Cinezik : Avec LES CONFINS DU MONDE, vouliez-vous explorer le genre du film de guerre ?
Guillaume Nicloux : C'est un film qui se passe en temps de guerre, mais il s'agit surtout d'une quête existentielle, dans laquelle le personnage principal va être partagé entre l'obsession de vengeance et la passion amoureuse. Il s'agissait de situer un contexte historique assez surprenant et inattendu, et d'y inscrire cette histoire à l'intérieur.
Vous avez travaillé la musique de plusieurs de vos films avec Eric Demarsan, depuis UNE AFFAIRE PRIVÉE (2002). Pour LES CONFINS DU MONDE vous faites appel cette fois-ci à une novice dans ce domaine, Shannon Wright. Comment choisissez-vous vos compositeurs ?
G.N : C'est très variable, je n'ai pas de procédure particulière. A un moment donné, quelque chose s'impose, c'est un élan spontané, sauf peut-être quand j'ai voulu travailler avec Philip Glass, on s'était rencontré, il y a eu une accroche, et finalement ça ne s'est pas fait pour des raisons annexes. Mais sinon, j'essaye d'attendre assez longtemps avant de me fixer sur quelqu'un. Parfois c'est au moment de l'écriture que j'entends une musique. Quand j'ai travaillé avec Michael Nyman (sur LES ENFANTS VOLANTS, 1991), c'est parce que j'avais travaillé sur ses morceaux en amont. Pour Shannon Wright, je l'avais rencontrée il y a une dizaine d'années, on devait travailler ensemble sur LA CLEF (2007). Je souhaitais qu'elle fasse la musique mais j'ai finalement renoncé à une composition originale. Je n'ai pris que des emprunts. J'ai pris ses musiques sans travailler avec elle. J'espérais un jour l'appeler en espérant qu'elle n'ait pas déjà fait de musiques de films à ce moment-là. Et là, elle a accepté. C'était très excitant.
Comment s'est déroulée la collaboration ?
G.N : Je procède d'une manière assez particulière, car je montre rarement d'images, et je ne fais pas lire le scénario non plus. Donc on avance par touches impressionnistes. Je préfère parler de musique, de littérature, ou d'images, mais je préserve au maximum le scénario de toute influence pour elle, de façon à garder une certaine fraîcheur, une certaine spontanéité, qui n'agit surtout pas comme une musique illustrative qui voudrait appuyer des séquences d'action ou d'émotion. C'est une musique qui agit plus comme quelque chose d'atmosphérique.
Votre travail antérieur avec Eric Demarsan était-il différent ?
G.N : Le travail que j'ai fait avec Eric Demarsan est plus conventionnel. À chaque fois j'avais des repères fixes, comme une introduction à la composition. Et ensuite, il avait son propre univers qui s'est intégré. Sur UNE AFFAIRE PRIVÉE, c'était Brian Éno. Sur CETTE FEMME-LÀ (2003), c'était plutôt Arvo Pärt. Sur L'AFFAIRE GORDJI (2012) et sur THE END (2016), c'était Anton Feldman. Je commande une direction, et ensuite le compositeur trouve sa liberté à l'Intérieur de la composition. Et pour Shannon, j'ai aussi utilisé 2-3 références pour déclencher son inspiration. Ce sont des déclencheurs qui insufflent quelque chose et qui permettent ensuite à l'auteur de se libérer.
Qu'est-ce que cela a changé de faire appel à une artiste qui a déjà un univers sur ses albums ?
G.N : C'est la même chose. Je reçois de la musique, je réagis de manière spontanée, il y a quelque chose qui se passe. Il y a une découverte quand j'entends la musique, je me dis qu'il y a un univers qui va dynamiter le film. Ce que j'attends, c'est que le film mute. J'aime l'idée d'être dépossédé des images pour que la musique donne une empreinte véritable. Je n'aime pas les musiques illustratives, pour mes films du moins. J'aime que la musique dénature, amplifie, ou au contraire trace une direction qui n'est pas forcément celle qu'on attendrait, mais en aucun cas qu'elle soit simplement un support qui vient rajouter ou amplifier quelque chose. J'aime quelle mute, qu'il y ait quelque chose qui surpasse l'image, qui donne une amplitude qui n'est pas du tout prévue. C'est le travail que j'ai fait aussi avec une compositrice cette année, qui a composé la musique de ma série pour Arte (IL ÉTAIT UNE SECONDE FOIS, diffusion en 2019), Julia Kent, qui n'avait jamais composé une musique de film, une auteur très particulière puisque elle accompagne au violoncelle Antony and the Johnsons sur ses concerts, et qui développe aussi une musique à elle.
