Après avoir songé à adapter la vie de Napoléon pour le cinéma, Stanley Kubrick racheta les droits d’un roman d’Anthony Burgess que lui avait recommandé le scénariste de DR. FOLAMOUR, Terry Southern. A CLOCKWORK ORANGE fut écrit en 1962 dans une très grande souffrance. Le romancier s’est en effet inspiré d’un incident tragique vécu par sa femme, violée par des déserteurs américain pendant la seconde guerre mondiale
Dans A CLOCKWORK ORANGE, Alex (1) est un délinquant pas comme les autres : grand admirateur de la musique de Beethoven, il partage avec ses trois « droogs » le goût de la violence et du sexe: il s’attaque ainsi à un clochard, aux membres d’une bande rivale, viole la femme de l’écrivain M. Alexander puis fait des cabrioles avec deux filles rencontrées dans un magasin de disques. Mais victime de la vengeance de ses camarades, Alex se retrouve condamné à 14 ans de prison pour le meurtre sauvage de la « Femme aux chats ». Après deux ans en captivité, il accepte de se soumettre à un traitement révolutionnaire de type « pavlovien », appelé traitement « Ludovico » que le gouvernement a conçu afin de lutter contre la criminalité. Cette thérapie réussit à merveille : non seulement la violence le répugne, mais la musique de Beethoven ne suscite en lui que le dégoût. A sa sortie de prison, après avoir découvert qu’un inconnu a pris sa place chez ses parents, après avoir été battu par une bande de clochards puis par ses anciens amis devenus policiers, il trouve refuge chez M. Alexander, qui reconnaissant son agresseur le pousse au suicide, par vengeance et par désir de compromettre le gouvernement . A l’hôpital, le ministre, désirant rétablir sa côte de popularité quelque peu ébréchée, offre à Alex un travail qui réveille ses instincts meurtriers…
Kubrick a lui-même donné les clefs d’interprétation du film : « Alex au début du film représente l’homme dans son état naturel. Lorsqu’on le soigne, cela correspondrait psychologiquement au processus de la civilisation. La maladie qui s’ensuit est la névrose même de la civilisation qui est imposée à l’individu. Enfin, la libération que ressent le public à la fin correspond à sa propre rupture avec la civilisation ». A CLOCKWORK ORANGE n’est donc pas seulement un film violent au sens propre du terme, il est également, sous couvert de dénoncer les méthodes actuelles de répression des gouvernements de l’ère post-soixante-huitarde, une métaphore de la violence symbolique exercée par la civilisation sur les individus sous prétexte de contrôler la violence physique privée. D’une certaine façon, A CLOCKWORK ORANGE nourrit quelques analogies avec le roman d’anticipation 1984 de George Orwell (le « Novlangue » d’Alex est un argot adolescent inspiré du russe, qu’Anthony a inventé et qu’il a appelé le « Nadsat »). Certains y ont vu également l’expression de sa fascination connue pour le nazisme. (2)
Tourné d’octobre 1970 à mars 1971, le film sort le 20 décembre 1970 aux Etats-Unis, mais classé X ! En raison de son ultra violence, le film fut accusé de susciter le désordre et d’encourager la délinquance et le crime. Sa famille ayant reçu des menaces de mort, Kubrick, qui avait déjà obtenu le contrôle de la promotion, demande à la Warner Bros de retirer le film de l’affiche après 61 semaines d’exploitation, en échange d’un contrat à vie avec le producteur.
Le film ultra violent et kitsch de Kubrick, est ici centré sur la figure tutélaire de Ludwig Van Beethoven, grand génie s’il en est, et guide spirituel d’Alex. La musique est donc un élément important de l’histoire : le caractère martial et furieux de la musique de Beethoven justifie selon Burgess le comportement violent d’Alex. D’emblée, d’un point de vue musical, A CLOCKWORK ORANGE diffère radicalement du film qui le précède. Si la musique de 2001 A SPACE ODYSSEY a une dimension spirituelle, celle d’A CLOCKWORK ORANGE agit comme une métaphore de la force et de la puissance.
