Jack Torrance (Jack Nicholson), un romancier en quête de calme et de solitude, est engagé comme gardien par le gérant de hôtel Overlook durant la période hivernale. Sans s'inquiéter des récits macabres que lui fait son employeur, qui a vu le précédent gardien sombrer dans la démence et assassiner à coup de hache sa femme et ses deux filles, Jack emménage dans l'hôtel avec sa femme Wendy (Shelley Duvall) et son fils Danny (Danny Lloyd). Ce dernier y rencontre le cuisinier de l'hôtel, Halloran, qui lui apprend qu'il doté du « Shining », un pouvoir télépathique qu'il possède lui aussi et qui expliquerait pourquoi Danny discute souvent avec Tony, un ami fictif qui s'exprime par la bouche du garçon. Le cuisinier met également en garde Danny quant à ce qu'il pourrait voir dans cet hôtel et lui interdit de pénétrer dans une chambre mystérieuse portant le numéro 237. Très vite, Dany perçoit le drame qui s'est joué dans l'hôtel dix ans auparavant et la curiosité finit par l'emporter. Il entre dans la chambre, où il est agressé par une créature mystérieuse. Wendy soupçonne son mari, devenu de plus en plus irascible et qui suite à cette accusation sombre davantage dans la folie : sous l'emprise d'hallucinations, il assiste à une soirée des années 20 et le spectre de Grady, l'ancien gardien l'encourage à massacrer sa famille. Wendy parvient à enfermer Jack dans la chambre froide, mais ce dernier qui a coupé tous les moyens de communication entre l'hôtel et la plaine, est libéré par des fantômes de l'hôtel. Après avoir tué Halloran, accouru sur les lieux après avoir été avisé de l'incident par la pensée, Jack poursuit son fils une hache à la main, dans le gigantesque labyrinthe, où il meurt gelé par le froid. Le dernier plan du film le montre sur une photo en noir et blanc des années 20 (une « promesse d'immortalité » selon Michel Chion).
Le tournage commence en mai 1978 et s'éternise jusqu'en avril 1979. Le perfectionnisme de Kubrick le conduit à multiplier les prises, pendant des semaines, en prenant le risque d'épuiser ses acteurs : Shelley Duvall (qui se plaindra de la dureté du réalisateur) et Jack Nicholson. Le film sort enfin en 1980, amputée de la fin prévue dans le scénario. SHINING dure deux heures et demi et a coûté près d'une vingtaine de millions de dollars. Il aura néanmoins un grand succès au box office, malgré le mécontentement de Stephen King, furieux de voir son roman charcuté.
Nonobstant ce « détail », SHINING est une réussite indubitable : comme pour 2001 A SPACE ODYSSEY, Kubrick parvient à faire d'un genre de série B un grand film d'auteur de série A. Il ose la démesure : le rictus de Jack Nicholson et les cris épouvantés de Shelley Duvall ont traumatisé un large public dans le monde entier (1). De nombreux commentateurs voient dans ce film une réflexion sur le capitalisme, les Etats-Unis et l'Histoire (il suffit d'examiner les inscriptions des t-shirts ou des pulls que portent les protagonistes). Mais surtout, Kubrick revisite complètement le genre du film d'horreur. Le monde du Septième Art est profondément chamboulé par la conception nouvelle que propose Kubrick : ce n'est plus la nuit qui conditionne la peur, mais des paysages d'un blanc immaculé, des lumières aveuglantes, et les couleurs vives (mais froides) de l'Overlook Hotel.
Dans ce contexte, la musique a plus que jamais la fonction de créer l'angoisse propre aux films du genre. En effet, Kubrick ne cesse sur SHINING de multiplier les effets sonores afin d'établir une atmosphère oppressante, propice à la terreur : déformations électroniques de Wendy Carlos et textures dissonantes de la musique contemporaine de Bartok, Ligeti et Penderecki.
Après l'expérience jouissive d'A CLOCKWORK ORANGE, SHINING fut une expérience détestable pour Wendy Carlos. Depuis les attaques dont avait fait l'objet A CLOCKWORK ORANGE, Stanley Kubrick avait pris de la distance avec la société et ses collaborateurs. Wendy Carlos a fait les frais de cet isolement forcé : elle a du travailler à distance, en se fondant sur le livre de Stephen King et non pas sur les images. De nombreuses démos ont vu le jour, et une musique originale composée de A à Z pour le film, que le réalisateur a complètement sabordé afin d'utiliser des morceaux du répertoire. N'ont survécu que le « Dies Irae » et « Rocky Mountains », que l'on entend au début du film.
