Propos recueillis à Marseille par Benoit Basirico
Dans le cadre du festival Music & Cinéma
Cinezik : Comment la rencontre s'est-elle faite avec le réalisateur libanais Carlos Chahine ?
Antonin Tardy : Alors, c'est la productrice Anna Taieb, avec qui j'avais déjà travaillé, qui nous a mis en contact et suite à une rencontre qui s'est très bien passée, au départ Carlos souhaitait un compositeur avec plus d'expérience et donc il a pris un moment avant de vraiment décider de travailler avec moi. Après quelques péripéties, il m'a finalement appelé et la rencontre s'est très bien passée artistiquement par rapport aux bases que nous avions déterminées ensemble lors de notre premier entretien.
Vous avez été étudiant au CNSM, au Conservatoire de Paris, donc vous avez un profil plutôt orienté vers l'écriture classique. On trouve dans la partition différents instruments, notamment le piano et le violoncelle. Comment la couleur de la partition a-t-elle été déterminée ?
Alors, Carlos avait déjà une idée musicale basée sur des musiques qu'il aimait, et il savait qu'il voulait un instrument à cordes qui se rapprocherait de la voix. Il n'était également pas question, bien que le film se passe au Liban, que la musique soit teintée d'orientalisme dans sa composition. Nous avons convenu que tout ce qui serait relatif à la musique et à la sonorité du Liban devrait être des éléments d'époque, tandis que la musique originale devrait représenter le personnage principal. Ainsi, le violoncelle était la première indication, et j'ai longtemps hésité entre un quatuor à cordes et un piano. Après discussion avec Carlos, j'ai réalisé que le piano conviendrait également très bien, mais nous avons dû mener une recherche approfondie sur quel piano utiliser, car nous ne voulions ni un piano trop brillant, ni trop propre, ni trop classique. Nous avons donc effectué une véritable recherche dans différents studios pour déterminer quel instrument nous utiliserions pour ce film. Il se trouve que nous avons trouvé un piano avec une histoire, un magnifique piano à queue Steinway, qui avait été entreposé dans un hangar pendant 15 ans, ce qui lui avait donné une patine, une couleur assez spéciale, et c'est sur cet instrument que nous avons enregistré.
"La Nuit du verre d'eau" de Carlos Chahine raconte l'histoire de trois sœurs passant l'été dans un village des montagnes libanaises en 1958. La révolution gronde à Beyrouth et cette révolution, cette guerre même comme elle est nommée, demeure hors champ dans le film. Était-il question que la musique fasse exister un peu ce hors champ qui gronde ?
Nous nous sommes posés la question, mais après réflexion, nous avons plutôt choisi de faire en sorte que la musique soit un miroir de l'état d'esprit de Layla, le personnage principal, et de dépeindre ce qu'elle ressentait. Dans le film, il y a beaucoup de plans de la nature, de cette vallée. La musique peut mettre en valeur cette vallée comme si elle avait une influence sur ce qui se passait, avec des sonorités assez diaphanes et parfois peut-être un peu étranges. Le personnage principal, éventuellement la vallée, et rien d'autre. C'était presque comme un huis clos musical en réalité.
Dans ce film, vous parliez du personnage. Il est question de mariage forcé, d'oppression. Ces montagnes environnantes créent aussi une sorte de huis clos, de confinement en fin de compte. Et vous avez écrit une partition de violoncelle avec un motif d'ostinato. Cette boucle musicale, était-ce un choix pour représenter cet enfermement ?
Oui, tout à fait. En réalité, cet ostinato a deux visages. Je dirais qu'il est bicéphale. Il a une partie mélodique et une partie d'accompagnement. Il exprime les moments de libération du personnage principal, les élans de liberté qu'elle ressent lorsqu'elle s'éloigne et qu'elle est seule dans les montagnes. Et l'enfermement, symbolisant l'idée de quelque chose de cyclique et qui ne peut pas se résoudre.
En plus du choix des instruments et de cet ostinato, il y a le thème, la partie mélodique. Est-ce important pour vous d'avoir une écriture mélodique ?
Ah oui, énormément. Je suis actif dans le domaine de la chanson, de la pop, ainsi que dans la musique de film. Et le lien que je trouve dans tout cela, c'est que je porte toujours une attention extrêmement particulière à la mélodie. Je tiens à ce qu'il y ait toujours une mélodie dans la musique que je compose, même si les mélodies sont parfois simples ou peu présentes. Que ce soit dans une chanson ou dans une musique pour l'image, c'est la mélodie qui m'aide à créer de la cohérence en réalité, ou plutôt, disons, le motif. J'ai ce désir que les gens quittent le film avec une empreinte mélodique, ou que lorsqu'ils écoutent une chanson, ils aient une mélodie qui leur reste en tête. Pour moi, la mélodie est la base de tout. On peut explorer de nombreux styles différents, mais sans mélodie, il me semble qu'il manque quelque chose. Bien sûr, il existe de magnifiques partitions avec des textures, des nappes, et d'autres éléments de ce genre de nos jours. Je ne sais pas si c'est dû à mon éducation classique, mais je tiens vraiment à cette notion de mélodie.
Et parmi les sujets variés de ce film, il y a aussi la romance, l'histoire d'un amour naissant. La partie mélodique visait-elle à évoquer cet aspect romantique du film ?
