Cinezik : Frédéric Videau, vous avez commencé dans le documentaire ("Le fils de Jean-Claude Videau" - 2001 - sur votre père) puis vous avez rencontré Florent Marchet sur un film de fiction, "À moi seule" (2012). La place de la musique dans votre parcours est-elle arrivée avec la fiction ?
Frédéric Videau : Absolument pas. Dès le documentaire sur mon père il y avait de la musique. J'y avais pensé dès le début, mais je n'avais pas d'argent. Je voulais un titre du groupe Godspeed You! Black Emperor dont je suis un fan, que je voyais en concert dès qu'il venait à Paris. Je leur ai écrit en leur disant que je voulais utiliser une de leurs musiques mais que je n'avais pas d'argent. Ils m'ont demandé de leur envoyer le film. Je me suis dit "c'est mort". Et deux ou trois semaines plus tard, en pleine nuit, j'entends crépiter mon fax et il y avait un grand "Yes !" pour l'utilisation à titre gratuit de la musique. Chez moi la musique et le cinéma sont toujours étroitement imbriqués. L'un ne va pas sans l'autre. Quand j'ai rencontré Florent j'ai su le 1er juillet 2010 à 16h que le financement était prêt pour "À moi seule", à 16h30 j'ai laissé un message sur son répondeur alors que je ne le connaissais pas. Florent était la première personne que j'ai appelée, avant même les acteurs.
Pour votre film bien nommé "Variété française" (2003), vous avez fait appel à Jacno, artiste pop et punk français aujourd'hui décédé. Est-ce votre goût pour la chanson qui vous a ensuite amené vers Florent Marchet ? Contrairement à des compositeurs qui font exclusivement l'activité de musique de film, vous aimez faire appel à des artistes qui ont tout un parcours pour eux-mêmes ?
F.Vi : C'est vrai. Franck Beauvais, un grand connaisseur de la musique, je lui parlais de mes goûts. Il y a des choses que je n'écoute absolument pas. J'écoute du rap, de la pop, du blues, de la country, de la chanson. Et de la musique Soufie. Et Bach. Voilà. Je n'écoute jamais de jazz ou de rock, à l'exception de Thelonious Monk. Et un jour Franck m'envoie un texto pour me faire écouter l'album "Rio Baril" de Florent. Je prends une claque monumentale. C'est ce jour-là que j'ai décidé que le jour où je refaisais un film je ferais appel à lui, Jacno étant parti entre-temps. Et d'ailleurs, quand il est parti je me suis dit, "maintenant je n'utiliserai que de la musique préexistante". Mais Florent m'a détourné de mon projet initial. Donc oui, ce sont des artistes à part entière.
Alors Florent Marchet, on vous connaît avec vos albums, votre voix à travers les chansons... "À moi seule" de Frédéric Videau était votre première incursion dans la musique pour l'image n'est-ce pas ?
Florent Marchet : Oui, et ce qui est surprenant c'est que je rêvais très secrètement de faire de la musique pour le cinéma depuis l'âge de 12 ans. Quand on me demandait ce que je voulais faire plus tard, je disais "écrire des romans, et faire la musique de films". Le fait de faire des mélodies et des textes en chansons, ça m'a permis de faire un peu les deux. Je me souviens du coup de fil de Frédéric. J'étais à la montagne. Il m'a appelé pour me proposer ce film, "À moi seule". Cela devenait concret. Et en voyant ses deux premiers films, j'ai su que j'allais avoir la chance de commencer cette première musique de film avec un vrai réalisateur et faire le cinéma que j'aime, qui me transporte. Aujourd'hui quand je travaille avec Frédéric c'est aussi puissant, aussi fort, ça me transporte autant que quand je fais mes propres albums. Je ne fais pas vraiment de différence. C'est même parfois plus fort. Quand on travaille sur un film, on l'habite pendant des semaines. On crée à chaque fois un nouveau langage pour un film.
Quand vous êtes confronté à un film, que ce soit "À moi seule", le documentaire "Carré 35" (2017) de Eric Caravaca, la série "Les aventures du jeune Voltaire" avec l'esprit d'époque, en passant par les comédies, "Je promets d'être sage", "Going to Brazil", vous vous détachez de votre univers personnel pour vous mettre véritablement au service des films. Est-ce que vous avez le sentiment quand vous travaillez pour le cinéma de sortir de vous-même comme un acteur, de jouer différents personnages ?
