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,@,delafosse2025050422, - Interview B.O : Eliott Delafosse, “Le jeune Sofiane” de Fabien Ara (Prix Cinezik au Festival Music & Cinéma de Marseille) Interview B.O : Eliott Delafosse, “Le jeune Sofiane” de Fabien Ara (Prix Cinezik au Festival Music & Cinéma de Marseille)

,@,delafosse2025050422, - Interview B.O : Eliott Delafosse, “Le jeune Sofiane” de Fabien Ara (Prix Cinezik au Festival Music & Cinéma de Marseille)

Propos recueillis par téléphone par Benoit Basirico

- Publié le 06-05-2025




Le compositeur Eliott Delafosse a été récompensé par le prix Cinezik au dernier Festival Music & Cinéma de Marseille, ainsi que par le prix du public, pour le court-métrage “Le jeune Sofiane” de Fabien Ara. Avant de parler de ce projet, évoquons son parcours hybride à travers des expériences variées allant des musiques électroniques et acoustiques, le théâtre, la danse, l’installation et la performance jusqu’au cinéma...

Qu'est-ce qui vous guide dans votre parcours interdisciplinaire ?

Eliott Delafosse : Je pense que ce qui m'intéresse, c'est d'être surpris par les choses. C'est cela qui amène de la pluralité et de la diversité dans mes pratiques. Et puis j'ai aussi cette fâcheuse tendance, qui à la fois me sert et me dessert, à dire oui à tout, donc forcément, cela aide à élargir le champ. Et puis, j'ai des amis dans plein de disciplines différentes et cela donne envie : quand on voit des gens faire des choses, on se dit « pourquoi pas essayer ». Voilà.

L'aspect collectif est important dans votre travail ?

Eliott Delafosse : Oui, effectivement, c'est quelque chose qui se développe de plus en plus ces dernières années. Disons que ma principale activité jusqu'à il y a quelque temps, c'était la musique contemporaine traditionnelle, donc la musique savante, écrite, qui est une pratique assez solitaire. On reçoit une commande, on écrit seul pendant deux ou trois mois sa partition, en étant vraiment très axé sur des problématiques de recherche individuelle. On fait quelques répétitions avec l'ensemble, le soliste, l'orchestre, quel que soit le dispositif. On joue une ou deux fois la pièce et puis on passe à autre chose. C'est une pratique assez solitaire et assez frustrante, même si elle est très stimulante intellectuellement et apporte beaucoup de choses positives. J'étais un peu frustré par cela. Et c'est en partie une des raisons pour lesquelles je fais aussi de la musique de film : cela me permet de collaborer avec des gens et d'avoir des échanges réguliers. Quand on fait de la musique avec des réalisateurs ou réalisatrices, on doit communiquer régulièrement, échanger, discuter autour de la matière qui évolue en permanence dans le processus de création. Et c'est aussi pour cela que je fais davantage de projets pluridisciplinaires, comme de la musique pour des installations ou pour la danse. Ce sont vraiment des choses qui se travaillent au plateau, in situ, et qui demandent donc une pratique collective et une connexion humaine, sortant de la tour d'ivoire du compositeur « sacré » à l'ancienne. Et cela aplatit un peu les choses aussi. Au niveau des rôles, cela permet d'avoir quelque chose de moins vertical en termes de décision artistique. C'est quelque chose qui me plaît et qui me parle beaucoup.

Avant d'aborder le cinéma, dans ce travail hybride, avez-vous le sentiment de faire votre propre musique ?

Eliott Delafosse : Oui, je pense que c'est justement la confrontation à des univers différents qui me permet de trouver ce que j'aime. Je pense que le fait d'avoir des interlocuteurs et de confronter des points de vue et des esthétiques, permet de mieux comprendre ce que l'on aime. En tout cas, pour moi, cela fonctionne très bien. J'ai l'impression de découvrir qui je suis dans la discussion et la confrontation - pas au sens belliqueux du terme, mais la confrontation comme juxtaposition ou superposition de deux mondes ou plus. Cela permet vraiment de faire émerger des choses que je n'aurais pas forcément soupçonnées et de mieux comprendre ce que j'aime et qui je suis. Donc oui, vraiment, la collectivité permet de mieux faire ressortir les individualités, d'une certaine manière. On n'est pas dans une boucle fermée, presque incestueuse et autonome, on est vraiment en train de se construire les uns par rapport aux autres, dans un écosystème.

Et dans quelle mesure, que ce soit pour le théâtre, la danse ou justement les installations et performances, y a-t-il une dimension narrative dans votre travail musical, et une collaboration qui consiste à répondre à des intentions, qu'elles soient narratives ou visuelles ?