A CLOCKWORK ORANGE n’aurait pas eu l’impact qu’il a eu sur toute une génération si Walter Carlos (devenu Wendy Carlos) n’était pas intervenu dans le processus. Le compositeur n’avait pas encore vraiment composé pour un film, à l’exception d’une œuvre datant de 1963, IMAGE, et c’est Kubrick qui a demandé au jeune musicien, alors âgé de 32 ans, de réarranger au synthétiseur les chefs d’œuvres de Beethoven, Rossini et Purcell. Un choix qui n’est pas innocent, puisque Walter Carlos avait déjà composé en 1968 un album de reprises électroniques au synthétiseur Moog d’œuvres de Jean-Sébastien Bach (le « Kantor » et les « Concertos Brandebourgeois »), « Switched-On Bach », un projet révolutionnaire qui avait bouleversé le réalisateur. Cependant, ce n’est qu’après avoir envoyé une cassette à l’avocat de Kubrick que Wendy Carlos et sa collaboratrice R. Elkind sont convoquées en Grande-Bretagne afin de composer la musique du film.
Choisir des musiques classiques pour un film traitant de la violence et de son traitement dans un futur proche post-apocalyptique peut surprendre. Le sujet aurait plutôt appelé du rock, courant musical de la jeunesse contestataire (3). Mais Kubrick a préféré utiliser de la musique du passé pour illustrer son film.
Avec Walter Carlos, la musique de ces maîtres des époques classique et baroque, devient torturée, distordue par les traitements informatiques, presque dégoulinante de mauvais goût, comme pour souligner la folie absurde du personnage interprété par Malcom McDowell. Les traitements informatiques, ces arrangements disjonctés pour le synthétiseur ont pour effet d’accentuer la violence, le futurisme et l’aspect kitsch du film. Néanmoins, l’apport de Walter Carlos ne se limite pas à ces arrangement. Le compositeur a également composé deux morceaux pour le film: le thème d’Orange Mécanique (« Beethoviana »), et « Timesteps », un titre que Wendy Carlos qualifie d’à la fois de « sériel » et de « dogmatique ». Un retour très discret de la musique originale dans l’œuvre de Kubrick, car la musique préexistante demeure bien un élément essentiel.
Réarrangée ou non, la musique classique est détournée de sa fonction première.
Pendant le générique, la reprise de la « Musique pour les Funérailles de la Reine Mary » de Purcell (qui par ailleurs contient des éléments du séculaire Dies Irae, qu’on entendra de nouveau dans SHINING, réarrangé par le même compositeur) semble introduire une tragédie, alors que les couleurs vives du début (un panneau rouge vif provocant en guise d’ouverture, puis une succession de panneaux bleus / rouges) semble plutôt annoncer le contraire. Le générique avertit le spectateur : le film que vous allez voir exalte le contraste et opte pour un style cinématographique radical et extrémiste où tout est possible.
De la même façon, mais de manière plus évidente, la puissance de la musique de Beethoven ou la légèreté des airs de Rossini sont utilisés afin d’exacerber les délires du protagoniste.
Beethoven inspire la violence d’Alex et le conduit à interpréter de façon fautive ce qui l’entoure (comportement qu’on qualifie de « décodage aberrant » en psychologie) : ainsi la « Neuvième Symphonie » accompagne-t-elle les divagations bibliques d’Alex et la sonnette des Alexander entonne la « Cinquième Symphonie ». Au Korova Milk-Bar, Alex donne un coup de canne à Dim parce qu’il a osé se moquer d’une femme qui interprétait la Neuvième Symphonie. Mais la musique de Beethoven accompagne également des parades hitlériennes pendant le traitement Ludovico. La musique de Beethoven change de registre : alors qu’auparavant, elle faisait de la violence une chose positive, elle l’assombrit ici : elle deviendra source de douleur pour Alex. La Neuvième, réarrangée par Carlos, servira ainsi d’arme à Alexander pour conduire son agresseur au suicide.
Rossini accompagne la plupart du temps les scènes de façon contrapuntiques et très clairement ironique (pour les protagonistes, il ne s’agit que d’un jeu). En témoigne cette scène hilarante et ludique où l’ « Ouverture de Guillaume Tell » de Rossini, accélérée à une vitesse inimaginable, illustre des pirouettes triolistes qui n’en finissent jamais (4) (A CLOCKWORK ORANGE et EYES WIDE SHUT sont les deux seuls film de Kubrick où le sexe est montré très crûment, sans aucune pudeur).
