par Damien Deshayes
- Publié le 12-05-2008Nous sommes en 1964, et Stanley Kubrick cherche un nouveau thème pour son prochain film. La conquête spatiale est déjà depuis quelques années la principale préoccupation des deux « belligérants » de la guerre froide. L’Union Soviétique lance le premier satellite artificiel, le Spoutnik, en 1957, puis envoie le premier homme dans l’espace en 1961. La même année, le président des Etats Unis, J.-F. Kennedy annonce l’octroi d’un budget d’une vingtaine de milliards de dollars pour le projet Apollo. Par ailleurs, un débat sur l’hypothèse d’une vie extra-terrestre agite la population depuis 1946, date à laquelle la première observation d’un OVNI a été officiellement constatée.
Kubrick étant un homme de son époque, ce seront donc ces deux thèmes qui serviront de base au scénario que rédige Arthur C. Clarke, revenu pour l’occasion du Sri Lanka où il résidait. Contrairement à une opinion trop souvent répandue, 2001 n’est pas simplement l’adaptation d’un roman d’Arthur C. Clarke. Il s’agit bien d’un scénario original écrit par l’auteur sur la base d’une de ses précédentes nouvelles : LA SENTINELLE (The Sentinel): le livre sera rédigé juste avant la sortie du film, Clarke signant là l’une des premières novélisations de l’histoire du cinéma.
Le tournage commence en décembre 1965, dans la plus grande confidentialité : 4 mois de tournage pour les comédiens, 18 pour les seuls effets (certaines mauvaises langues disaient en plaisantant que 2001 serait la date de sortie du film). Kubrick, comme dans DR STRANGELOVE, s’efforce d’être le plus réaliste possible (au point d’exaspérer nombre de ses collaborateurs, comme Tony Masters) : son obsession pour l’authenticité des décors et du scénario le conduira à s’entourer de collaborateurs éminents, comme l’ancien conseiller de la NASA Harry Lange et le directeur du laboratoire d’intelligence artificielle du prestigieux MIT, Marvin Minsky. Le réalisateur est ainsi le premier (ou du moins l’un des premiers) à imaginer avec une exactitude troublante l’aspect qu’a notre planète vue de l’espace. Les techniques cinématographiques utilisées par les collaborateurs du cinéaste sont rares ou révolutionnaires : utilisation de la technique de la projection frontale (utilisée dans la première partie du film), de l’arrêt sur image, redécouverte du rotoscoped matte (méthode de superposition d’images animées inventée par Disney), de la double exposition, invention de la slit-can (utilisée dans les séquences psychédéliques qui accompagnent le voyage de Dave par delà l’infini) et du video remote control (une caméra contrôlée à distance).
L’ODYSSÉE de Kubrick sort dans les salles en 1968. Stanley a alors 40 ans. James Joyce avait le même âge, jour pour jour lorsque le 2 février 1922 il publie ULYSSE, un ouvrage titanesque qui de la même façon, constituera un séisme littéraire sans précédent. Les avant-premières laissent entendre que ce film, qui a coûté 10 millions de dollars à la MGM et à Cinérama, est un véritable fiasco. 200 personnes sortent de la salle et Kubrick, qui contrôle désormais toute la promotion de son film, en est littéralement malade. Il coupe ainsi une vingtaine de minutes. Quelques jours plus tard, malgré quelques critiques assassines dans les journaux (un journaliste qualifiant 2001 comme l’un des plus gros films amateurs jamais réalisés), les spectateurs font la queue pendant des heures pour voir le dernier film du réalisateur de LOLITA. Aujourd’hui encore, 2001 A SPACE ODYSSEY, chef d’œuvre métaphysique et formel, qui n’a pas pris une ride et qui a su garder son mystère, continue à alimenter les conversations.
