la mer comme quelqu'un qui est de trop et qui porte malheur à l'équipage. Alors au lieu de périr, il est recueilli dans le ventre d'une baleine et finalement, trois jours après rejeté sur le rivage de la mer ; alors, désormais convaincu, il part accomplir sa mission dans la ville de Ninive. Les chrétiens ont vu là un signe du Christ qui meurt comme un maudit et qui finalement revient à la vie et touche les cœurs des peuples non-croyants plus encore que des juifs. Ninive, la ville païenne en est le signe qui finit par renoncer au mal à la suite de la visite de Jonas, comme aussi la Reine de Saba qui était une non-croyante et qui réussit à faire bouger le Roi juif Salomon enfermé dans ses certitudes paralysantes. Ici la Reine de Saba, c'est Mathilde ; Jonas, c'est Sœur Maria, Sœur Zofia, Sœur Teresa ; les marins qui jettent Jonas à la mer, c'est la Mère Abbesse ; le Roi Salomon, ce sont les Sœurs proches de l'Abbesse qui acceptent de bouger comme par exemple la Sœur herboriste qui, au point de départ, n'a que des médicaments inefficaces. Le film se termine sur une sortie de l'enfermement avec une vision de communauté unie et ouverte à la vie. Les Sœurs qui font profession sont couronnées des lauriers de la victoire et la dernière image est celle d'une communion entre les Sœurs, les enfants, le monde et Mathilde sur fond de mur blanc tout entier résurrectionnel.
Je ne gloserai pas ici sur le choix d'un compositeur dont le prénom résonne si bien dans ce monastère où le chant grégorien règne en maître. Il est parfois des coïncidences qui n'en sont peut-être pas...
Seules quatre pistes sont composées pour ce film : « L'abbaye » (piste absente du film) ; « Le retour » (piste absente du film) ; « Les tâches quotidiennes » (utilisées deux fois) ; « La ferme ». Il faut attendre la 56e minute du film pour entendre la première de ces compositions à savoir « Les tâches quotidiennes ». Cette musique intervient au moment où Mathilde Beaulieu écoute et fait entendre les battements de cœur de l'enfant à naître. On peut réentendre la même piste à 1h13 lorsque l'une des religieuses perd les eaux. Pour la première fois, la présence non désirée de l'enfant est vécue comme une satisfaction. L'enfant (ici Héléna) est en bonne santé et sa maman est heureuse de l'apprendre. A 1h31 on peut entendre « La ferme » justement lorsque Maria/Agata Buzek se rend à la ferme pour s'inquiéter légitimement et comme le ferait une mère, du sort de l'enfant que la mère supérieure est censée y avoir laissé. Avec elle, elle apporte des gants. Simple cadeau pour supporter les rigueurs de l'hiver ou signe d'un instinct maternel qui se tisse dans l'épreuve ? Chacun sera juge. Toujours est-il qu'il est surprenant de constater que les musiques de Hetzel se font entendre à chaque fois que la présence de l'enfant n'est pas vécue comme une abomination. Cette musique accompagne systématiquement le retour à la vie des religieuses au travers d'une considération grandissante pour ces enfants. En somme une musique de la nativité tout autant que de la résilience ; une voix extradiégétique soulignant l'essentiel : l'enfant. On peut regretter que le montage du film (je ne vois pas d'autre explication) nous prive de deux des compositions de Hetzel. Elles auraient confirmé ou infirmé l'hypothèse que je viens d'émettre.
Le film se clôt sur une musique de Max Richter : « On The Nature Of Daylight », autre compositeur pour le cinéma. Cette partition date de 2004 et se trouve sur l'album « The Blue Notebooks ». A noter que Martin Scorsese l'avait déjà utilisée dans son film « Shutter Island » avec la voix et des paroles de Dina Washington. Ce choix procède de la volonté d'Anne Fontaine et clôt le film sur une note d'extrême douceur après les violences physiques et psychologiques qui ont troublé le monastère. Les religieuses ont trouvé par le biais de l'orphelinat matière à poursuivre valablement leur existence, à retisser ce lien entre leur foi en Dieu et leur vécu quotidien. Un bel exemple de résilience donc.
Diégétique, la musique classique se retrouve là aussi à certains moments précis. A 25', elle accompagne un moment de fête populaire, loin des souffrances de la guerre. On y entend « Czàrdàs » de Vittorio Monti (1868-1922) pour violon et orchestre ; la seule œuvre connue de ce compositeur italien. Par essence, la czàrdàs accompagne la danse de couple voire la génère. Très en vogue dans la haute société de la fin du 19ème siècle, elle reste, notamment en Hongrie, une danse du peuple sur laquelle les paysans aimaient fêter les mariages ou les moissons. C'est cette danse qui permet au couple improbable Mathilde Beaulieu (une fille de communiste)/ Samuel Lehman (médecin juif) de se former. Ce rapprochement débouchera bientôt sur une confiance réciproque qui incitera Mathilde à emmener Samuel au monastère afin d'affronter des accouchements multiples. Plus loin, des morceaux pour piano de Chopin et de Bach accompagnent les moments où les religieuses retrouvent peu à peu une certaine quiétude. Peut-être faut-il entendre ici la musique classique comme une certaine forme d'œcuménisme permettant de rassembler les êtres humains par-delà leurs différences et leurs déterminismes ? La musique comme possibilité de formuler ce que les mots ne peuvent verbaliser et de générer une intimité salvatrice au sein d'un temps de barbarie.
Chose assez rare dans la production cinématographique actuelle qui impose trop souvent 1h40 de musique sur un film de deux heures, l'univers musical de ce film est aussi un univers de silence. Celui-ci est un impératif dans un monastère. De nombreuses traditions religieuses en font l'éloge comme moyen de se concentrer sur l'élévation spirituelle et l'approche de Dieu. Il était normal de le trouver ici. Par ailleurs, le silence général du film souligne l'abomination qui s'y est déroulée et permet aux bruits de faire leur apparition. On pense notamment aux bruits des pas dans la neige et au souffle de cette religieuse qui, seule, part sans destination précise chercher un aide médicale pour sauver des vies. Ces bruits sont incontestablement plus révélateurs de la souffrance mais aussi de la ténacité de ces femmes face à l'adversité que toutes les pistes musicales envisageables. Même les cris de l'enfant qui naît résonnent dans les vastes étendues gelées mieux qu'une musique. « Est-ce là tout ce qui m'attend ? » semble hurler l'enfant. Naître d'un viol et se voir abandonné aux pieds d'une croix ou dans une ferme, voilà de quoi crier en effet. Un cri perçant qui doit librement se faire entendre.
Que retenir de tout ceci ? Que la musique souligne dans l'horreur ce qui peut permettre d'avancer malgré tout : dieu et l'enfant qui naît, autant dire Jésus. La musique est ce qui permet d'avancer en ce qu'elle est la liberté absolue d'échapper à nos déterminismes, fussent-ils les plus abominables. Et c'est cela, l'extrême puissance libératrice de la musique.
François Faucon
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