Le « Dies Irae » est une version électronique du fameux Die Irae de la Messe des Morts, maintes fois repris par les compositeurs (Berlioz dans sa « Symphonie Fantastique » pour ne citer que lui). Amplifié par une pléthore d'effets bizarres et de voix digitales, ce thème introduit le film en évoquant dès le générique la menace qui plane sur ce modeste chef de famille, que l'on voit rejoindre en voiture l'hôtel Overlook pour obtenir un emploi de gardien (tierces descendantes, litanie lancinante sur des notes conjointes). On entend de nouveau la musique de Wendy Carlos lorsque la famille entière se dirige vers ce qui deviendra leur lieu de résidence pendant l'hiver. La compositrice signe avec « Rocky Mountains » un morceau majestueux et sombre (le plus beau thème de sa carrière cinématographique sans doute), avec des appels de cuivres échantillonnés d'une ampleur sidérante : la musique est moins sinistre ; elle évoque de manière subliminale l'héroïsme dont fera preuve la jeune femme et son fils lorsqu'ils seront confrontés à la soudaine démence de Jack.
Le reste de la bande sonore est constituée de musique contemporaine et jazz.
L'emprunt à la musique contemporaine est un choix pertinent : les compositeurs qui ont suivi Schoenberg ont fait de la dissonance un élément majeur de leur langage musical. La révolution industrielle, le pessimisme d'après-guerre, la dissuasion nucléaire, le déclin de la religion au profit de l'individualisme et du capitalisme, sont autant de thèmes qui traversent la musique contemporaine et expliquent son apogée dans les années 60. Quoi de plus naturel pour Kubrick que d'utiliser cette musique pour un film d'horreur (détournement erroné du sentiment oppressant que les dissonances de cette musique provoquent chez les néophytes. Et pour cause, Penderecki a souvent influencé Hollywood, notamment Goldsmith) qui subrepticement, semble évoquer l'histoire d'une nation individualiste et capitaliste qui s'est trouvée au cœur de nombreux conflits : les Etats-Unis ? L'utilisation de la musique contemporaine dans SHINING répond à un double besoin : créer une expérience extra-sensorielle étouffante propice au sentiment d'horreur, et projeter dans son film fantastique les peurs de l'homme moderne, permettant ainsi au spectateur de s'identifier à l'histoire de façon subliminale.
Pourtant, dans SHINING, c'est plutôt la fonction sensorielle qui prédomine : « De cette histoire, je ne veux donner aucune explication rationalisante. Je préfère utiliser des termes musicaux et parler de motifs, de variations et de résonances. Avec ce genre de récit, quand on essaie de faire une analyse explicite, on a tendance à le réduire à une espèce d'absurdité ultra-limpide. L'utilisation musicale ou poétique du matériau est dès lors celle qui convient le mieux » (2). La musique est utilisée de façon complètement athématique afin de ne pas habituer les sens à des sons particuliers et à surprendre l'auditeur, bien que dès le début, Kubrick prend de soin de dévoiler les codes musicaux qu'il compte utiliser dans le film. Chaque morceau a donc sa propre fonction, et participe à sa manière à l'intention d'ensemble : jouer de la frontière ténue entre le réel et la fiction (le réalisateur radicalisera ce jeu dans EYES WIDE SHUT) .
Kubrick utilise ainsi l'adagio de la « Musique pour cordes, percussions et célesta » de Béla Bartok (qui date de 1936) lorsque Jack observe la maquette du labyrinthe où se promène son fils et sa femme (crescendo). « Le thème musical [...] réalise le phénomène de translation entre la vision réelle de la mère et l'enfant parcourant le labyrinthe et la « sur-vision » qu'en a le père, en plongée sur la maquette du labyrinthe » (3). On entend de nouveau ce thème quand Jack prend son petit garçon sur les genoux, en semblant réfléchir au meurtre, quand il travaille à son bureau, ou dans le couloir, devant la chambre 237. Le morceau de Bartok comprend un premier chant funèbre puis un second thème qui, avec ces frémissements aux cordes, et cette mélodie dans le registre aigu confiée aux violons et au célesta, ponctuée par des accords plaqués au piano et de mystérieux glissandi aux timbales instaure une atmosphère onirique, intemporelle, surnaturelle, qui peut évoquer la perte de repères. Le crescendo qui suit est par ailleurs typique de celui que le cinéma d'horreur a popularisé. Pour autant, malgré l'intelligence évidente de l'emprunt, Michel Chion trouve cette synchronisation décevante : « Dans les deux [premiers] cas, la rigidité et la netteté clinique de l'image, conforme au style qu'affectionne Kubrick, semblent ne pas « s'accrocher » de manière rythmiquement convaincante avec le frémissement arachnéen de la musique de Bartok, et avec sa finesse instable. D'autre part l'image semble sagement se caler sur le temps de la musique, en une sorte de mélodrame rudimentaire » (4).
