Propos recueillis par Benoit Basirico
- Publié le 05-05-2025Frédéric Sojcher, cinéaste, auteur et enseignant, vient de faire paraître “Anatomie du cinéma” (le 2 avril 2025 aux Éditions du Nouveau Monde). Cet ouvrage révèle les coulisses de la fabrication d’un film, ce qu'il faut savoir avant de se lancer, abordant aussi bien la mise en scène, le scénario, les acteurs, que le contexte de production, le CNC, les aides, les festivals et la réception critique. C’est l’occasion de recueillir son regard et son écoute sur les musiques du cinéma (il y consacre un chapitre dans le livre). Pour lire ses propos de cinéaste, se reporter à notre entretien croisé avec Vladimir Cosma paru à l’occasion de la sortie de son film “Le Cours de la vie”.
Tout d'abord, en termes de cinéphilie, quel est votre rapport à la musique dans les films ? Est-ce que ce rapport a constitué votre cinéphilie dès le départ, ou est-il arrivé plus tardivement, lorsque vous vous êtes confronté à la réalisation ?
Frédéric Sojcher : Je fais partie de cette génération qui achetait régulièrement des disques vinyles de bandes originales de films. Il y en avait beaucoup plus à l'époque. Dès le départ, le souvenir du film passait par la musique. Quand un film m'avait marqué, j'essayais de trouver la bande originale pour la réécouter. Donc, j'étais, sans vouloir exagérer en me qualifiant de collectionneur, en tout cas un amateur de musique de film. Et j'ai toujours beaucoup aimé les films qui sont reliés à une musique. Alors, ça peut être très différent : ça pouvait être les films dont Philippe Sarde était le compositeur, ça pouvait être les films de Fellini avec Nino Rota, ça pouvait être bien sûr Ennio Morricone, ça pouvait être Vladimir Cosma... J'avais vraiment un attachement à la part musicale du film. Curieusement, quand on se souvient d'un film - et je pense ne pas être le seul dans ce cas - c'est souvent d'abord la musique qui revient en tête.
Et est-ce que, parfois, vous vous êtes aussi dit que la musique pouvait gâcher un film ? Vous l'évoquez d'ailleurs un peu dans votre ouvrage...
Frédéric Sojcher : Pas quand j'étais adolescent, je ne me faisais pas ce genre de réflexion. Mais c'est venu très vite quand je suis devenu réalisateur, puisque j'ai commencé à réaliser un premier court-métrage quand j'avais 15 ans, et dès ce premier court-métrage, il y avait une musique originale. Je me suis très vite posé la question, pas en ces termes-là, mais les termes qui m'interrogent aujourd'hui sont : comment une musique peut-elle élever un film, mais aussi parfois lui nuire, pour différentes raisons d'ailleurs. Mais ce qui m'est très vite apparu et qui m'a très vite obsédé, c'est que le vieillissement des films me semble souvent lié à la musique. Par exemple, toute la musique des années 80, quand j'ai commencé à faire des films, était faite au synthétiseur, une couleur musicale liée aux instruments, aux synthétiseurs de l'époque, qui fait que l'on date immédiatement le film quand on le revoit aujourd'hui, ce qui n'est évidemment pas le cas pour les musiques symphoniques qui sont plus intemporelles. Je me suis interrogé sur comment les films vieillissent et comment la musique participe, ou non, au vieillissement des films. Autrement dit, je pense que le cinéma - j'en parle dans le livre - est vraiment un art du présent. Et les chansons par exemple - la chanson n'étant qu'une des déclinaisons possibles de la musique - nous marquent par rapport à un moment précis de notre vie. Comme on se souvient des films de notre adolescence, on se souvient aussi des tubes de l'été, ce ne sont pas forcément les chansons les plus extraordinaires sur le plan artistique, mais elles sont totalement liées à un moment, à un instant. Et je pense qu'il y a dans le cinéma populaire cet aspect-là, de saisir l'air du temps. Il y a la musique New Wave par exemple, quand j'étais adolescent. On peut revenir aujourd'hui et être nostalgique de cette musique, elle peut éventuellement revenir à la mode, mais elle est très vite datée. Il y a à côté des films dont le symbole pour moi est Kubrick, qui, comme par hasard, choisit essentiellement des musiques classiques préexistantes, lesquelles ne vieillissent pas. On peut revoir aujourd'hui "2001, l'Odyssée de l'espace" sans ressentir ce vieillissement que l'on perçoit dans d'autres films qui furent des succès à l'époque, mais qui ont beaucoup plus vieilli avec le temps. Et c'est aussi de là que vient mon goût, comme réalisateur, pour des compositeurs comme Vladimir Cosma, Ennio Morricone ou comme Philippe Sarde, des compositeurs qui ont une approche de la musique relativement classique et qui, de ce fait, dépassent le côté éphémère de l'air du temps.