Eliott Delafosse : Alors ça, je pense que c'est assez propre à chaque projet, mais c'est une question intéressante pour moi, parce que je me suis toujours défini comme un artiste assez abstrait. Je ne suis pas forcément dans une optique narrative dans ma musique, mais des retours que j'ai eus affirment que ma musique décrivait des voyages, des sensations... Pendant longtemps, je n'ai pas compris ce retour, j'essayais de m'en détacher, j'étais dans une approche très froide, pas nécessairement conceptuelle, mais immatérielle, un peu comme la musique vue comme quelque chose de sacré et purement spirituel, presque transcendantal. Et finalement, j'apprends à accepter cette dimension-là qui est peut-être en moi, ou dans mon travail, qui y est assez intégrée. Après, ça dépend vraiment du projet. Parfois, il y a une narrativité qui est nécessaire et qui est demandée par le projet. Et donc, il faut la respecter. Et parfois, elle émerge naturellement, on va dire, des concepts qu'on manipule. En tout cas, ce qui est sûr et certain, c'est que là, je commence à l'accepter vraiment. Et dans mes prochains projets, par exemple, j'explore vraiment des formes narratives explicites.

Vous avez suivi une formation au conservatoire de Mons, une formation plutôt classique, et d'un autre côté, un parcours dans la composition par ordinateur à l'IRCAM. Finalement, vous avez associé le côté classique et expérimental lié à ces deux formations, c'est cela ?

Eliott Delafosse : En fait, à Mons, j'étais déjà dans deux formations. J'ai fait ce qu'on appelle les musiques appliquées interactives. C'est une formation assez unique en Belgique. En gros, c'est de la musique de film, on ne va pas se mentir. Après, ça nous forme aussi à tout ce qui est installation, théâtre, pub, jeux vidéo, etc. Mais le cœur de la chose, c'est la musique de film. Et après, j'ai fait de la composition contemporaine à Mons. Donc oui, il y a une part de cursus classique : on fait de l'écriture, du contrepoint, la formation standard. Mais on apprend déjà à développer sa voix et on étudie beaucoup les musiques du XXe et du XXIe siècle. Donc on est quand même dans une approche des arts contemporains qui s'inscrit dans la modernité. Et effectivement, l'IRCAM, c'était un petit peu le point final de ça, c'était essayer d'aller voir jusqu'où je pouvais aller dans le travail de recherche. Mais la musique électronique est quelque chose qui me suit depuis assez longtemps. Depuis que j'ai 16-17 ans, j'ai commencé par la production pour du rap, pour du hip-hop, et puis j'ai très vite dérivé vers de l'expérimental. Voilà, c'est quelque chose qui m'accompagne en autodidacte depuis longtemps, et mon amour pour la musique électronique remonte à aussi loin que mon amour pour la musique classique.

Est-ce que vous vous reconnaissez dans l'idée qu'il faut apprendre pour désapprendre ? C'est-à-dire que vous avez appris à Mons certaines conventions dans le travail de musique de film, que vous avez peut-être cherché à casser une fois que vous les aviez assimilées ?

Eliott Delafosse : Oui, je pense... pas que ce soit une maxime que je recommande pour tout le monde. Par exemple, typiquement en tant qu'enseignant, j'essaie de ne pas apprendre des choses que mes élèves auront à désapprendre, même si ça ne me dérangerait pas qu'ils le fassent. En tout cas, oui, à titre personnel, je pense que j'ai mis beaucoup de temps à faire le deuil de certaines choses que j'avais apprises et que j'avais cru devoir faire. Séparer ce que je veux faire de ce que je pense devoir faire, ou de ce que je pense que les institutions attendent de moi. C'est un travail qui n'est pas fini, mais en tout cas j'ai l'impression qu'il a avancé un petit peu ces dernières années. Oui, je pense qu'on ne finit jamais ce processus. C'est la même chose avec la musique qu'on aime. Quelle est la différence entre ce qu'on aime faire et ce qu'on aime écouter ? J'apprends à faire le distinguo entre les deux.

Dans vos rencontres avec des réalisateurs ou producteurs, réalisatrices ou productrices, où vous devez faire des propositions sur des projets, allez-vous vers des propositions audacieuses, sans chercher la facilité de ce qui pourrait être attendu ?