Rossini , dans sa version originale, sert aussi à « chorégraphier » la violence. Ainsi « La Pie Voleuse » de Rossini a été superbement utilisée par Kubrick dans la scène avec la bande de Billy Boy. Les malfrats, en costumes nazis, s’apprêtent à violer une jeune femme nue. La mise en musique d’une scène qui se déroule dans un théâtre n’est pas anodine. Les mouvements de la « devotchka », qui tentent en vain d’échapper à ses bourreaux, font penser à une danse, dans le style des chorégraphes contemporains: les gestes sont démesurés, les acteurs exécutent des va et vient sur la scène, occupent l’espace en catapultant leurs corps comme chez Martha Graham (pour qui la colonne vertébrale est le point de départ du mouvement) , une danse torturée et ambiguë mise en valeur par le morceau léger de Rossini. Lorsqu’Alex et ses « droogs » apparaissent, la musique continue, et la bagarre, elle aussi, prend l’aspect d’une danse. Plus tard, alors qu’Alex précipite ses droogs dans la Tamise, le même air retentit : la bagarre est filmée au ralenti, comme chorégraphiée. Le meurtre de la Femme aux Chats est également illustrée par la musique de « La Pie Voleuse » : le spectateur assiste alors à une danse macabre avec un phallus grotesque, où les cris d’Alex semblent étrangement souligner le thème de Rossini. A CLOCKWORK ORANGE prend donc très souvent la forme d’une comédie musicale, où l’image, comme dans un clip, semble accompagner la musique, plutôt que le contraire. L’utilisation dans le film de la chanson « Singing in The Rain », extrait de la comédie musicale du même nom, et autrefois interprétée par Gene Kelly, semble renforcer cette impression.
Il est à noter que la synchronisation des morceaux est très précise et suit le montage de près, ce qui sur une durée aussi longue, relève presque de l’exploit, ou du génie, c’est selon. Lorsque les sirènes de police retentissent, seuls les violons se font entendre, et le thème reprend lorsqu’Alex s’enfuit. Quand enfin ce dernier est frappé par surprise par ses droogs devant la maison, on entend une phrase tragique au basson, dans le grave.
D’autres musiques du répertoire accentuent l’ironie du film. On entend ainsi dans leur version originale, une marche d’Elgar afin accompagner la visite du ministre dans la prison d’Alex (« Pomp and Circumstance March » N°1 et N°4), comme pour de tourner en dérision la solennité protocolaire de cet « événement » (juste avant les prisonniers marche en rond, mais en silence), et des extraits orientalisants de Sheherazade, qui illustrent les fantasmes d’Alex dans la prison, rappelant les MILLE ET UNE NUIT de Pasolini. La chanson « Singing in The Rain », accompagne quant à elle diégétiquement le meurtre de Madame Alexander. La chanson de Brown et Freed, n’est pas un choix de Kubrick : c’est l’acteur Malcom Mc Dowell qui eut l’idée de siffloter cette chanson pendant le tournage. On entend de nouveau cette mélodie lorsqu’Alex, qui a trouvé refuge chez M. Alexander, sifflote l’air dans son bain, ce qui permet à son hôte de l’identifier comme le meurtrier (la musique acquiert ici un rôle direct dans la narration). Enfin, on entend la version originale de « Singin’ In The Rain » sur le générique de fin, comme pour se moquer de ce faux « happy end ».
La musique d’A CLOCKWORK ORANGE comprend également quelques airs d’un trio américain new-age, Sunforest, que Kubrick avait entendu à la radio : « Overture To The Sun » & « I Want To Marry a Lighthouse »
Par ailleurs, le spectateur attentif aura remarqué que lorsqu’Alex se rend dans le magasin de disque où il accoste les deux jeunes filles avec qui il se livrera à des jeux coquins, on peut apercevoir dans les rayons, bien en évidence, un vinyle de la musique du film 2001 A SPACE ODYSSEY. Une volonté de raccrocher de nouveau ce film à celui qui précède. Et une fois n’est pas coutume le lien est musical.
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