Vladimir Cosma a pu lui-même souffrir de l'air du temps quand le desiderata de certains réalisateurs l'obligeait à avoir des sonorités modernes qui aujourd'hui deviennent désuètes. Mais il reprend ces partitions-là aujourd'hui à l'orchestre pour les concerts, et on se rend compte que ces mélodies sont intemporelles. Dans les films, il y avait ce desiderata des réalisateurs qui poussaient les compositeurs, même dits classiques, à épouser cet air du temps...
Frédéric Sojcher : C'est plus une question d'orchestration que de composition effectivement. J'ai eu un grand bonheur à travailler avec Vladimir Cosma dans une approche plus classique dans le sens musical, dans l'orchestration. Ce qui n'est pas du tout incompatible avec une approche beaucoup plus contemporaine dans tout ce qui relève du sound design, de la manière dont la musique peut être utilisée aussi comme un son. En tant que réalisateur, je suis tenté d'explorer la dimension sonore, des bribes musicales sans mélodie, mais à côté de cela, ne pas se priver d'avoir des mélodies plus classiques dans leur composition et qui restent en tête. J'aime avoir un titre musical principal, qui fait que quand on se souvient d'un film, on se souvient de cette musique-là. Mais ce n'est pas incompatible avec tout un travail sonore et musical complémentaire qui, lui, ne suit pas forcément les règles classiques.
Après votre cinéphilie liée à un amour de la musique de film, quelles ont été les étapes qui vous mènent à la collaboration avec Vladimir Cosma ?
Frédéric Sojcher : J'ai eu un grand plaisir à travailler à plusieurs reprises avec un autre compositeur que Vladimir Cosma, qui est surtout connu dans le domaine de la chanson populaire, qui s'appelle Jay Alanski. C'était lui qui avait été entre autres le compositeur des premières chansons de Lio, comme "Banana Split", qui avait travaillé avec Alain Chamfort, qui avait travaillé avec beaucoup de chanteurs de pop française. Et j'étais en contact avec lui. Sur un de mes premiers courts-métrages, je voulais absolument reprendre une musique qu'il avait composée, une chanson de Lio. J'ai donc réussi à contacter Lio pour avoir son accord, qu'elle m'a donné. Elle m'a donné son accord pour refaire une chanson en studio avec d'autres paroles que les paroles initiales, et j'ai eu l'accord du compositeur, Jay Alanski, d'utiliser sa musique préexistante en changeant les paroles avec une nouvelle interprétation de Lio. À partir de là, j'ai eu une relation amicale et de complicité avec Jay Alanski qui a accepté, pour mon premier long-métrage, "Regarde-moi" (2000), de faire toute la musique originale du film. Il voulait expérimenter d'autres formes. Il a fait pas mal de sessions de sound design dans des boîtes de nuit. Il a édité pas mal de CD qui étaient entre musique et recherche sonore, dans une sorte d'équilibre toujours difficile à trouver entre mélodie et expérimentation, et qui convenait parfaitement à ce que je souhaitais pour mon premier long-métrage. Et donc j'ai pris un grand plaisir à travailler avec lui sur "Regarde-moi", qui était mon premier long-métrage. Et donc, dès mon premier long-métrage et même dès mes courts-métrages, j'ai accordé une énorme importance à la musique de film.
Dans "Anatomie du cinéma", à destination de jeunes cinéastes, il y a des petites clés disséminées sur comment faire ce métier, comment faire un film, comment collaborer, ce que l'on peut aussi appliquer à la musique. Et le témoignage sur vos collaborations musicales démontrent qu'il ne faut pas se priver de faire appel à de grandes figures, même si elles peuvent être intimidantes pour un premier film.