Stanley Kubrick, lors de la conception de 2001, fut très tôt préoccupé par la musique. Il déclara ainsi qu’il « voulait que le film soit une expérience intensément subjective, qui touche le spectateur, comme la musique » (1)
Pendant l’écriture du scénario, Arthur C. Clarke et Kubrick avaient trouvé l’inspiration en écoutant les célèbres « Carmina Burana » du compositeur allemand Carl Orff, adaptations grandiloquentes et rudimentaires d’un recueil homonyme de chants profanes du XIII ème siècle. Deux ans plus tard, en 1939, le même compositeur avait signé un opéra d’anticipation, « Der Mond » (La Lune), et c’est tout naturellement que Kubrick et Clarke songèrent à Carl Orff pour composer la musique originale. Mais son grand âge (72 ans) prohibait toute collaboration.
Lorsque Kubrick projeta les premiers rushes au producteur du film, la MGM, il utilisa la musique du compositeur romantique allemand Mendelssohn et du compositeur britannique Vaughan Williams. Le compositeur Frank Cordell fut engagé brièvement afin d’enregistrer des extraits de la Troisième Symphonie de Gustav Mahler. Néanmoins, Stanley Kubrick élabora très vite un autre « temp-track » en utilisant les appels cuivrés d’« Ainsi Parlait Zarathoustra » de Strauss (indicatif d’une série télévisée sur la première guerre mondiale qui passait à l’époque sur la BBC), les textures vocales et mystérieuses du compositeur hongrois Ligeti (« Atmosphères » pour orchestre, « Lux Aeterna » pour cœur a capella, le Kyrie du « Requiem » pour chœur et orchestre) et un adagio pour cordes et harpe extrait de la musique du ballet « Gayaneh » d’Aram Khatchatourian. Ce n’était déjà plus une bande son temporaire pour Kubrick, qui déclara à la MGM qu’il songeait à utiliser définitivement de la musique préexistante pour son film.
Pour des raisons marketing, les producteurs rejetèrent catégoriquement l’idée de Kubrick et proposèrent une collaboration avec Alex North. Ce dernier, qui venait d’achever la musique de QUI A PEUR DE VIRGINA WOLF fut enchanté à l’idée de collaborer de nouveau avec Kubrick et s’envola pour Londres en décembre 1967. Kubrick tenait encore à sa bande son temporaire et proposa à Alex North de garder une partie des musiques préexistantes qu’il avait déjà synchronisé. North sentait au contraire qu’il pouvait « composer une musique dont les ingrédients et l’âme plaisaient à Kubrick, et donner à cette musique une cohérence, une homogénéité et un sentiment de modernité ». Pendant deux semaines, installé dans un appartement de Chelsea près de la Tamise, North écrivit quarante minutes de musique, assisté par son orchestrateur Henry Brandt. De temps à autres, North et le réalisateur se concertaient au téléphone. Kubrick semblait satisfait mais Alex North, exténué par les longues semaines de labeur qu’il venait de vivre (il souffrait « de spasmes musculaires dus au stress et de problèmes de dos » nous précise Baxter (2)) dut attendre début février pour obtenir l’autorisation d’enregistrer. La partition fut enregistrée en deux mois à Londres dans des conditions difficiles : chaque matin, Alex North devait être conduit au studio en ambulance. Il rentra aux Etats-Unis peu après, satisfait, mais avec le pressentiment « que tout ce qu’[il] avai[t] écrit pour remplacer le Zarathoustra de Strauss ne pourrait pas satisfaire Kubrick, bien qu’[il] ait utilisé la même structure musicale, en la transposant dans un langage plus moderne, et en lui donnant un impact dramatique plus fort. » On sait ce qu’il est advenu de son travail…
Sa musique percussive, cuivrée et très souvent atonale est très largement sous influence : on y décèle ainsi des références très claires à l’orgue d’ « Ainsi Parlait Zarathoustra ». Dans l’ensemble, cette partition s’avérait complètement hors de propos. Kubrick a retiré de son film beaucoup de séquences narratives, qui éclairaient le mystère à l’œuvre : le résultat final, devenu elliptique, est du coup bien plus hermétique que le projet original. Dans ce contexte, la musique de North se devait d’être narrative afin de donner au spectateur les clés pour comprendre. Mais le compositeur est sans doute tombé dans l’excès inverse : sa musique est imposante, elle souligne les choses mais n’éveille pas nécessairement le spectateur à ce qu’il y a au delà de l’image. Le rejet de la partition de North, trop démonstrative, a laissé place à une musique qui fait l’économie de ses moyens : elle intervient comme personnage insidieux, dont le propos est un écho discret à l’image ou un récitatif laissant deviner les intentions de Kubrick.
