Philippe Schoeller : On a commencé très tôt à travailler sur l'audiovisuel. J'avais 21 ans et Pierre 17 ans lorsqu'on a fait un film de plus d'une heure avec une caméra en super 8 et un magnétophone Revox. Depuis j'ai écrit beaucoup de partitions, fait beaucoup de concerts. J'ai commencé plus tôt que lui dans la création : partition, orchestre, musiciens, concert. Donc évidemment nos trajectoires se sont faites ensemble, simultanément. Pour son film VERSAILLES, on a décidé ensemble que je composerais la musique originale.
Vous provenez de la musique contemporaine. Le pont avec la musique de film est-il aisé ?
P.S : Qui dit "pont" dit "rive", donc "écart". La musique contemporaine pourrait être une rive, et ce que représente la musique de film en est une autre. De fait, la musique a mille ans d'histoire, elle est contemporaine depuis 10 siècles car cela fait mille ans que l'on invente de la musique avec les partitions. Le cinéma a quant à lui à peine un siècle. Cependant j'écris la musique comme Guillaume de Machaut en 1100, avec le même système, c'est à dire avec des instruments tel que le violon qui existe depuis trois siècles. Le cinéma n'existait pas quand Vivaldi était là. Ce qui est toujours contemporain en musique c'est l'invention, et celle-ci, au XXIème siècle, est reliée à une tradition. C'est un vaste débat, c'est le débat du grand public. Je fais de la musique pour n'importe qui, donc le grand public, mais le grand public de la musique n'est pas ramifié de la même façon que le grand public du cinéma parce que le cinéma c'est avant tout une invention industrielle au sens noble, c'est le seul art qui soit né au XXème siècle. La musique et les salles de concerts sont nées bien avant les salles de cinéma. Donc même s'il y a deux rives, il ne faudrait pas tomber dans le cliché d'opposer la musique contemporaine qui serait destinée à un tout petit public et la grande musique populaire. Au départ, il y a toujours un public restreint, comme pour un certain cinéma inventif et audacieux, et peu à peu ces audaces gagnent un public plus large.
D'autre part, une des raisons pour laquelle je fais maintenant de la musique pour le cinéma, c'est la donnée technologique. Désormais une salle de cinéma s'approche de plus en plus d'une salle de concert de par la technologie. On peut restituer dans une salle de cinéma la qualité de perception à 98% environ de la perception que l'on a dans une salle de concert, d'autant plus quand il s'agit d'un orchestre. On peut certes utiliser des instruments électriques mais l'orchestre est une donnée très importante pour offrir au grand public du cinéma des émotions qui appartiennent à l'histoire totale de la musique, c'est à dire à mille ans de l'écriture de la musique. C'est ainsi qu'il faut voir les choses : il y a mille ans d'écriture donc quarante générations de compositeurs et cinq ou six générations de cinéastes.
Comment s'instaure le dialogue entre vous et votre frère dans cette collaboration fraternelle inédite entre un compositeur et un réalisateur ?
P.S : C'est très intuitif et télépathique. C'est l'avantage de la fraternité même si avec Pierre, on a des goûts assez différents, on est assez différent dans notre rapport au monde et à la vie. La poétique de VERSAILLES était en harmonie avec la musique. Ceci dit l'alchimie audio-visuelle est une chose très mystérieuse, complexe, organique. L'EXERCICE DE L'ETAT est dans la continuité de VERSAILLES, le triptyque commençant à s'affirmer. J'ai lu le scénario, j'ai discuté avec lui de son idée - on parle assez peu et de façon assez économe et efficace - et je lui ai dit que son film était du Mozart, pas au sens "films d'époque", mais au niveau du rythme, de la vivacité, de l'énergie, voir d'une certaine "cruauté" - au sens noble -, une certaine qualité de précision, de l'attaque musicale et de la vitesse, que j'associe à ce sommet du style en musique qu'est la perfection, l'équilibre, l'économie propre à cette période historique et à la musique classique de Mozart, Haydn, voire même le premier Beethoven et Scarlatti. Je lui ai dit aussi, à partir de la lecture du scénario, que c'était une chose en rapport avec l'invention que je développais dans des matériaux de musique électronique. A cette période là je faisais une oeuvre pour quatuor à cordes, voix soprano et électronique, à l'IRCAM. Je suis allé sur le tournage, je me suis imprégné de l'ambiance. C'est un peu comme une parfumerie, ce n'est pas très rationnel, il faut sentir, voir, imaginer. J'ai trouvé des affinités.