Frédéric Sojcher : J'ai eu l'immense chance de rencontrer des personnes dans mon parcours de cinéaste, que ce soit des acteurs ou des compositeurs ou des chefs opérateurs, avec beaucoup plus d'expérience que moi. C'est un des rares métiers où il faut s'entourer de personnes plus compétentes que soi dans chacun de leurs domaines et qui acceptent de travailler au service du réalisateur ou de la réalisatrice, puisque c'est la responsabilité du cinéaste de coordonner toutes les créations artistiques qui vont être réunies dans un même film. Et donc Vladimir Cosma accepte pour la première fois de travailler avec moi sur un court-métrage qui s'appelle "Climax" (2009). Et, chose inouïe, il me dit - ce sont ses propres mots - : "C'est vous le réalisateur, donc c'est vous qui décidez, je suis à votre service." Donc c'est quand même un monsieur qui est plus âgé que moi, qui a une filmographie 100 fois plus importante que la mienne, qui accepte d'être "au service de". Ça n'enlève rien à sa création, ça n'enlève rien à son talent, c'est qu'il considère que la musique de cinéma doit être au service du film, et que par conséquent, le réalisateur doit coordonner l'ensemble des éléments du film. C'est une leçon formidable de générosité. Autre exemple. Quand j'avais 18 ans, pour mon premier court-métrage, je rêvais de travailler avec Serge Gainsbourg que j'ai réussi à convaincre, non pas pour faire la musique du film, mais comme acteur. J'ai réussi à le convaincre d'en faire partie. Et sur le plateau, l'équipe était sidérée parce que j'avais 18 ans, donc c'était quand même l'une des plus grandes stars françaises du moment, et il me disait : « Alors qu'est-ce que tu veux que je fasse ? Où est-ce que tu veux que je me place ? Donne-moi des indications. » Il avait beau être la plus grande star française de l'époque, il acceptait de suivre les directions d'un gamin - je dis "gamin" sciemment parce que c'est comme ça qu'il m'appelait sur le plateau, ce qui faisait rire tout le monde, il m'appelait « Alors gamin, qu'est-ce qu'on fait maintenant ? ». Ayant été lui-même réalisateur de films, il savait intimement l'importance des choix du réalisateur, parce qu'il n'y a qu'un capitaine à bord qui doit mener le film à bon port. Mais ce n'est pas pour autant que ce capitaine fait le film seul. Il bénéficie du talent des acteurs, du compositeur, du chef opérateur. Et donc, c'est un métier quand même très étonnant. Il faut pouvoir bien s'entourer. Un réalisateur ou une réalisatrice est forcément moins qualifié dans un des domaines de son champ d'action que ses complices de création, qui pourtant acceptent d'être dirigés par le chef d'orchestre.
Cet ouvrage, "Anatomie du cinéma", est à la fois un guide et en même temps regorge d'anecdotes personnelles. Votre parcours et vos expériences se confrontent à ce qu'on doit savoir du cinéma. Les anecdotes sur comment vous avez réussi à travailler avec de telles personnes permettent de partager l'idée d'oser, en quelque sorte.
Frédéric Sojcher : Ça fait la passerelle avec les cours. Pas plus tard qu'il y a quelques semaines, je disais aux étudiants dont je suis les films : n'ayez pas peur de contacter des acteurs connus pour vos projets. S'ils sont convaincus par le scénario, il est possible qu'ils acceptent. Ce n'est pas impossible. Qui ne tente rien n'a rien. Et le cinéma, c'est l'art des rencontres. Je pense que si le réalisateur ou la réalisatrice est suffisamment passionné par son projet et que le projet est suffisamment convaincant, tout est possible en termes de collaboration artistique. Parce que pour un compositeur, comme pour un acteur, comme pour un technicien, quoi de plus beau que d'accompagner un jeune cinéaste dans son épanouissement à partir du moment où le projet semble intéressant.
Vous revenez souvent dans votre livre sur l'aspect hiérarchique, le réalisateur ou la réalisatrice étant le "maître du film". Et en même temps, on vient de vous entendre dire l'importance de la contribution des autres artistes. Vous maintenez que le réalisateur doit avoir vraiment la mainmise sur la musique, et en même temps, vous reconnaissez que les compositeurs ont une vraie contribution, peuvent faire des propositions qui échappent parfois au cinéaste ?