Nous avons été prudents pour éviter de trop nous attarder sur le romantisme, car l'histoire naissante du personnage principal est en réalité un prétexte ou un catalyseur qui lui fait simplement prendre conscience de son besoin de liberté. Mais nous ne voulions pas focaliser l'attention du spectateur sur l'histoire d'amour. Il était essentiel de se concentrer sur l'évolution intérieure du personnage de Layla et, progressivement, sur ses contradictions ainsi que sur ses désirs d'évasion et de liberté. Il fallait se focaliser sur ses besoins et sa psychologie. D'ailleurs, il y a une scène en particulier où on pourrait parler de relation amoureuse, et bien, la musique ne va pas accentuer ce qui s'y passe, mais plutôt aller dans une direction opposée et nous parler de ses angoisses, de ses peurs, et finalement ajouter une dimension de sens supplémentaire. Au-delà de la mélodie, j'essaie de faire en sorte que la musique apporte une couche de signification supplémentaire, plutôt que de simplement souligner ce qui est déjà visible à l'écran. Sinon, pour moi, elle n'a pas de sens. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle il n'y a pas tant de musique que ça dans le film. Nous avons beaucoup réfléchi avec Carlos à quand et pourquoi intégrer de la musique. D'ailleurs, même après l'enregistrement, nous avons retiré de nombreux éléments.
Il y a toujours une question d'équilibre, un équilibre pour éviter le pathos, l'excès, et un équilibre en termes de placement, pour trouver le juste milieu entre le silence et la musique. Carlos Chahine, était-il plutôt enclin à inclure de la musique, et comme vous le dites, vous avez ensuite réduit, ou était-il plutôt prudent, nécessitant parfois de le convaincre de l'importance de la musique ?
Eh bien, dans le processus créatif, nous nous sommes rapidement mis d'accord sur les moments où nous sentions qu'il devrait y avoir de la musique, à quelques exceptions près. Donc, la structure musicale du film s'est mise en place assez rapidement. Concernant le contenu musical de chaque scène, il souhaitait quelque chose de très épuré, nous avons vraiment travaillé sur la réduction. J'avais plutôt tendance à proposer beaucoup, et ensuite nous avons retiré.
C'est votre premier film à tous les deux, Carlos Chahine et vous. Est-ce que le processus pour arriver à trouver la bonne musique pour le film a été long ?
Nous l'aurions souhaité. Malheureusement, nous avions une date limite assez serrée, et donc en réalité j'ai eu un mois pour composer la musique du film. J'avais déjà réservé la séance d'enregistrement dès le début, donc nous savions qu'à une certaine date, nous devions enregistrer la musique. C'est aussi pour cela que nous avons opté pour un motif qui serait la base de toute la musique. Nous avons passé entre dix jours et deux semaines à chercher cette mélodie pour la scène finale. J'ai proposé plusieurs thèmes afin que nous trouvions celui qui conviendrait au film. Ensuite, fort de mes études au conservatoire, varier, décomposer et transposer un thème dans différentes esthétiques ou atmosphères est quelque chose que techniquement je maîtrise bien, et grâce à cela, les deux semaines restantes ont été consacrées à travailler sur des variations de ce thème principal. C'est ainsi que nous avons réussi à organiser le travail de manière à avoir à la fois du temps pour la recherche - deux semaines pour chercher un thème, c'est confortable - tout en respectant un délai qui, en fin de compte, était assez court.
Quel a été le travail de maquette avant l'enregistrement, en utilisant des instruments virtuels ?
Dès le départ, nous savions que nous voulions utiliser de vrais instruments, mais quand on envisage d'utiliser de vrais instruments, la question est de savoir comment modéliser cela d'une manière ou d'une autre avant l'enregistrement. Donc, tout le défi pour moi a été de permettre à Carlos d'imaginer ce à quoi la musique ressemblerait au final. Et reproduire un violoncelle solo avec des techniques de jeu spécifiques est assez difficile sur ordinateur. Cependant, le piano était plus facile, donc je pouvais lui montrer beaucoup de choses au piano. Ensuite, j'ai fait des prises préliminaires avec un violoncelliste pour qu'il puisse entendre ce que cela donnerait. Je jouais une même mélodie au piano et au violoncelle pour lui montrer les différences dans le rendu. En fin de compte, Carlos n'avait jamais vraiment entendu la musique dans sa forme finale avant l'enregistrement. Il l'avait entendu sous forme de maquette, donc il connaissait la mélodie, il avait une idée de l'esthétique générale, Et j'ai vraiment insisté pour que nous enregistrions en regardant l'image. Les musiciens avaient l'image devant eux, et nous avions également l'image dans la cabine de contrôle. Nous avons donc pu vraiment travailler cet enregistrement en regardant l'image et finaliser le tout. J'ai réécrit certaines parties pendant l'enregistrement pour les adapter à ce que nous ressentions en regardant le film. Et je pense que cela a été plutôt réussi. Nous avons eu le luxe et le temps d'approfondir vraiment l'harmonie entre l'image et la musique. Je ne voulais pas que nous enregistrions avec un métronome, alors nous avons travaillé sur des points de synchronisation avec l'image, où je donnais des indications aux musiciens, comme "quand telle chose se passe à l'écran, tu devrais être à peu près ici musicalement". Ainsi, ils avaient des indications non basées sur le métronome, mais plutôt des indications visuelles.
Propos recueillis à Marseille par Benoit Basirico
Dans le cadre du festival Music & Cinéma