F.Ma : La base pour que ça se passe vraiment bien, c'est la confiance. Il faut que le réalisateur ait confiance en vous, et que vous ayez confiance en lui. Ça marche dans les deux sens. Et parfois c'est un crève-cœur, on fait une musique que l'on trouve très belle et on n'arrive pas à la mettre sur le film alors qu'on l'a créée sur les images. C'est arrivé sur "À moi seule", lorsque le personnage d'Agathe Bonitzer s'échappe de la maison il y avait tout un passage où il devait y avoir au moins 1'30 de musique. Je fais la musique et il se trouve qu'au final on ne l'a pas gardé. Frédéric me disait qu'à ce moment il avait besoin de silence. Et c'était une de mes musiques préférées de tout ce que je lui avais proposé. Frédéric a eu cette phrase que j'utilise souvent depuis : ce n'est pas le compositeur qui décide, ce n'est pas le réalisateur non plus, ce n'est pas le producteur, ni le monteur, c'est le film ! Quand on accepte ça, on doit être extrêmement humble devant un film. Je me mets maintenant toujours dans cet état d'esprit.
F.Vi : Cette musique, on lui avait donné le nom de "100 mètres". Et quand je réécoute la BO de "À moi seule", une de mes préférées c'est celle-ci, qui au final ne figure pas dans le film. Elle était merveilleuse mais le film n'en voulait pas. Le film voulait à ce moment-là les pas et le souffle d'Agathe. Il a fallu s'y résoudre.
F.Ma : J'ai tout appris sur ce premier film. J'ai proposé une méthode de travail à Frédéric, je lui ai demandé une liste de musiques qu'il aimait beaucoup, qui correspondent au film, et une dizaine de musiques qu'il aime beaucoup mais qui ne correspondent pas au film. Frédéric m'a dit que ce qu'il n'aimait pas pour le film, ce sont les cuivres. On n'en vient à se dire que le piano n'était pas bien non plus, que ce serait plutôt la guitare. J'avais fait toute une note d'intention et j'avais même commencé à composer des musiques à partir du scénario. Et lorsque j'ai vu le premier montage du film, ça ne collait plus du tout. En voyant les images, les cuivres me venaient en tête. Et donc j'étais très embêté parce que Frédéric m'avait dit "Pas de cuivres". J'ai quand même essayé les cuivres, mais c'était des cuivres funestes, pas du tout festifs. Il se trouve que ça collait avec l'image. Je pense que c'est avant tout l'image qui nous oriente.
On peut trouver un lien entre "À moi seule" et "Selon la police", avec cette dimension sentimentale qui survient dans un contexte dans lequel le sentiment pourrait être complètement étranger. Dans "À moi seule", c'est une jeune femme séquestrée qui éprouve un sentiment pour son agresseur. Dans "Selon la police", il y a ce milieu froid du costume, et cette dimension sentimentale, cette humanité, que le film va chercher. On dit souvent que la musique est la part invisible d'un film. Ici, la musique de Florent Marchet convoque cette part sentimentale, qu'en pensez-vous ?
F.Vi : Je ne sais pas si Florent la convoque, mais il la débusque. Et il la fait s'élever. C'est certain. Vous faites le parallèle entre ces deux films, mais ça pourrait être le parallèle entre tous mes films. Mes films sont quelque part politiques. C'est du particulier et du collectif. C'est de l'intime et du général. Et visiblement Florent y est très sensible. Il va débusquer du funeste. Et il va aussi débusquer de la drôlerie. Il va l'élever. C'est le film d'une autre façon. C'est une part du film. Mais j'ai évolué entre les deux films. Dans le premier je voulais vraiment qu'on entende la partition de Florent Marchet avec quelque chose de très en avant. Et c'est pour cela que les cuivres prennent finalement toute leur place. Avec ce nouveau film, quand on a commencé à travailler on s'est dit tous les deux que la musique allait être plus secrète. Elle s'impose moins immédiatement. Elle s'impose par la récurrence. Le travail entre nous a évolué. Mais à chaque fois il y avait ce goût du romanesque que nous avons tous les deux.
Il y a dans "Selon la police" deux personnages inversés, Ping Pong est un policier désabusé qui ne veut plus faire son métier, et à l'inverse Zineb est une jeune arabe novice qui rêve de faire ce métier. La musique parvient à trouver cet équilibre entre désœuvrement et espoir...
F.Vi : Il y a une souffrance, une douleur, et l'espoir.
F.Ma : Le film est d'une grande justesse sociologique et politique, et en même temps il fuit le naturalisme. C'était la grande difficulté, c'est très casse-gueule avec la musique. On est sur le fil.
F.Vi : Ce film a été plus dur à faire que le précédent car il est plus douloureux encore. Il impose sa propre humeur. Il a fallu que Florent la débusque petit à petit. On était trois, Florent, Moi, et le monteur, à se retrouver très souvent dans le studio. Et c'était oui ou non. Ou Florent disait qu'il n'y était pas encore. Et on a trouvé les dernières musiques à la toute fin. Et ça donne cette partition globale du film que je trouve ahurissante de grâce.
