par Benoit Basirico
- Publié le 20-09-2019Pour l'adaptation du roman de Stephen King, Stanley Kubrick retrouve la compositrice Wendy Carlos, dont les expérimentations électroniques avaient défini l'ambiance sonore d'« Orange Mécanique ». Cette nouvelle collaboration pour « Shining » donne naissance à une bande originale atypique, marquée par une dualité fondamentale : d'un côté, les compositions électroniques sur mesure de Carlos, et de l'autre, une sélection rigoureuse d'œuvres de musique contemporaine. Kubrick, en chef d'orchestre absolu, fusionne ces deux univers pour créer un paysage sonore qui transcende la simple illustration et devient un acteur à part entière de l'effroi, mêlant les textures synthétiques aux dissonances orchestrales de compositeurs d'avant-garde comme György Ligeti, Béla Bartók et Krzysztof Penderecki.
Le thème d'ouverture est une pièce maîtresse. Inspirée du « Dies Irae », un chant grégorien traditionnellement associé à la messe des morts et magnifiquement traité par Berlioz, cette séquence est un coup de génie. Le choix des instruments est ici crucial : en troquant l'orchestre symphonique pour des synthétiseurs, Carlos déshumanise la mélodie sacrée. La distorsion électronique et le rythme lancinant transforment le présage divin en une menace implacable et moderne. Dès le premier plan aérien suivant la voiture des Torrance, cette musique ne se contente pas d'accompagner l'image ; elle installe une angoisse sourde, signifiant que le voyage vers l'hôtel Overlook est une descente inéluctable vers la folie et la mort.
La relation entre la musique et le film est une symbiose parfaite où le son façonne la perception de l'espace. Les œuvres de Ligeti et Penderecki, avec leurs clusters atonals et leurs glissandos stridents, ne servent pas de simple fond sonore mais incarnent la présence malveillante qui hante l'hôtel. La musique épouse l'architecture labyrinthique du lieu, ses textures sonores complexes et anxiogènes reflétant les couloirs infinis et les espaces vides. Lorsque la caméra de Kubrick flotte dans les dédales de l'Overlook grâce à l'usage révolutionnaire du Steadicam, la bande-son crée une tension psychologique insoutenable, suggérant que les murs eux-mêmes respirent et murmurent, transformant le décor en une entité monstrueuse.
Cette efficacité redoutable cache cependant une collaboration tumultueuse entre le réalisateur et la compositrice. Fidèle à sa méthode de travail notoire, Stanley Kubrick avait initialement commandé une partition complète à Wendy Carlos. Or, au montage, il a rejeté la quasi-totalité de son travail, ne conservant que le thème principal et quelques autres fragments. Il leur préféra les morceaux de musique classique contemporaine qu'il avait utilisés comme bande-son temporaire. Ce processus, similaire à celui qui avait conduit au rejet de la partition d'Alex North pour « 2001 : l'Odyssée de l'espace », révèle le contrôle autocratique de Kubrick sur chaque élément de ses films, considérant la musique non comme une commande, mais comme un matériau qu'il s'approprie et assemble pour servir sa vision.
En dépit de cette genèse conflictuelle, la bande originale de « Shining » est un chef-d'œuvre de curation et d'intégration. Le résultat est une créature hybride, un collage sonore audacieux qui s'avère bien plus terrifiant qu'une partition traditionnelle. La fusion d'un thème électronique iconique, basé sur un chant séculaire, et d'œuvres orchestrales d'avant-garde, crée une atmosphère unique qui encapsule parfaitement les thèmes du film : l'isolement, la fragmentation de l'esprit et la collision entre le passé et le présent. Son héritage est immense, ayant redéfini l'usage de la musique dans le cinéma d'horreur et prouvé que le silence et la dissonance peuvent être infiniment plus effrayants que n'importe quelle mélodie.
par Benoit Basirico
Panorama BO : des musiques issues des adaptations de Stephen King (76-96)