Frédéric Sojcher : On prend souvent la métaphore de l'orchestre symphonique. Chaque musicien pris indépendamment doit être doué dans son art d'interprète, mais s'il n'y avait pas de chef d'orchestre, aussi doué chaque musicien serait-il, est-ce que ça ferait une cohérence dans la symphonie à l'arrivée ? Sans doute pas. Donc il y a besoin d'une personne qui coordonne l'ensemble. Ce n'est pas tant une question de hiérarchie qu'une question qu'on ne peut pas avoir 50 personnes qui font 50 choix différents sur un film sans que ça amène un chaos artistique. Donc il faut bien à un moment donné qu'il y ait une ligne éditoriale qui soit posée. Parfois ça peut être sous forme de co-réalisation, il y a des co-réalisateurs, ça fonctionne très bien, ce n'est pas forcément une personne unique. En revanche, je déplore une grande confusion qui est faite aujourd'hui. J'ai entendu certains de mes collègues universitaires affirmer que la politique des auteurs, c'est le patriarcat. Je suis en total désaccord. Je ne pense pas que Chantal Akerman agisse différemment comme réalisatrice sur un plateau qu'un réalisateur de même notoriété quand elle faisait des films. Je ne pense pas que Jane Campion se différencie d'un homme dans la manière dont elle conçoit la hiérarchie de la réalisation sur un film. Je pense qu'il y a, fort heureusement, plein de femmes cinéastes aujourd'hui, beaucoup plus que par le passé, qui sont extrêmement talentueuses. Et je pense qu'elles ont, exactement comme les hommes, ce rôle de coordonnatrice. La question de la hiérarchie sur un plateau n'a pour moi rien à voir avec une approche masculine ou féminine. C'est la confusion, à mon avis, à éviter.
Dans le titre de l'ouvrage, il y a "anatomie", vous sculptez véritablement le cinéma. Et cette anatomie agrège tous les types d'études : votre étude personnelle (votre expérience), la société (les enjeux sociétaux qu'on vient d'évoquer), les aspects historiques et politiques avec les guerres successives, avec le CNC - il y a tout un chapitre sur la création du CNC. Donc il y a toutes ces différentes matières d'études qui se confrontent au cinéma. Et puis il y a l'aspect économique. Il y a aussi beaucoup d'économie du cinéma dans cet ouvrage. Il est question des contraintes budgétaires omniprésentes pour faire un film, notamment dans le chapitre "L'économie de la réalisation". Vous dites "Le budget détermine le projet". Alors pour la musique, d'après vous, en quoi le budget détermine la musique ? Vous écrivez : "Il n'est pas toujours possible budgétairement de faire appel à un compositeur pour qu'il crée une musique originale." Ce qui n'a pas empêché Vladimir Cosma d'accepter de faire un film gratuitement pour vous...
Frédéric Sojcher : C'est parce que c'est Vladimir Cosma. C'est-à-dire que c'est sa générosité, c'est sa personnalité. Et c'est aussi son souci qu'il a toujours eu de préserver les droits éditoriaux sur les musiques dont il est l'auteur. Et donc il ne dépend pas de productions ou d'éditeurs et peut gérer comme bon lui semble son catalogue musical. On entend parfois, par exemple, des musiques de Vladimir Cosma dans des publicités. Je ne connais pas la négociation financière qui a eu lieu, mais il est certain que ce n'est pas gratuit. Il peut donc vendre - ce qui est tout à fait normal - à un certain prix ses compositions dans ce cadre publicitaire. Et à titre exceptionnel - je sais qu'il l'a fait avec Jean-Pierre Mocky aussi, qui avait peu d'argent pour faire ses films - s'il a envie de travailler avec un réalisateur ou une réalisatrice, ou si un projet lui plaît, il peut parfaitement décider de négocier les droits musicaux dont il est l'auteur comme bon lui semble, jusqu'à la gratuité, parce que c'est son choix, c'est sa décision, ça lui appartient. Sur "Hitler à Hollywood" (2010) où je rêvais de travailler avec lui, je l'ai appelé pour lui dire : "Vladimir, je ne crois pas qu'on pourra travailler ensemble sur ce film." Il m'a dit : "Pourquoi ?" Je lui dis : "Parce que je n'ai pas d'argent pour vous régler." Et il m'a dit : "Mais ça dépend, ça dépend. Montrez-moi le montage." Et il a vu le montage. Et le montage lui a suffisamment plu pour qu'il accepte, indépendamment de cette question financière, de participer au film. Et sur "Le Cours de la vie" (2024), c'était différent. J'avais très envie de ne pas seulement avoir des musiques qu'il avait déjà créées mais d'avoir une musique originale. C'est le rêve aussi qu'on peut avoir comme réalisateur : d'avoir la musique liée au film. Et donc là, ça demandait des moyens, puisque qui dit musique originale, dit qu'il faut la composer - ce qu'on peut faire gratuitement sur une feuille de papier - mais après, pour l'interpréter, ça demande des musiciens, ça demande un studio. Alors évidemment, le coût n'est pas le même si on compose pour un orchestre symphonique que si on compose pour un orchestre de chambre ou pour une musique au piano, mais néanmoins, ce n'est pas gratuit. Et donc on a réussi, avec un tout petit budget minuscule, à avoir cette musique originale dans "Le Cours de la vie", le dernier film que j'ai réalisé à ce jour. Et en plus de ça, Vladimir Cosma, comme pour d'autres projets, a ouvert son catalogue musical de musiques préexistantes.