Eliott Delafosse : Alors, je pense que je suis dans un espace relativement libre dans la plupart de mes projets à l'image, notamment parce que, comme ce n'est pas mon activité principale et que mes revenus n'en dépendent pas, je peux me permettre de prendre des projets pour lesquels je vais avoir une certaine marge de manœuvre. Ou alors ce sont des projets pour lesquels on m'appelle parce qu'on connaît un petit peu ce que je fais. Par exemple, quand c'est dans le cadre du dispositif "Troisième personnage" de Marseille, ce sont des rencontres où l'on se présente, donc je pense que les gens qui engagent dans ce genre de cadre ou de dispositif cherchent un peu des personnalités. Donc je me retrouve quand même face à des gens qui sont relativement ouverts et je me censure assez peu à ce niveau-là. Je n'hésite pas à proposer des choses étranges ou qui pourraient rebuter d'autres personnes parce que je sais que je suis dans un cadre où je vais pouvoir m'exprimer.

Vous ne souhaitez pas devenir un "professionnel" de la musique de film ?

Eliott Delafosse : Pas à temps plein en tout cas. Je vois bien, parce que j'ai des amis dans le milieu maintenant, que c'est un métier qui est quand même très prenant en termes de temps et d'énergie. Et pour moi, c'est hyper important de garder une pratique plurielle. J'ai un duo de musique électronique où on passe beaucoup de temps à travailler, à répéter, on improvise beaucoup. J'ai un boulot d'enseignant que j'apprécie beaucoup, deux jours par semaine. Et puis j'ai ma pratique de compositeur freelance aussi. Donc j'apprécie de pouvoir avoir cette diversité et c'est quelque chose qui me fait avancer. Je pense que les différents aspects se nourrissent les uns les autres et je ne pourrais pas en choisir un. Je ne souhaite pas en choisir un, en fait.

Votre premier travail à l'image est dans l'animation avec des courts métrages des Gobelins (école en animation) ? Que retenez-vous de cette expérience ?

Eliott Delafosse : Oui, exactement. C'est un projet de fin d'études des Gobelins. C'était assez particulier parce qu'ils étaient cinq réalisateurs. Donc, avoir cinq interlocuteurs sur un projet court comme ça, c'est difficile en termes de communication parce qu'il faut convaincre cinq personnes. J'ai fait une quinzaine de propositions différentes, peut-être même un peu plus, qui n'étaient jamais retenues par tout le monde. Il y avait toujours au moins une personne qui appréciait. Et à un moment, j'ai dit : « Bon, écoutez, on va faire autrement. Vous allez me faire confiance et je vais faire mon travail. Et ne vous inquiétez pas, ça va aller. » Et finalement, ça a été. Mais ça m'a pris du temps de me dire : « Bon, voilà, en fait, au final, j'ai aussi une expertise sur ce domaine et c'est à moi de prendre les rênes à certains moments parce qu'on ne peut pas convaincre... » Enfin, si, c'est possible de convaincre une personne. En l'occurrence, je n'arrivais pas à convaincre ces cinq personnes-là dans leur entièreté. Donc, à tour de rôle, ça allait. Et en fait, le résultat est plutôt pas mal, finalement. Donc, je suis assez content d'avoir pris cette décision. Et c'est quelque chose que j'essaie de dire aussi aux réalisateurs et réalisatrices avec qui je travaille. Ce sont toujours elles et eux qui ont le dernier mot, c'est évident. Il y a une forme de hiérarchie dans les films, mais je ne dis pas qu'il faut nécessairement la respecter. Mais je comprends par exemple que quelqu'un qui a travaillé des années sur un projet, des mois pour préparer quelque chose, ait le dernier mot sur une œuvre globale avec une vision d'ensemble. Mais je demande quand même à ce qu'on me fasse confiance parfois. Sur certains cues par exemple, il y a des choses qui ne marchent pas, je le sais, je le dis. J'ai tendance à mieux m'affirmer maintenant qu'au début. Et je crois que cette première expérience a été aussi une manière de me dire qu'il faut quand même trouver sa place dans ce système. En plus, l'animation, c'est particulier parce que là, en l'occurrence, ils étaient cinq réalisateurs, mais aussi cinq animateurs. Donc, j'avais affaire à l'entière équipe de direction en permanence. C'est encore plus particulier. 

Et après ce premier projet dans l'animation avec les Gobelins, vous avez aussi participé à un tandem régulier avec la réalisatrice Lola Lefèvre, vous avez fait deux courts métrages d'animation avec elle...

Eliott Delafosse : Oui, tout à fait. Ben, je ne sais pas si j'ai le droit d'en parler, mais on est en train de travailler sur un troisième projet là, en ce moment, on est deux sur la composition, je suis avec une compositrice, et on travaille sur un projet un peu plus ambitieux. Ça va être très chouette. Je ne sais pas à quel point je peux en dire plus. Je suis super content de travailler avec Lola. C'est une réalisatrice formidable. Elle est hyper talentueuse. Ça va être très bien ce qu'on va faire.