Le « 2001 » de North, sublime en écoute isolée, a depuis été interprété par Jerry Goldsmith et éditée par Varèse Sarabande. Quant à North, il n’apprit le rejet de sa partition que lors de la projection en avant première à New York. Il eut cette phrase très digne, citée par Michel Chion (3) : « Que puis-je dire ? C’était une belle expérience, mais frustrante, et […] je pense que cette musique germanique de la fin du XIXe siècle n’était pas totalement en accord avec la conception brillante de Clarke et Kubrick. »
North n’avait sans doute pas assez de recul pour pouvoir juger équitablement de l’adéquation de la musique du répertoire au film. Le montage définitif de Kubrick (qui exclut toute narration traditionnelle, aussi bien du point de vue du discours que de la musique) prend le parti de l’ « ésotérisme » au sens premier du terme : en apparence, un film complexe, qui peut être contemplé pour sa seule forme par les « néophytes » (le grand public), mais qui ne peut être compris que par les « initiés » (David Bowman apparaît également comme un personnage qui peu à peu est initié à une réalité quadrimensionnelle qui le dépasse). L’initiation au mystère ésotérique, et plus largement, aux mystère de l’univers, se confond ici avec l’initiation à la musique, une analogie fréquente (dans les philosophies ésotériques on parle souvent de musique des sphères pour parler de l’harmonie cachée qui unit les éléments de l’univers (4)), qui explique sans doute pourquoi tant de musiciens ont été initiés à la Franc-Maçonnerie (Mozart, Haydn, etc…) et pourquoi on retrouve des analogies entre la notation musicale et l’ésotérisme (5). La culture musicale est une condition sine qua non pour percer le mystère de 2001, ce qui rend d’autant plus impérieux le recours à des musiques du répertoire « savant », connues des seuls mélomanes. 2001 contient donc un message « codé » et... le code correspondant. Ce parti-pris ésotérique est d’autant plus justifié que le film, en plus d’être hermétique, parle d’intelligence. Or c’est justement l’intelligence qui permet de percer les mystères de l’univers. Nous verrons par ailleurs que le thème d’ « Ainsi Parlait Zarathoustra », connu comme celui l’ « Enigme du Monde », contient aussi des éléments ésotériques…
L’impact de la musique dans 2001 A SPACE ODYSSEY est très largement dû aux nombreux silences qui la mettent en valeur (les passages dramatiques ne sont pas soulignés par de la musique)... Résonances sourdes de l’espace, respiration lancinante de Dave, sons de pas, de cuisine réverbérés dans les dernières séquences, ces bruits de fond qu’on doit également appréhender comme une musique (les inspirations et expirations de Dave « rythment » la séquence dans l’espace et amplifient l’angoisse – cette « musicalisation des bruits » (6) , on la retrouve dans la scène du hangar dans KILLER’S KISS et dans plusieurs scènes de SHINING, avec les roulettes du tricycle et les bruits de la balle), acquièrent une importance capitale en meublant les silences et en permettant à la musique de se développer dans toute son ampleur lorsque le film le nécessite. La musique permet de « dire » tout ce que les protagonistes de cette histoire, souvent taciturnes, ne disent pas. Kubrick dira au New York Times que « certains domaines du ressenti et de la réalité ne sont pas accessibles aux mots. Les formes d’expression non verbales comme la musique ou la peinture peuvent les atteindre, mais les paroles sont de terribles camisole de force. Il est intéressant de constater combien de prisonniers de ces camisoles n’aiment pas qu’on les libère. » (7)
2001 A SPACE ODYSSEY est un film dont les séquences sont très longues. La synchronisation de certaines pièces comme celles de Ligeti, textures de clusters qui se meuvent lentement dans le temps, n’en est que plus facile. Néanmoins, l’importance de la musique n’en est pas moins centrale et dans l’esprit du public, les musiques ainsi synchronisées sont restées attachées aux images qu’elles illustraient, jusqu’à entretenir l’illusion qu’elles ont été composées pour le film.