Cet ouvrage peut être considéré comme un guide, mais sans donner une ligne de conduite univoque...
Frédéric Sojcher : C'est pour cette raison que l'éditeur a souhaité inscrire en quatrième de couverture le terme "Anti-manuel". C'est l'inverse d'un manuel. Et pour la musique, il n'y a pas de règles applicables une fois pour toutes à tous les films. Il y a par contre certaines questions qui se posent pour tous les films : est-ce qu'il faut ou pas de la musique ? Où est-ce qu'il faut de la musique ? etc. J'essaie toujours de voir quelles sont les questions qui vont se poser à quelqu'un qui veut faire un film, à toutes les étapes, y compris l'étape musicale. Mais après, fort heureusement, je n'apporte pas une réponse unique, comme le font certains manuels de scénario qui disent « Voilà comment il faut écrire un scénario, c'est cette manière-là et pas une autre. » C'est l'inverse que j'essaie de faire, c'est d'ouvrir le champ des possibles. Tout en transmettant l'importance de l'apport musical. En termes d'écriture, il y a une écriture qui passe par le scénario, une autre par la mise en scène, et il y a une écriture qui passe par la musique. On peut raconter une histoire par la musique. Je dirais même que peut-être la meilleure définition qui soit du cinéma, c'est que c'est un art musical. Car au-delà de la musique, il y a une musicalité dans le rythme d'un film, dans comment les plans se succèdent, et que cette musicalité, c'est l'essence peut-être même du cinéma.
Ce qui ne vous fait pas omettre la possibilité d'une absence musicale, notamment de la part de cinéastes qui refusaient la musique, du moins un temps, comme Robert Bresson que vous citez. Vous dites qu'il souhaitait faire un cinéma sans musique. Mais il a aussi contredit son précepte, parce qu'il y a aussi beaucoup de films de Robert Bresson avec de la musique. Ça rejoint votre approche de ne pas être fermé sur des préceptes. Par rapport à cette absence musicale, pour un amoureux de la musique de film, est-ce que c'est quelque chose que vous avez aussi pu imaginer ?
Frédéric Sojcher : En fait, quand on est jeune réalisateur, parfois on peut rêver d'avoir un film sans musique parce qu'on se dit qu'il faut que le film soit suffisamment fort en lui-même. Mais je trouve que c'est une absurdité, sauf quelques exceptions. On peut aussi citer les frères Dardenne qui font des films que je trouve très réussis la plupart du temps sans musique. Mais le plus important pour moi n'est pas là. Le plus important, c'est que pour moi, la réussite d'un film, c'est un tout organique. Et donc il faut que tous les éléments qui le composent fassent sens au final. Il suffit qu'on change un de ces éléments pour que ça puisse déséquilibrer l'ensemble. Ce qui est fascinant, c'est de voir comment tous ces éléments vont s'agrémenter et comment toutes ces parts de création - et la musique est une part des plus essentielles - vont s'articuler. Pourquoi parfois la musique peut nuire aussi ? Une musique redondante, qui surligne quelque chose, peut être à mon avis négative dans le tout que formera le film. On peut dire la même chose des dialogues. Dans un grand nombre des productions des blockbusters hollywoodiens actuels, je décroche à cause de la musique. La musique est tellement intentionnelle et tellement posée de manière visant à une efficacité directe que ça ne m'intéresse pas. Mais force est de constater que ça marche auprès d'un très grand nombre de spectateurs.