Elle a réalisé "Maman, il a quoi le chien ?" (2021) puis "La meuf de Jay" (2023). Sur ces deux projets, y avait-il une continuité ou à chaque fois, c'était repartir de zéro ?

Eliott Delafosse : Il y a une continuité dans le sens où plus on travaille ensemble, plus on se connaît, plus on comprend comment l'autre travaille. Et donc il y a une forme de fluidité qui s'installe et de confort aussi dans les échanges. Donc ça, évidemment, c'est très précieux. Et puis il y a aussi une amitié qui se crée. Donc voilà, je parlais tout à l'heure de la musique de film comme quelque chose qui permet de créer des liens et de ne pas être seul dans le travail artistique. Là, c'est vraiment assez évident. Quand on développe des relations un petit peu plus personnelles qui dépassent le cadre professionnel, c'est très confortable de travailler ensemble ensuite. Surtout quand cette amitié est mise au service d'un projet professionnel, ça permet de vraiment fluidifier le travail. Ça, c'est très, très chouette.

Alors maintenant, abordons "Le jeune Sofiane", ce court-métrage de Fabien Ara, qui a reçu le prix du public et le prix Cinezik au Festival Music & Cinéma de Marseille. Le film est inspiré d'une histoire vraie située en 2005 lorsqu'une mère, une famille, reçoit un appel au beau milieu de la nuit. Leur fils, Sofiane, a eu un accident de scooter, renversé par une ambulance. Une histoire vraie qui maintient encore aujourd'hui des doutes, des ambiguïtés et des polémiques. Comment avez-vous reçu ce projet ?

Eliott Delafosse : C'était dans le cadre du "Troisième personnage" à Marseille, un dispositif qui permet à des duos réalisateur-producteur de rencontrer des compositeurs et compositrices. J'avais reçu le scénario qui n'était pas exactement à l'état final, mais la trame était déjà assez claire. Ça m'a parlé dans le sens où je suis très politisé, même si ce n'est pas quelque chose que je défends directement au niveau artistique. C'est un projet qui est très politique. Ça parle d'une affaire d'État, en fait, quelque part, puisque les actions de la justice et de la police sont mises en doute dans cette histoire. Évidemment, le sujet est hyper sensible, d'autant plus que ce n'est pas une histoire si vieille que ça. Les protagonistes sont encore en vie actuellement, sont encore touchés par ça. Le dernier jugement en cassation a été rendu en 2021, donc ça reste quand même assez frais. Donc pour moi, c'était un projet qui m'a tout de suite parlé, aussi bien sur le fond que sur la forme. Et ça a très bien connecté avec Fabien Ara. Il s'avère qu'on a gardé presque telles quelles les maquettes que j'avais proposées sur scénario. J'ai eu de la chance, ça s'est plutôt bien passé, on a bien connecté à ce niveau-là.

Souvent sur des films inspirés d'histoires vraies, des films avec des sujets sociétaux très forts, la musique demeure prudente. Et là, il y a un choix fort : le réalisateur a accepté tout de suite d'avoir une telle musique ? Un équilibre était à trouver entre la perte, le deuil, le combat pour la vérité face à l'injustice... et au final la musique a pris le parti de ne pas du tout chercher à traduire la charge émotionnelle ni le traumatisme. Elle ne veut pas s'apitoyer sur les personnages. C'était vraiment un choix du réalisateur dès le début ou une proposition de votre part ?

Eliott Delafosse : Je me rappelle que dès le début, Fabien parlait de la colère et de la force de cette famille. L'idée, ce n'était pas d'en faire des victimes abattues. Évidemment, c'est un drame, c'est une histoire tragique, mais on ne voulait pas raconter ça sous un angle pathos, et plutôt de montrer la résilience de cette famille et la force qu'il faut pour surmonter une machine judiciaire et policière qui est complètement écrasante. C'est un mécanisme qui dépasse complètement l'entendement et les simples relations humaines. Et donc la musique aide à ressentir cela : montrer vraiment la force, la colère, la résilience d'une mère et d'une famille. Je pense que c'était assez clair dès le début.

Dans cette direction musicale qui ne cherche pas à être dans le soutien émotionnel, la présence des percussions un peu tribales et des présences vocales évoquent un aspect rituel, vaudou, chamanique (écouter via le player ci-dessous). Cette mère, avec cette musique, se transforme en guerrière en quelque sorte...