L’une des mises en avant de la musique les plus significatives dans 2001 intervient dès le début du film. 2001 est en effet introduit par un long noir de près de 2 minutes 30, illustré musicalement par les « Atmosphères » (1961) de Ligeti (thème de l’infini), extrêmement réverbérées, comme il était d’usage à l’époque. Il est déjà inhabituel de commencer un film par un noir d’une telle durée (8), mais imposer au spectateur d’un film à grand spectacle un morceau dissonant de Gyorgy Ligeti pour l’introduire, c’était définitivement une révolution sans précédent.
A tous points de vue, cette séquence « vide » est une ouverture (qui n’est pas sans rappeler la séquence vide musicalisée faisant office d’entracte dans SPARTACUS). Néanmoins, il n’est pas possible d’assimiler cette séquence aux ouvertures musicales des « péplums hollywoodiens » (comme dans Ben-Hur), car ce serait mal préjuger des intentions de Kubrick. Le noir de 2001 est une ouverture d’opéra et doit être analysée comme telle : « Atmosphères » est semblable aux ouvertures qui retentissent dans le noir avant que le rideau s’ouvre, pour préparer au drame qui se noue. La dimension extrêmement lyrique du film confirme cette analyse (division en actes, omniprésence de la musique, importance du geste, théâtralisé à l’extrême, solennité de l’ensemble). Ce morceau a également pour fonction de créer un mystère bien avant le film, et de faire apparaître le monolithe noir (!) de façon subliminale, comme une menace. C’est à l’ouverture du rideau que le spectacle prend toute sa dimension : la première image « pleine » du film est en effet illustrée par le morceau de Richard Strauss.
Le thème de Richard Strauss, composé en 1896, est connu comme celui de l’ « Enigme du Monde ». Il s’articule autour d’un arpège ascendant de trois notes (tonique DO, dominante SOL, Tonique DO), suivi d’une modulation brutale en mineur.
L’arpège de trois notes d’ « Ainsi Parlait Zarathoustra » de Richard Strauss.
Autrement dit, Richard Strauss utilise dans la tonalité la plus fondamentale qui soit (Do Majeur), trois notes qui sont considérés comme des notes pivots dans le système tonal, notes modales vers lesquelles tout le discours mélodique et harmonique tend à se résoudre. Trois notes qui représente aussi le nombre trois, signe de l’accomplissement (L’unité + la dualité). A l’image, Kubrick nous présente trois sphères, parfaitement alignées : la Lune, la Terre, le Soleil. A la fin du film, Dave parvient à atteindre une quatrième dimension, au delà même de l’infinie perfection (alignement progressif de quatre sphères : La Lune, La Terre, Le Soleil et Jupiter !) : l’accompagnement musical de 2001 semble ainsi donner une idée de dépassement, l’idée d’un nouveau commencement, d’un nouvel ordre universel, de la verticalité, ce que la structure narrative du film confirme : 2001 est un film sur l’évolution. Il commence avec des bruits d’insecte, poursuit en observant une communauté de singes, puis s’intéresse aux hommes, avant que l’un deux devienne un surhomme : l’humanité accède à une connaissance du monde de plus en plus pointue lors du passage du monolithe. Curieusement, le film 2001 commence avec un lever de soleil (« The Dawn Of Humanity ») : or le poème symphonique d’« Ainsi Parlait Zathoustra » s’ouvre également sur un lever de soleil.