Le film était en train de se faire dans un temps très court, car le film allait à Cannes. J'aime l'urgence, non pas la panique mais la nécessité de trouver des choses justes et vite. En développant ma culture cinématographique à l'extrême grâce à Internet, j'ai appris par exemple chez des compositeurs comme Lalo Schifrin, John Williams, Maurice Jarre, voire même Hans Zimmer, des principes, des lois qui gouvernent la sphère émotionnelle audio-visuelle. Chez les grands cinéastes et les collaborations (Morricone et Leone, Kubrick et la musique classique), j'ai analysé toutes sortes de processus qui sont encore relativement non formulés, car c'est un art jeune, dont celui du transfert de l'énergie de l'image à l'énergie de la musique, qui fait qu'on "entend avec les yeux". C'est une chose que j'ai pu développer sur une musique que j'ai faite sur scène, interprétée en direct, pour la projection d'un film de Lev Koulechov, "Dura Lex", un huit clos de chercheurs d'or, d'une durée d'1h20. L'auditorium du Louvre m'avait commandé une musique originale pour ce film muet, où la partition n'existait pas dans la conception du réalisateur, si ce n'est que le génie de Koulechov, comme d'Eiseinstein, de par la contrainte du cinéma muet, leur a fait inventer une réelle musique des yeux, qu'on appelle le montage, qui est le rythme, le timing, la façon dont le temps est construit en terme de partition comme l'est la musique. Ce ciné-concert était une des plus belles expériences de ma carrière de compositeur. J'en ai parlé avec Pierre et on a intégré dans son film ces processus, qui sont des techniques sur la relation entre l'oeil et l'oreille, telle la synesthésie. J'ai imaginé un son électronique avec des cordes, et dans le rythme du scénario, dans la respiration rythmique du film, ça marchait parfaitement, il se passait quelques chose. Nous avons d'une part fait des insertions dans le film où la musique prend le pas sur la bande son. Et de l'autre, Pierre a fait des choix audio-visuels dans ce sens, par exemple dans la scène de l'enterrement, de mettre un silence absolu, un zéro décibel où il n'y a plus que l'oeil et des visages, ce qui est très radical et rare au cinéma. D'ailleurs, parfois, les différences artistiques se sont prononcées parce qu'à ce moment-là, je voulais faire presque un fondu au noir avec une "lumière" donnée par une image sonore, plutôt qu'une image du silence.
Donc la question du silence n'est pas forcément une question de limite, c'est une question de puissance, choisir entre le plus audiovisuel ou le plus auditif. Kubrick l'a beaucoup utilisé dans les "interludes" de 2001, ODYSSEE DE L'ESPACE.
Pourquoi le choix des percussions dans la partition de L'EXERCICE DE L'ETAT ?
P.S : Le choix des éléments à haute énergie comme la percussion, cela correspond au rapport à d'autres frontières que l'Europe. Le film parle de politique, mais aussi de la force vitale, du fondement même de la musique qui est le rythme. La musique est un art du temps, le cinéma le donne à voir. Le film est sauvage, rythmé, incarné, corporel - le ministre est un corps avec toutes ses fantaisies - il y a beaucoup de dimensions dans le film. J'ai entendu dire qu'il pouvait être un thriller politique, c'est vrai qu'il y a aussi cette dimension.
Comment avez-vous intégré des éléments de la bande son dans votre musique ?
PS. : Ceci est une question passionnante. J'ai une approche de continuité entre la bande sonore, et ce qu'on appelle la musique. Cela rejoint les considérations des compositeurs du XXème et du XXIème et même de la fin du XIXeme, à savoir qu'est ce qui fait le passage entre l'espace sonore et l'espace musical. Donc quand j'étais sur le plateau, j'ai discuté avec l'ingénieur son qui prenait le son, j'ai vu les ambiances, j'ai entendu le parfum et la poétique du film. Par exemple, on voit Saint-Jean, le ministre, qui est à une réunion, il est nerveux, et fait "clic clic clic" avec son briquet. Pierre, le réalisateur, à décidé de partir dans l'imaginaire de Saint Jean sous forme de cauchemar, on voit son cauchemar, ses angoisses, son anxiété avec la charge du travail qu'il a assumé. Et ce "clic clic clic" est devenu un son de claves (petite percussion en bois) qui déclenche et embrase un grand orchestre, celui que j'ai dirigé à Sofia. C'était un des passages de la bande son à la "bande-musique", avec ce son de briquet qui devient un son de grand orchestre. Cette réalité politique documentaire peut basculer très vite grâce à la bande son dans l'imaginaire de la musique. C'est très puissant en terme d'imagination. C'est une question importante qui préoccupe beaucoup de cinéastes parce qu'on peut toujours "plaquer" de la musique, mettre une sauce comme on dit, alors qu'une continuité, une forme d'aiguillage, devient un espace d'invention extrêmement excitant, c'est vraiment cela l'art audio-visuel, le cinéma.