Eliott Delafosse : Oui, tout à fait. "Guerrière", je pense que c'est le mot. Pour porter ça à bout de bras, il faut une force vive qui est peu commune en tout cas, je pense. Et ça me fait plaisir que vous utilisiez le terme chamanique, parce que la mystique et la transe, ce sont des choses assez omniprésentes dans ma musique en général, donc ça me fait plaisir qu'on utilise ces termes pour la décrire. On a essayé de trouver un équilibre. Par exemple, au niveau des percussions, j'ai pris des rythmes issus de ce qu'on appelle les "musiques du monde" - d'un point de vue très européano-centré - avec des instruments également de "musique du monde", et j'ai remplacé les sons instrumentaux classiques par des sons distordus, des sons qui viennent d'enregistrements maison, d'objets trouvés comme des canettes, des casseroles, pour avoir un côté un peu tribal, sans être dans une démarche d'appropriation culturelle où on plaquerait des éléments externes d'une culture que je ne maîtrise pas forcément. Donc l'idée, c'était vraiment d'avoir une forme d'inspiration, mais n'étant pas ethnomusicologue spécialiste, je me suis réapproprié ces objets dans un contexte que je connais, avec des samples plus industriels. Et après, il y a là-dessus d'autres couches, des cordes percussives, des polyrythmies microtonales... Donc ça, ce sont complètement des choses qui sont dans mon domaine de compétence. On essayait de ne pas rentrer dans une appropriation culturelle, il était très important pour moi de ne pas dépasser les bornes dans les clichés.

Comment avez-vous travaillé la présence vocale ?

Eliott Delafosse : C'est pareil, ce sont des samples que j'ai retravaillés. Je ne voulais pas là encore rentrer dans une approche ethno que je ne maîtrise pas, donc j'ai récupéré les voix et après je les ai arrangées "à ma sauce". Je ne veux pas essayer de plaquer un regard d'Européen qui ne connaît pas bien une musique extérieure, j'essaie vraiment juste de jouer avec un code, plutôt qu'avec une connaissance approfondie du sujet que je n'ai pas.

Des moments sont chorégraphiques où la musique intervient sur des gestes à l'image. Il y a l'idée aussi du collectif : cette femme a sa détermination et, par cette détermination, elle convainc les autres. Il y a comme une sororité qui se construit avec toutes ces femmes qui se réunissent. Elles forment des tableaux vivants. Est-ce que vous avez travaillé sur ces scènes particulièrement ?

Eliott Delafosse : Les maquettes faisaient toutes une trentaine de secondes, donc j'ai dû les retravailler à l'image ensuite. Je le fais de manière assez systématique quand je travaille sur des projets à l'image : je regarde une première fois, ensuite j'essaie non pas d'oublier, mais de garder plutôt les sensations en tête, de faire des propositions purement musicales. Et je demande au réalisateur ou à la réalisatrice de ne surtout pas les plaquer sur l'image pour me répondre, mais de me répondre juste en termes de sensations, d'émotions. Et ensuite, quand on commence à tirer un fil, là, je le remets à l'image et je recommence à travailler de manière plus précise et plus ciselée. Donc oui, tout à fait, on a beaucoup retravaillé à l'image. Il y a eu quelques allers-retours aussi au montage pour avoir des cuts qui soient synchros avec la musique.

Entre le travail sur le scénario, et le modelage à l'image, quelle est l'étape que vous préférez ?

Eliott Delafosse : Alors, le travail de finesse au montage, moi, c'est vraiment quelque chose qui m'ennuie un peu et dans lequel je ne suis pas extrêmement bon. J'ai des amis qui sont brillants là-dedans et qui ont une science que j'admire. Ce qui m'intéresse le plus, c'est de trouver le ton. Pour Fabien, il n'y a pas eu cette phase, puisqu'il a été directement convaincu par la musique, et je le remercie d'avoir fait confiance. Mais dans le travail de recherche, le moment où on commence à tirer le fil de la pelote et à se dire « c'est ça qui va fonctionner », c'est très satisfaisant, je trouve, de rentrer dans cette phase où justement on se met en phase entre la partie réalisation et la partie composition. 

Et en termes de choix de placement, de décider quand la musique se retire. Lors de l'annonce du décès, par exemple, il y a le choix de ne pas du tout mettre de musique...

Eliott Delafosse : Ah oui, je suis un grand fan de ne pas mettre de musique d'une manière générale. J'ai plutôt tendance à demander d'en mettre le moins possible. Ça vient du fait que quand j'étais en musique appliquée interactive au conservatoire, on devait parfois nous-mêmes chercher des séquences de films qui nous plaisaient, sur lesquelles on avait envie de travailler, et se débrouiller pour enlever la musique. Et des fois, on se rend compte que quand un film est vraiment bien fait, il marche parfois très bien sans musique. Pas que la musique soit de trop, mais qu'elle ne soit pas forcément nécessaire. Pour moi, c'était une bonne leçon de se dire : à quel endroit peut-on vraiment se permettre de ne rien mettre et que ça fonctionne quand même ? Ça c'est important, je le garde toujours à l'esprit. Et j'ai l'impression que dans les productions récentes - sur Netflix notamment - il y a une omniprésence de la musique qui peut avoir tendance à affaiblir le propos.