DAVE, EN TRAIN DE VIDER LA MÉMOIRE DE HAL DANS 2001 A SPACE ODYSSEY (1968)
Mais « Ainsi Parlait Zarathoustra » est surtout le titre d’une œuvre de Nietzsche datant de 1883, où un philosophe persan du VI ème siècle avant J.-C. enseigne que le destin de l’homme est de se dépasser pour devenir Surhumain, après avoir tué Dieu. Il y a pour Nietzsche, entre l’homme et le Surhomme, la même distance qui sépare le singe de l’homme. Le film tout entier semble accréditer une vision nietzschéenne du film : en effet, on entend « Ainsi Parlait Zarathoustra » au moment où le singe découvre les vertus criminelles d’un os. La connaissance lui permet de dépasser sa propre condition, en passant de simple primate à un être pensant : l’homme. Puis, Dave, en empêchant Hal (le cyclope d’Ulysse avec son œil unique) de devenir intelligent défie le monolithe, dont certains disent qu’il est le symbole d’une puissance supérieure, et devient Surhumain. Tout naturellement, beaucoup de commentateurs du film ont interprété les dernières séquences, dont le dernier plan, celui du fœtus qui regarde la terre, est sonorisé par le morceau de Strauss, comme une métaphore de l’ « Eternel Retour ». Les nombreux champs-contrechamps dans la pièce (dont la photo soignée annonce BARRY LYNDON) – qui en évitant l’utilisation de morphings, rendent la scène encore plus saisissante, puisque c’est ici le regard de Dave qui permet son propre vieillissement -, le passage du vieillard au fœtus, confirment cette thèse. Par ailleurs, Dave, en désactivant la mémoire de Hal, provoque la régression de l’ordinateur : encore le mythe de l’Eternel Retour, symbolisé ici par une chanson enfantine… Pour d’autres commentateurs, l’interprétation Nietzschéenne est une erreur monumentale : l’interprétation donnée par le livre et le film de l’ « Eternel Retour » et du « Surhomme » serait du coup erronée parce que trop littérale (pour Nietzsche, en effet, on ne parle de Surhomme que lorsque l’homme s’est affranchi de la puissance divine et des valeurs traditionnelles…). La conscience populaire a en effet donné à ce mythe Nietzschéen une signification qu’il n’a jamais eu (une simplification moderne qui en fausse la compréhension). Néanmoins, le lien entre le morceau de Strauss et cette interprétation semble plutôt évident. Il n’est pas dit qu’Arthur C. Clarke et Kubrick n’ait pas eux même fait une erreur philosophique…
On a beaucoup glosé sur la signification du monolithe, dont les morceaux de Ligeti (« Requiem », « Lux Aeterna » et « Atmosphères ») accompagnent musicalement chaque apparition. Présence extraterrestre (c’est la thèse qu’Arthur C. Clarke adopte dans sa novélisation), divinité (les morceaux de Ligeti ont une forte connotation religieuse), principe intelligent, ou les trois à la fois ? Notre interprétation est que le monolithe représente la connaissance, qu’importe le nom qu’on lui donne (bien que dans notre acception, le monolithe représente plutôt Satan que Dieu, c’est à dire, d’un point de vue mythologique la connaissance dévoyée). Lorsque le singe a accédé à la connaissance (et donc à l’intelligence), il découvre qu’un os peut servir à éliminer celui qui menace sa survie (pour Kubrick et Clarke, la connaissance permet à une civilisation d’évoluer, d’éliminer l’ennemi quel qu’il soit et donc de survivre, par la violence le plus souvent). Ainsi, plus tard, le monolithe permet à Hal (à noter qu’il suffit d’ajouter une lettre pour obtenir IBM, l’un des partenaires du film) d’accéder à la connaissance et à l’intelligence (qu’on définit parfois comme la conscience de sa propre existence)… et d’éliminer Dave pour survivre. Il est remarquable que le morceau de Richard Strauss commence sur le monolithe : il permet de lier le crime à la connaissance.