L'œuvre post-sérielle de Penderecki (« Utrenja », « De Natura Sonoris n°2 », « Le Réveil de Jacob », « Polymorphia ») est celle qui est utilisée le plus souvent dans SHINING, rythmant les mystérieuses apparitions de l'hôtel (on entend aussi le « Lontano » de Ligeti au début du film). Le « De Natura Sonoris N°2 », écrit en 1971 pour un orchestre réduit, utilise des clusters de cordes et des cuivres, encadrés par des chants plaintifs à la flûte à coulisse et à la scie musicale. Dans « Utrenja » le compositeur polonais travaille des bruits humains dissonants, avec pour résultat dans le film de créer une présence fantomatique et menaçante, celle des spectres de l'Overlook (on l'entend beaucoup à la fin, lorsque Wendy tente d'échapper aux fantômes de l'hôtel puis lorsque Jack poursuit Danny dans le labyrinthe). Dans « Polymorphia », Penderecki utilise de très nombreux effets de cordes qui ont depuis été repris à foison par tous les compositeurs de films d'horreurs (sans jamais atteindre le génie du maître par ailleurs) : clusters de glissandi, clusters de quarts de tons dans l'aigu, col legno, bartok pizz, percussions sur la caisse, etc... avant de terminer très curieusement sa pièce par un accord en do majeur (il partage ici le goût de l'ironie avec Stanley Kubrick).
Les clusters sont également utilisés dans cette pièce plus lyrique de 1974 illustrant un épisode de la Bible « Als Jacob Erwachte » (Le Réveil de Jacob). Dans un entretien qu'il a donné à Michel Ciment en 1980, Stanley Kubrick explique que l'adéquation parfaite entre le titre de la pièce et le contenu de la scène illustrée, où l'on voit Jack se réveiller après un cauchemar, n'est qu'une coïncidence. Pourtant rien n'est moins sûr, car cette synchronisation a du jouer de façon inconsciente : la pièce, très progressive, a été écrite pour évoquer un rêve ; les effets inspirent nécessairement un songe et invitent donc à une telle synchronisation. Au début du film, la première musique dissonante que le spectateur entend est d'ailleurs ce morceau de Penderecki, alors que Danny parle à Tony devant le miroir de la salle de bain. Kubrick éveille le spectateur au drame qui va suivre et expose la codification sensorielle qu'il utilisera ensuite (jouant ainsi avec les nerfs du spectateur).
La violence générale de l'œuvre de Penderecki, marquée par la guerre et les génocides (Penderecki a signé avec « Les Thrènes pour les Victimes d'Hiroshima » la pièce la plus dissonante, la plus fascinante, la plus provocante, la plus déchirante de toute l'histoire de l‘humanité) exalte avec brio la psychologie chaotique des personnages de SHINING : les pulsions meurtrières de Jack, les visions de Danny et les angoisses de Wendy. Avec comme toujours une synchronisation dramatisante et presque miraculeuse de la musique, à qui l'on adjoint parfois quelques bruitages afin d'amplifier leur émotion.
Lorsque la musique s'arrête, c'est pour faire place à un silence qui participe également de la dramaturgie. A l'instar d'Einstein, qui disait que le silence qui suit la musique du Mozart est encore du Mozart, le silence chez Kubrick reste une façon de penser la musique. Les bruitages de la vie quotidienne sont également un moyen de dramatiser le film : ainsi, les roues du tricycle, sonores lorsqu'elles touchent le parquet, étouffées lorsqu'elles touchent le tapis, les bruits de la balle de Jack (bruitages qui un peu plus tard résonneront d'une étrange façon dans la musique de Bartok) ou de la machine à écrire. De ce point de vue, SHINING hérite musicalement de 2001.
D'un autre côté, pour faire contrepoids à la brutalité musicale de la musique contemporaine, on entend des airs dansants des années 20 interprété par le Ray Noble Orchestra, « It's All Forgotten Now » et « Midnight, the Stars and You » qui illustre la fête et le générique de fin et évoque la nostalgie d'une époque révolue ainsi qu'une chanson de Henry Hall & Glen Eagles Band : « Home ». Ces dernières sont à la fois des respirations dans l'oppression du film et des contrepoints ironiques : « Home » accompagne le générique de fin, se moquant à la fois des sentiments d'effroi du spectateur pendant le film et de la situation de Jack qui en mourrant semble être rentré à la « maison ». Ultime coup de génie : Kubrick termine son film par des bruits de conversation, ceux des spectres de l'hôtel qui poursuivront leurs fêtes éternellement, conduisant au meurtre tous les gardiens qui se succèderont à l'Overlook. Le mode de reproduction chez les fantômes est en effet la mort (toujours l'analogie Eros/Thanatos).
(1) Un film comme TWISTER (Jan de Bont) a même amplifié l'effroi du film en faisant le parallèle entre des scènes de SHINING projetées dans un drive-in et des tornades: alors que sur l'écran Jack Nicholson défonce à la hache la porte qui le sépare de sa femme, une tornade déchire la toile !
(2) « Stanley Kubrick à Michel Ciment » dans « Kubrick », cité par Elizabeth Giulani
(3) Elizabeth Giulani : « Stanley Kubrick et la musique ». AFAS - Association française des détenteurs de documents sonores et audiovisuels, 21 octobre 2005 [en ligne] (http://afas.imageson.org/document57.phpl)
(4) Michel Chion, « Stanley Kubrick » in « La musique au Cinéma »
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