Fabien Ara vous a-t-il fait écouter d'autres musiques en référence ?

Eliott Delafosse : Il n'avait aucun temp track, aucune référence. Donc là, on a vraiment tout fait de zéro. Mais c'est un projet particulier, quand je lui ai amené les maquettes, il m'a tout de suite dit : « Oui, c'est ça, c'est ce que je veux. » Donc ce n'est pas représentatif du travail en général. Ça m'est arrivé plein de fois d'avoir des playlists de références, de devoir imiter des choses, ce qui est un travail aussi très formateur, c'est une forme de stimulation. Je ne vais pas nommer de projet, mais par exemple, il y a un projet sur lequel j'ai dû imiter du Ke$ha, de la pop R&B des années 2000-2010. En fait, c'est très marrant à faire. Je ne savais pas le faire. J'ai beau avoir fait de la production pendant longtemps, je n'avais pas forcément les codes spécifiques de cette esthétique. Imiter des choses, on apprend toujours. Donc je n'ai rien contre les temp tracks et les playlists de référence, je trouve que ça peut être très riche aussi, quand on arrive à s'en détacher au moment du montage. Ça, c'est vraiment le gros risque je pense : s'attacher à une référence.

Vous êtes à la fois un artiste musical très libre, qui a un univers à lui, et à la fois vous vous acclimatez très bien aux contraintes du cinéma, en termes de référence, de placement, de timing ?

Eliott Delafosse : Oui, parce que c'est la stimulation et la recherche. La contrainte, c'est toujours une source de créativité, et le cinéma ne fait pas exception. Donc oui, pour moi, c'est vraiment une richesse de pouvoir s'insérer dans quelque chose qui contraint la forme a priori. Comme je disais, je ne pourrais pas me consacrer qu'à ça, parce que, évidemment, ce n'est pas un espace de liberté totale, mais ça permet de découvrir des choses, de développer un autre point de vue sur l'écoute, sur la temporalité. Donc oui, pour moi, c'est super enrichissant d'avoir des pratiques plurielles. Et ce n'est pas forcément quelque chose que j'avais prévu à la base. Je n'ai pas du tout de plan de carrière, je me laisse vraiment porter par les choses. Peut-être que je ne devrais pas, peut-être que je devrais être un peu plus proactif, mais c'est quelque chose que j'aime bien : la sérendipité, voir comment les choses arrivent et comment des idées émergent quand on laisse les choses se faire.

A quel endroit avez-vous carte blanche ?

Eliott Delafosse : J'ai carte blanche totale pour mes projets purement musicaux, et l'espace de liberté le plus absolu en 2025 c'est l'électronique. On peut faire tout ce qu'on veut, on est 100% autonome. J'ai un duo où on fait de l'improvisation libre. Là, pour le coup, c'est un espace où j'ai de la liberté, et c'est assez flippant et assez engageant. Et à nouveau, je ne pourrais pas faire que ça parce qu'en termes de résultat, par exemple, ça peut être super nul. C'est un des risques de l'improvisation et de la liberté. Alors que quand on peaufine un travail en production dans la musique de film, au final, on arrive à un résultat dont on est a priori content, sinon il ne sortirait pas. Donc pour moi, ce sont vraiment des approches complémentaires, et la carte blanche est aussi importante que l'espace de contrainte. Les deux s'alimentent.

Comment, dans votre travail, équilibrez-vous la recherche de timbres, d'instruments particuliers, et la recherche thématique, mélodique ? On voit que dans "Le jeune Sofiane", par exemple, il y a une instrumentation très forte et puissante, puis en même temps, il y a un motif qu'on retrouve. Il y a cette convention du cinéma aussi où l'on retrouve le motif qui revient régulièrement.

Eliott Delafosse : Je pense qu'un motif mélodique, harmonique ou rythmique, que chacun puisse reconnaître, ça reste quelque chose d'important, surtout dans la musique de film où il faut avoir une unité, une uniformité à certains égards. Après, mon travail porte beaucoup plus sur la recherche de la matière sonore. Je me vois plus comme quelqu'un qui sculpte du temps et de la matière que comme un architecte traditionnel harmonico-mélodique. Aussi parce que c'est là que sont mes intérêts et mes points forts. Mais oui, c'est sûr que j'ai un amour de la matière et du grain qui est prononcé et qui a tendance à s'affirmer au fil du temps.

Dans quelle mesure décidez-vous que telle partie va être interprétée par un musicien ?