La valse du « Beau Danube Bleu » n’a quant à elle pas de signification particulière, bien que selon Michel Chion « son début est construit thématiquement sur un arpège d’accord parfait majeur ascendant (comportant la tierce majeure), rappelant le motif de « Zarathoustra » dont il est la contraction dans l’espace d’une quinte » (9) . Pour accompagner la navette qui fait escale à la station spatiale, Kubrick avait d’abord eu l’intention d’utiliser la « Troisième Symphonie » de Malher et « Songe d’une Nuit d’Eté » de Mendelssohn, avant de choisir la valse de Johann Strauss dans une version cérémonielle pour grand orchestre dirigée par Karajan. L’anecdote est connue : elle nous vient d’Andrew Birkin. Kubrick s’ennuyait en visionnant en salle de projection les rushes des effets spéciaux. Birkin rapporte qu’un vieux technicien s’endormait à tous les coups. Le projectionniste diffusait dans la sono de vieux disques classiques rayés destinés aux avants-premières. Quatre jours plus tard, alors que l’équipe regarde le plan d’un astronef, la valse de Strauss se fait entendre. Stanley se tourne alors vers ses collaborateurs et s’exclame : « Ce serait une folie ou une idée de génie de mettre cette musique dans le film ? » (10). Une autre version circule, selon laquelle ce serait Christiane Kubrick qui aurait apporté en salle de montage un enregistrement de la valse du « Beau Danube Bleu » de Johann Strauss, jouée par le Philharmonique de Berlin, dirigé par Herbert Von Karajan (11). Les deux anecdotes ne sont certainement pas exclusives l’une de l’autre, Christiane Kubrick ayant sans doute permis que cette idée devienne une réalité, mais toutes permettent d’affirmer que le choix de la valse était quasi accidentel : aucune interprétation intellectuelle ne peut donc être valablement soutenue.
Mais son rôle « esthétique » dans le film n’en est pas moins important. Piers Bizony dit du film qu’il avait certainement pour effet « d’endormir le sens critique, de plonger dans une euphorie provoquée par l’adéquation d’une mécanique (dans le film et au film) à son propos » (12). La musique a pour l’auteur un rôle important dans ce sentiment d’euphorie. La valse de Johann Strauss, qui est utilisée pour accentuer les rotations constantes du film comme dans une comédie musicale, représente selon lui le bien être. C’est pour cette raison sans doute que certains intellectuels, qui ont poussé l’analyse un peu trop loin, ont vu dans cette séquences des connotations sexuelles. Le parallèle – inconscient sans doute – avec la première scène du DR STRANGELOVE était certes tentant, mais nous pensons que l’analyse est erronée, puisque 2001 n’a rien d’un film comique : utiliser une valse élégante comme contrepoint à une scène graveleuse serait ici du plus mauvais goût. « Le Beau Danube Bleu » est utilisée de manière purement récréative. A cet égard, Roger Manwell et John Huntley (13) parle de « super-muzzak » (14) alors que David Wisart explique au contraire que « Le Beau Danube Bleu est un air très connu et facile d’accès mais son inhérente magnificence l’empêche de sombrer dans la musique d’ambiance ».
Néanmoins, on pourrait ranger dans cette dernière catégorie l’adagio de la « Gayanne Ballet Suite » d’Aram Khatchatourian. Ce mouvement lent symbolise à la fois la rotation intérieure du vaisseau, et la solitude et l’ennui qu’éprouvent les cosmonautes pendant le voyage spatial.