Cette noirceur, cette dépression, et aussi cet espoir et cette douceur, c'est risqué dans une collaboration musicale puisque la musique peut décider, peut trancher. Elle peut amener de la douceur là où il faudrait autre chose. Comment avez- vous réussi à vous entendre sur le curseur ?
F.Vi : Et bien c'est simple, plus c'est noir plus il faut y mettre du rose. Au cinéma comme en musique.
F.Ma : J'avais toujours en tête qu'il fallait des aspérités, de la saleté, dans la musique. Je trouvais que ça guidait bien les personnages. On avait l'idée au départ de faire une musique plutôt chorale, mais on avait besoin plutôt d'une musique qui fasse le lien entre les personnages.
Pour cette musique qui fait le lien, cela passe par la reprise d'un même motif ?
F.Ma : Je me méfie de la mélodie. Pas dans la chanson, mais pour le cinéma. C'est toujours emmerdant la mélodie. Par exemple, le requiem de Mozart est magnifique, j'ai l'impression qu'on peut le mettre sur n'importe quel film et ça fonctionne. Mais ça n'en fait pas une bonne musique de film. Une bonne musique de film doit être une musique qui fait corps avec le film. Je n'aime pas l'idée que la musique puisse sublimer, elle n'est pas là pour sauver une scène. Elle est aussi importante que la lumière. Elle ne doit pas aller au-delà. J'aime de grands compositeurs qui vont bien au-delà, où parfois la musique est beaucoup plus importante que l'histoire qui s'y joue. Mais de plus en plus j'aime les musiques qui apportent une subtilité.
F.Vi : J'ai les mêmes détestations que Florent. Il va traquer ce qui pourrait ronronner en musique. Et je vais traquer ce qui pourrait ronronner dans le texte ou dans le jeu. On se mue par les mêmes obsessions, les mêmes désirs.
Dans l'emploi de la musique, il y a une confrontation. Dès qu'il y a un moment fort dans l'image la musique s'absente, notamment lors des scènes violentes où le réel ressurgit, et la musique revient dans des moments plus en creux, elle prend en quelque sorte un relais...
F.Vi : Oui, on a parfois l'idée de placer des musiques là où d'autres n'en placeraient pas. Par exemple, quand les gens parlent. J'ai souvent envie de mettre de la musique sous les dialogues. Je ne sais pas pourquoi. Quelque chose dans la tessiture de la voix m'émeut à ce point que j'ai envie de l'accompagner encore. La tessiture de la musique de Florent, les matières qu'il utilise, sont comme une voix supplémentaire qui accompagne les autres. Mais le travail est très délicat, on peut passer des heures à se demander si on entend assez bien la musique, et si on entend assez bien les paroles. On va s'acharner jusqu'à trouver le point d'équilibre. On passe parfois plus de temps à travailler sur ce point d'équilibre que sur la musique elle-même.
F.Ma : Parfois il s'agit simplement de la déplacer de quelques minutes. On l'a beaucoup fait. On est certain que cette musique appartient aux films, de par la couleur, mais sur telle scène ça ne marche pas, et parfois la solution était de juste la décaler. Ou de la changer de scène. Je crois beaucoup à cela, de composer sur l'atmosphère du film. La musique appartient tellement au film qu'on doit pouvoir l'essayer quelque soit la scène. On a beaucoup travaillé sur des matières, et parfois c'est de l'ordre du brutisme. J'ai joué beaucoup avec des filtres, avec des effets. Avec des pianos préparés dans lesquels je mettais des bandelettes de cuir, et de la Patafixe.
Comme vous aimez beaucoup la musique, Frédéric, avez-vous eu la tentation de travailler à partir de références musicales ?
F.Vi : Hors de question, absolument interdit ! Moi je veux Florent Marchet, rien que Florent Marchet. Le reste m'indiffère souverainement.
F.Ma : C'est le seul réalisateur qui ne m'a jamais fait écouter de musiques de référence. Mais c'est vrai que de plus en plus de monteurs font des pré-montages avec des musiques de référence. Et parfois on n'a pas envie de remplacer Ennio Morricone, ou Bach.
F.Vi : Je trouve cette pratique ahurissante de bêtise. C'est le fait de réalisateurs paresseux ou sourds. Ou les deux.
Vous êtes un réalisateur parfait pour un compositeur...