Eliott Delafosse : Le budget. Là, il ne faut pas se mentir, il y a vraiment une question de budget. Par exemple, pour "Le jeune Sofiane", ça a été posé sur la table à un moment. Le fait est que si on avait enregistré les parties de cordes, par exemple, je ne me payais pas. Même si ce n'est pas mon activité principale, je pense que tout travail mérite salaire. Je pense qu'on doit quand même militer pour ne pas dévaluer notre travail en tant qu'artistes. C'est à la fois une question de budget et une question d'esthétique. Le fait d'avoir des samples permet aussi d'avoir une espèce de surcompression, de son "sale" et mécanique qui rentre complètement dans l'esthétique proposée. Évidemment, si c'était du beau quatuor à cordes qui faisait du mélodico-rythmique un peu néo-consonant, il aurait fallu se poser la question. À un moment, je pense que s'il y a quelque chose qui le nécessite, il faut trouver les budgets pour, mais on ne peut pas non plus tous se cacher derrière la maquette. Le nerf de la guerre, c'est souvent l'argent dans la création. C'est une vraie problématique. C'est pour ça que, par la musique électronique, on a moins de soucis qu'avec la musique acoustique. À nouveau, je ne suis pas du tout pour que tout soit électronique, simplement il faut être pragmatique : dans des milieux où il n'y a pas beaucoup d'argent et où les contraintes budgétaires ont tendance à se faire ressentir de plus en plus, on n'a pas toujours le choix. Je le regrette et j'insiste sur le fait qu'à titre personnel, je pense qu'il y a plein d'argent en France et dans le monde, c'est juste qu'on ne va pas le chercher là où il est.

Si vous aviez le budget pour un orchestre, préféreriez-vous orchestrer vous-même, sans avoir recours à un orchestrateur ?

Eliott Delafosse : Ça dépend dans quelle mesure, mais oui, j'ai une formation classique. Donc, normalement, je suis censé pouvoir faire ça. Alors après, c'est sûr que si j'étais sur un projet un peu plus ambitieux, avec un peu plus de budget, peut-être que je déléguerais, ne serait-ce que pour des raisons pratico-pratiques liées au temps. Mais c'est sûr que je garderais un œil sur la question parce que j'ai quand même mes idées et mes approches. Je pense que ça dépend beaucoup du style. Par exemple, si je me retrouvais à faire un projet de comédie française assez classique, je n'aurais aucun mal à me dire que je dois déléguer parce qu'il y aurait des gens qui feraient ça de manière beaucoup plus efficace et beaucoup plus propre que moi. Donc même au-delà du simple intérêt artistique, j'ai l'humilité de reconnaître que je ne serais pas capable de le faire de manière aussi propre que plein de professionnels du secteur. Par contre, si on rentrait dans des histoires d'orchestre plus singulières, plus personnelles, alors oui, là j'ai mes idées orchestrales et j'ai mes petites combinaisons que j'aime bien utiliser, des saveurs que je connais et que j'aime et qui font mon son. Et là, évidemment, je garderais les mains dedans. Ça, c'est sûr et certain.

Vous êtes entre la Belgique et la France, y a t-il une différence en termes de production, et en termes d'habitudes de travail ?

Eliott Delafosse : Je pense qu'on est quand même plus confortable en Belgique qu'en France à certains égards. Là, l'extrême droite arrive au pouvoir et a annoncé de belles coupes budgétaires, donc ce n'est pas dit que ça dure, mais il y a encore de l'argent en Belgique pour la création. Il y a le tax shelter (déduction fiscale) pour le cinéma. Ça reste un petit pays qui est très actif. Il y a de l'argent dans l'enseignement artistique. Après, au niveau des habitudes de travail, la France est plus élitiste, pour le meilleur et pour le pire. C'est-à-dire que ça donne des projets qui sont parfois plus ficelés, plus carrés, mais ça donne aussi des gens qui sont plus odieux et plus tortionnaires, donc ce n'est pas forcément toujours pour un mieux. La Belgique a une dose d'auto-dérision. Un esprit belge peut transparaître. Vient de sortir "Aimer perdre" (de Harpo Guit, Lenny Guit), un film franco-belge qui représente bien l'esprit : ça ne se prend pas au sérieux, c'est assez délirant, la barrière entre le réel et la fiction est toujours un peu floue. Ce sont des choses que j'aime bien chez les Belges, ils savent rire, ils savent rigoler.

Pour revenir à ce que vous disiez tout à l'heure par rapport au fait de vous considérer comme un artiste politisé, à quel endroit situez-vous un engagement dans votre place de compositeur ? Pour le droit d'auteur par exemple, on parle de l'arrivée de l'IA qui peut être une menace...