Comment avez-vous mêler les sons électroniques avec l'orchestre ?
PS. : Les sons électroniques sont construits grâce à un ordinateur, avec mon expérience de l'IRCAM. J'ai la possibilité de construire des sons électroniques extrêmement complexes et de très haute qualité. Pour ce qui est de la musique avec les instruments traditionnels, j'écris sur papier à la main des partitions, parfois sur soixante portées. C'est mon métier depuis trente ans et je dirige aussi la musique. Pour ce film, nous avions grâce à un jeune éditeur extraordinaire, Jean-Paul Secher des éditions Archipel, le moyen de communiquer, à la salle de montage du film, en à peine 24h une maquette extrêmement fidèle à la réalité acoustique, à la perception d'un orchestre. Les protocoles de communication dans la musique écrite sont très sophistiqués, même si rodés par l'histoire, et il faut écrire la musique, la donner aux musiciens, répéter, enregistrer, et aussi mixer jusqu'à 200/300 pistes.
Pensez-vous comme beaucoup de jeunes béophiles qu'Hans Zimmer a inventé au cinéma le mélange électro-orchestral ?
P.S : Non, Hans Zimmer est au cinéma ce que le Vatican est à la religion. C'est une industrie de la banalisation. C'est un super compositeur, j'adore, mais qui a une audace complètement absorbée. C'est le Mac Do place Vendôme. Il n'y a pas vraiment une invention, une audace, un changement dans les habitudes de perception par rapport à ce qui s'est fait avant lui. Il fait juste la synthèse, et cela est efficace. C'est une industrie de qualité, mais ce n'est pas une industrie de l'audace. Il y a plus d'inventions dans la BO de DIE HARD 4 ou du SEIGNEUR DES ANNEAUX, dans la connexion entre l'image sonore, la bande sonore à proprement dite et l'invention musicale. Hans Zimmer reste très traditionnel avec une musique à thèmes qui vient rassurer la mémoire de perception de l'auditeur.
Le réalisateur vous a-t-il donné des références musicales pour vous guider sur L'EXERCICE DE L'ETAT ?
P.S : Pierre avait écouté durant l'écriture la musique de Salvatore Sciarrino, compositeur italien très subtile, teinté de légère décadence, avec un matériau musical extrêmement raffiné, une sorte "d'écriture électronique instrumentale". Pierre a une bonne culture de la musique, mais elle est assez volage. Il avait des idées assez précises mais qu'il fallait lui faire formuler, il avait plutôt des intuitions. Ce qui est formidable d'ailleurs !
On a aussi discuté de musiques de films, je faisais appel à des références du cinéma, comme Herrmann/Hitchcock, les meilleurs pour moi, mais aussi bien sûr ce binôme très original Michael Nyman/Greenaway qui, comme Greenaway le dit, travaillent dans deux univers différents, séparés, chacun de leur côté, et la rencontre a lieu en bout de piste. A l'inverse, Ennio Morricone et Sergio Leone faisaient la musique avant de tourner le film, comme Lalo Schifrin. Après, il y a l'école Hans Zimmer qui est complètement différente, qui intervient dans la post-production. Donc il y a tout les cas de figures de rencontres entre un univers musical et un univers visuel. Et je me nourris de toute cette culture, dans les salles de cinéma, et aussi chez soi, grâce aux DVD.
Désormais, souhaitez-vous vous émanciper du cercle familial pour travailler avec d'autres réalisateurs ?
P.S : C'est ce que je souhaite au plus haut niveau, oui. Travailler très vite avec beaucoup de cinéastes différents, que ce soit pour des comédies, des films de science-fiction, des films réalistes... à bon entendeur salut !
Howard Shore ou Michael Nyman sont des gens qui ont travaillé à partir du cinéma. Je viens du milieu de la musique de concert, les yeux fermés, je dirais la musique pure, celle que l'on écoute pour l'écoute. J'ai travaillé aussi avec toutes sortes d'instruments, ceux de la musique médiévale, avec des percussions, des matériaux électroniques, de l'orgue, des choeurs d'enfants, sans parler de l'univers lyrique, la voix. Là je suis en train d'écrire une pièce pour choeur d'enfants et orchestre.
Ma grande passion du cinéma, ainsi que la chance d'avoir un frère cinéaste, me fait désormais compositeur de musique au cinéma, dans ces salles de concerts où l'on regarde et l'on entend. J'aimerais beaucoup travailler par exemple avec Roman Polanski. C'est une nouvelle voie dans ma vie de restituer la beauté de la musique de film, d'honorer cette chose, c'est un domaine vraiment passionnant !
Interview B.O : John Williams par Jean-Christophe Manuceau (auteur, L'Oeuvre de John Williams)