F.Vi : Parfait non, car je suis très chiant, je doute longtemps, j'ai des sensations. Florent a pas mal éduqué mon oreille aussi, en m'aidant à placer des mots sur mes sensations. Je me laisse guider, je lui dis les choses telles que je peux lui dire, et lui il l'attrape et il l'interprète. Florent parle de confiance, mais c'est presque une sorte de foi mutuelle. Je sais quel artiste il est, donc la question de la confiance ne se pose plus du tout pour moi. Les gens prennent assez mal quand ils travaillent beaucoup sur quelque chose et qu'on leur dit "c'est bien mais c'est pas ça". C'est normal. Florent lui dit "OK j'y retourne". Il n'y a pas de problème d'ego. Et il revient le lendemain avec quelque chose qui me colle au mur. Sur "À moi seule", il y a un endroit où je ne voulais absolument pas de musique. Et un jour il vient me voir, il était très content parce qu'il avait écrit une musique malgré tout pour cette scène. C'était sur un moment où le personnage du ravisseur fumait tout seul la nuit. On écoute ça. Et je ne ressentais rien. Florent était très content de lui, le monteur était aux anges, mais je leur dis "Non". Et là, le monteur se tourne vers moi et me demande de rentrer chez toi, de me reposer, "je vais m'occuper de la musique et tu réécoutes demain matin". Je suis parti. Je suis revenu le lendemain matin et c'était juste une déflagration émotionnelle et sensorielle comme j'en ai rarement connu. Florent avait compris quelque chose auquel je n'avais pas tout à fait accès. Cette musique s'appelle "Vincent la nuit". C'est une musique absolument merveilleuse. Florent a pu s'autoriser, et doit s'autoriser, des choses qui ne sont pas prévues, la preuve. Inutile de faire appel à Florent Marchet si c'est pour lui dire de marcher dans les clous. Il y a des musiciens qui sont parfaits pour ça. Je considère que si je fais appel à Florent Marchet, comme avec un acteur, et même comme un technicien du film, c'est pour le considérer comme un membre de l'équipe. Il s'empare du film à sa place, là où il est. Et donc s'il me témoigne d'une envie particulière, je l'essaye, et moi je n'ai qu'une envie c'est de prendre une claque monumentale. C'est arrivé plusieurs fois depuis deux films, et même trois, car on n'en a écrit un supplémentaire, une comédie musicale. Si vous faites appel à Florent Marchet, laissez-le travailler comme il l'entend.
F.Ma : C'est le scénario idéal, à condition d'admirer beaucoup le travail du réalisateur. Un film comme celui-ci est une œuvre collective, même si l'architecte est Frédéric. Quand je travaille sur ces films il y a quelque chose qui me dépasse, où je me surprends. C'est beau car je n'ai pas l'impression d'être dans un savoir-faire. Je ne peux pas dire à quel moment je trouve tel thème, je le trouve dans des moments qui sont toujours mystérieux, comme si j'étais shooté, je suis shooté par l'histoire au bout d'un moment, et par le film. Je le prends comme une drogue forte. D'ailleurs je n'aime pas coller le mot "travail" dans ces cas là. Il n'y a pas de pénibilité. Il y a une expérience quasi cosmique.
Est-ce qu'il vous est arrivé de temporiser en disant qu'il ne fallait pas de musique à certains endroits ?
F.Ma : Par rapport au premier film où j'étais complètement novice, j'avais envie d'en mettre partout. Là c'était un peu l'inverse. J'avais peur d'abîmer le film, de trahir les personnages. Je ne voulais pas en mettre à tout prix.
F.Vi : C'est vrai que Florent a un souci très précis de la musique à l'image près. Une ou deux fois cependant il a amené des musiques qui nous ont donné envie avec le monteur de prolonger de quelques images ou de retrancher quelques images parce que la musique de Florent avait fait naître un sentiment qu'il fallait absolument préserver et amplifier.
F.Ma : Le fait de savoir qu'on avait cette latitude de pouvoir raccourcir ou d'allonger la scène est très précieux pour la musique. Il y a une musique qui pourrait fonctionner sur la scène mais pas totalement car il y avait un manque. C'était chouette de pouvoir remettre en question un montage parce qu'il y avait ce nouvel élément qu'était la musique. Ça montre bien à quel point nous étions tous dans ce travail commun sans ego, au service du film.
Sinon pour terminer, vous évoquiez un projet de comédie musicale, de quoi s'agit-il ?
F.Vi : On l'a écrite il y a quelques années, on a essayé de la monter plusieurs fois avec plusieurs producteurs différents. Ça s'appelle "La nuit est jeune", c'est l'amour tel qu'il se parle, se chante, tel qu'il se pleure et tel qu'il se fait. Il y a beaucoup de nudité, ce qui est pour moi une forme de défi car je suis extrêmement puritain. On a écrit ce film ensemble avec Florent. Il y a à la fois du dialogue classique entre acteurs, du parler-chanter, et de vraies chansons. La productrice qui s'en est emparée aujourd'hui ne désespère pas de le monter un jour. C'est une histoire d'amour qui nous a pris plus d'un an et demi de travail. J'en réécoute régulièrement les morceaux et je n'ai pas perdu de vue d'essayer de le monter un jour.