Eliott Delafosse : Justement, c'est une vraie question. Je ne suis pas un grand fan de l'art politique. Il y a peu de choses qui me convainquent vraiment à 100% quand on fait de la politique à travers l'art. Il y a quand même quelques artistes qui s'en sortent très très bien là-dedans et qui ont en plus une légitimité incontestable pour en parler. À titre personnel, je pense que mon engagement principal va être plutôt dans l'enseignement, dans le fait de garder une forme de transmission et de parler de ces questions - sans faire de prosélytisme - mais de parler de ces questions à mes élèves et d'avoir une approche la plus démocratique possible et la plus horizontale possible dans l'enseignement. En tant que mec blanc, assez privilégié, c'est aussi laisser la place, peut-être, parfois. C'est la première chose qu'on peut faire : laisser la place, laisser la voix. Et je pense que mon engagement politique passe plutôt par les urnes et les actions plus ou moins directes que par l'art à proprement parler. Après, évidemment, je ne fais pas de musique de pub, je fais des projets indépendants, quand je fais de la musique expérimentale, je fais de la musique cathartique dans des endroits a priori plutôt militants... Donc évidemment, on ne peut pas dépolitiser complètement la pratique, mais je ne fais pas de politique directement dans mon art. Entre autres parce que je ne suis pas certain que mon point de vue et ma position soient tellement intéressants à entendre actuellement. Je crois qu'il y a des voix qui ont plus besoin d'être écoutées que la mienne, donc j'ai tendance à plutôt me mettre en retrait à ce niveau-là.

Et malgré tout, "Le jeune Sofiane" a quand même une dimension très politique et vous avez pu trouver votre place là-dessus. Pour terminer, peut-être évoquons ce film qui était à Clermont-Ferrand, "Aux armes, Christopher" d'Élise Amblard, qui traite de questions sociétales très fortes ?

Eliott Delafosse : Ah oui, tout à fait, ça parle aussi d'extrême droite, donc évidemment c'est au cœur des choses. Oui, je pense qu'à un moment, on ne se refait pas, on attire des gens qui nous ressemblent un petit peu. Élise, c'est une des meilleures amies de la petite sœur d'un de mes meilleurs amis. On est dans des milieux qui sont un petit peu proches culturellement et politiquement. Très talentueuse, très très forte, j'espère retravailler avec elle. Son film est magnifique. J'ai eu de la chance de travailler avec elle puisqu'elle m'a appelée pour ma musique en disant : « Voilà, j'ai entendu ça, ça et ça, c'est super, c'est ça qu'il faut pour mon film. » Donc ce sont des positions assez confortables en fait, en tant que compositeur. Pas besoin de chercher, je pense, quand on est appelé parce qu'il y a vraiment un amour du travail qui a été fait en amont. Je remercie Élise de m'avoir fait confiance sur ce projet. C'est un très beau film et c'est un très beau casting, ça a été super bien dirigé. Je suis hyper impressionné par son boulot.

Pour terminer, quels sont vos goûts en termes de musique de film ? Est-ce que vous écoutez des bandes originales ? Est-ce qu'il y a des compositeurs, consœurs ou confrères, qui vous intéressent ?

Eliott Delafosse : Non, pas vraiment. Je n'écoute pas de soundtracks. Évidemment, quand je regarde des films ou des séries, c'est une déformation professionnelle, j'y fais particulièrement attention. Il y a quand même quelques scores qui m'ont marqué ces dernières années. Par exemple, j'ai adoré "Moonlight", que j'ai trouvé magnifique, vraiment, c'était d'une justesse assez incroyable. J'aime beaucoup les musiques de films d'horreur, il y a toujours la recherche de textures post-Kubrick, à la frontière de l'écriture contemporaine. Le saxophoniste Colin Stetson ("Hérédité") a fait des choses chouettes à ce niveau-là, mais pareil, c'est un artiste assez pluriel. Je n'ai pas de modèle particulier en tête, je n'ai pas de chapelle. Je ne suis pas forcément un grand fan de Hans Zimmer et de son approche industrielle du truc, pour autant je peux apprécier son travail - enfin le travail de son équipe plutôt - dans "Dune", par exemple. Enfin voilà, je n'ai pas de goûts vraiment fixes. À nouveau, je pense que d'une manière générale, j'écoute quand même des choses assez variées et c'est un peu pareil au niveau cinématographique. Je suis assez ouvert. Je suis assez dépendant de mes relations à ce niveau-là, ce que regardent mes amis, ce qu'écoute mon entourage, ça va avoir un gros impact sur ce que j'écoute, ce à quoi je suis exposé. Je fais beaucoup confiance aux gens pour découvrir des choses.    

 

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Propos recueillis par téléphone par Benoit Basirico


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