En définitive, la musique, en plus d’illustrer les images afin d’accroître leur ampleur et l’émotion qu’elles contiennent, remplit plusieurs rôles distincts et singuliers dans ce film :
La Valse, le Requiem et l’ouverture d’ « Ainsi Parlait Zarathoustra » ont également selon Michel Chion, un point commun : tous affirment musicalement un mouvement ascensionnel. Les cuivres d’Ainsi Parlait Zarathoustra émergent d’une basse grondante en sautant d’une octave à l’autre, les cuivres et les vents de la Valse esquissent le thème sur des trémolos de cordes, les clusters orchestraux du Requiem de Ligeti tendent vers le haut. Les musiques de 2001 ont chacune leur rôle dans le film, mais elles nourrissent toutes de manière intrinsèque une parenté avec le principe « central » du film : l’intelligence.
Curieusement, Kubrick a réfuté la plupart des intentions philosophiques qu’on lui a prêté dans 2001. Kubrick déclare ainsi qu’il a « cherché à créer une expérience visuelle, qui passe outre les catégories verbales et pénètre directement le subconscient, avec un contenu émotionnel et philosophique. Je voulais que le film soit une expérience intensément suggestive qui ramène le spectateur à un niveau plus intérieur de connaissance, justement comme le fait la musique. Vous êtes libres de réfléchir comme vous le voulez sur la signification philosophique et symbolique du film. » (15). Mais il n’est pas dit qu’il n’ait pas pensé faire de 2001 un film « signifiant » et cette citation quelque peu ambiguë valide aussi toute interprétation ésotérique – symbolique, allégorique et philosophique – qui pourrait être faite. La musique a-t-elle une place dans ce processus ? Si nous nous en tenons au résultat, oui… et nous avons cherché à le démontrer. Mais si nous nous intéressons à la genèse, à la production du film, force est de constater que la majeure partie des morceaux ont été découverts par accident (« Ainsi Parlait Zarathoustra », « The Blue Danube », « Requiem »), comme souvent chez Kubrick. La question est alors de savoir si ce constat est de nature à invalider notre thèse selon laquelle la musique a un rôle prépondérant dans la révélation d’un message. Soit Kubrick a confronté ces morceaux au message qu’il voulait faire passer, soit il y a projeté ses désirs.
Quoiqu’il soit cette conception de la musique marque une révolution dans l’histoire du cinéma. Pour le grand public, la synchronisation de musiques préexistantes à l’œuvre dans ce film est considérée comme l’une des plus grandes réussites de l’œuvre de Kubrick. En radicalisant l’utilisation de la musique du répertoire, Kubrick permet deux niveaux de lecture : une lecture pour le grand public, qui sera émerveillé par la beauté des images ainsi musicalisées, et une lecture pour une certaine élite qui verra dans l’utilisation de la musique une signification intellectuelle. En procédant ainsi, Kubrick a fait de 2001 A SPACE ODYSSEY un film à la fois très riche – maintes fois commenté – et très accessible – populaire. Aujourd’hui la « Valse » de Strauss et les appels cuivrés d’ »Ainsi parlait Zarathoustra », le « Requiem » et « Atmosphères » sont éternellement indissociables des images qu’ils accompagnent. (16)
Quatre ans plus tard, les soviétiques répondent à 2001 en produisant SOLARIS, un film de Tarkovski : le compositeur électronique Artemiev utilisera également la musique classique, en l’occurrence un prélude de Bach, pour accompagner ce film de science fiction de deux heures.
En 1970, l’un des modules du vaisseau spatial Apollo 13 est baptisé ODYSSEY. L’équipage de la navette (James A. Lowell Jr., John L. Swigert Jr. et Fred Wallace Haise Jr) envoient des images illustrées par des musiques extraites du film de Kubrick. Quelques temps plus tard, une explosion rend inopérant le module ODYSSEY. On connaît la suite…
par Damien Deshayes
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