La guerre dans LES CONFINS DU MONDE n'est pas réaliste, la musique joue le côté fantasmé, on vit le film dans le regard de ce militaire incarné par Gaspard Ulliel... notamment une scène au ralenti qui ouvre et clôt le film... et sur laquelle le piano de Shannon Wright prend toute la place...
G.N : Quelque chose se fabrique qui est indépendant du scénario, c'est ce que j'aime, cette mutation perpétuelle. Comme j'apprécie essentiellement le travail dans l'instant, c'est-à-dire le moment où on se met à fabriquer, au moment où ça se passe, ce plan est né d'un trou dans la journée, avec cette brume qui s'est installée, j'ai demandé à Gaspard de se placer là, ce sont des choses qui se nourrissent au jour le jour. Il est intéressant de voir comment ce plan qui n'était pas prévu devient indispensable au film puisqu'il l'ouvre et le clos. C'est une invitation à regarder dans le regard du personnage principal, qui nous invite au voyage. Ce sont des éléments inattendus et à la fois qui peuvent se justifier de manière psychanalytique. Les plans s'invitent par eux-mêmes, ils créent des surgissement du désir. On n'est plus dans la rationalité, dans la réflexion, ou dans la construction d'une arche scénaristique, il y a un espace de liberté qui impose des fulgurances qu'on a immédiatement envie de filmer, sans forcément les rationaliser. C'est le surgissement d'un désir, on est dans la frontière de la conscience, et cet espace de la création devient jubilatoire. J'aime faire les choses sans vraiment savoir pourquoi, mais avec l'envie féroce de les inscrire dans le film.
Il y a aussi le désir de filmer des acteurs dans votre cinéma. Et ici, même si la guerre n'est pas réaliste, elle demeure violente, notamment lors d'une scène où le personnage crie et ce hurlement se transforme en musique avec les percussions de Shannon Wright...
G.N : Je me souviens surtout du moment où j'ai reçu la musique de Shannon. Je lui ai demandé de m'envoyer quelque chose, sans réfléchir à la façon dont elle allait travailler, mais en prenant en considération l'état dans lequel elle était, en lui injectant seulement une direction. J'ai reçu ce morceau un jour, qui n'était calé sur aucune image. Il y a d'abord le choc de l'entendre, car il ne correspond à aucun autre morceau, et puis l'impulsion et l'envie de le placer à un moment qui n'est pas forcément celui qu'on attend mais qui prend ensuite une forme naturelle au moment où on le découvre, où l'association des deux crée quelque chose d'inattendu et de singulier.
La musique demeure un personnage, avec une vraie place dans le film, elle n'est pas sous-utilisée et dissimulée au mixage...
G.N : L'idée est que tous puisse s'inscrire dans l'univers sonore et que le global trouve une cohérence. Le mixage, c'est l'association de tout le son. J'ai toujours tendance à travailler énormément le sound design, ou de recomposer totalement l'univers sonore, en tout cas y être très attentif, de construire et reconstruire un univers sonore au même titre qu'on construit un cadre.
Et la place au silence... notamment au générique de fin qui demeure sans musique...
G.N : Le silence est aussi un son. J'ai été surpris d'entendre le silence de la Vallée de la mort (dans VALLEY OF LOVE, 2015), le silence a un son qui est même assez envahissant. Cette traduction prend corps s'il y a un plan sonore avant et après. C'est comme un montage d'images, ce qui précède et ce qui suit valorise ou éteint les choses. Le silence permet à un moment de donner l'abstraction, l'abandon, peut-être même la réflexion, ou au contraire créer une tension qui peut laisser une impression méditative.