Vous écrivez d'ailleurs : "Un grand nombre de films hollywoodiens souffrent d'orchestrations symphoniques venant sans nuance souligner les moments dramatiquement importants." Vous opposez un modèle hollywoodien et le contre-exemple européen. Est-ce pour vous valable pour la musique ?
Frédéric Sojcher : J'ai revu "Les Incorruptibles" de Brian De Palma sur une musique d'Ennio Morricone. C'est un côté symphonique, mais je trouve que c'est tellement extraordinaire. Là, il y a un compositeur italien qui travaille pour un réalisateur américain. Je pense que le mariage fonctionne à merveille. Tout n'est pas dogmatique et heureusement, il y a des vases communicants qui peuvent exister entre les différents modes opératoires. Mais disons que l'ennemi, pour moi, c'est la redondance, c'est la peur du vide et c'est la peur que le spectateur ne comprenne pas. C'est toujours comment trouver le bon équilibre pour ne pas être trop explicite, au niveau du scénario, de la mise en scène, du jeu des acteurs. Le trop explicite, à mon avis, nuit à l'émotion, nuit à la réussite artistique. Mais aussi le trop implicite : parce que si on ne comprend rien des intentions de narration ou en termes d'émotion, on passe à côté du film. Et donc c'est tout l'art d'arriver à trouver les équilibres entre les différents éléments.
En évoquant ce travail d'équilibriste, votre livre fait en quelque sorte l'éloge de la nuance, dans l'arbitrage entre le sentiment et la raison en quelque sorte...
Frédéric Sojcher : Pour moi, la musique, c'est du sentiment, c'est de l'émotion, ça doit nous emporter. Elle touche plus notre inconscient, c'est dans le domaine de l'invisible.
Dans l'ouvrage il y a une anecdote assez croustillante entre Alfred Hitchcock et David Raksin, où Hitchcock oppose à Raksin l'idée que la musique, on ne doit pas la mettre parce qu'il n'y a pas d'orchestre dans le plan. Donc il y a cette idée de logique d'une présence musicale. Et Raksin répond : "Mais je peux te demander aussi d'où vient la caméra ? La caméra n'est pas dans la vie des gens." Par rapport à cette question de la raison, de se poser la question de la pertinence d'une présence musicale, Raksin répond par l'absurde.
Frédéric Sojcher : Pas que par l'absurde, parce que je pense qu'il y a une vérité cinématographique qui n'est pas la vérité du réel, qui est la transfiguration. On part du réel pour aller vers autre chose, et c'est ça même qui pourrait être une des définitions possibles de l'approche artistique dans d'autres domaines. Ce n'est pas parce qu'il y a une caméra qu'on ne peut pas avoir une approche réaliste. Quand on voit les films des frères Dardenne, ce sont des fictions, mais c'est une approche réaliste du monde actuel, et pourtant il y a une caméra qui est là, et donc évidemment il y a de la mise en scène, et c'est ça qui est intéressant. Tout passe par la mise en scène, y compris dans un documentaire. Je pense que les documentaires de création - ceux qui pour moi sont les plus intéressants - sont des films mis en scène. Et ce n'est pas une trahison du réel. Paradoxalement, c'est un plus grand respect du réel que d'assumer un point de vue sur le réel.
Vous mentionnez l'anxiété que peuvent ressentir les cinéastes non-musiciens face aux compositeurs, car la musique peut altérer le sens du film. Vous-même, n'étant pas musicien, est-ce que cela a pu vous rendre anxieux ?
Frédéric Sojcher : Non. Je ne suis pas non plus chef opérateur et j'ai pris un immense plaisir à travailler avec des grands chefs opérateurs, comme Carlo Varini ("Le Grand bleu"). J'adore cette phrase de Bertrand Tavernier : "Dans les collaborations qu'on a dans une équipe de film - avec les scénaristes, avec les compositeurs ou avec les acteurs - l'idéal c'est de s'épater mutuellement." Et donc que chacun dans son domaine, excelle, aille le plus loin possible, ait envie d'épater l'autre. Et donc quel bonheur quand on a une collaboration artistique et que chacun en ressort heureux, épanoui dans son domaine, et pour un film.
Et donc comment surmonter l'angoisse ?
Frédéric Sojcher : Par la confiance. La confiance, c'est le mot clé. Mais elle se gagne, elle ne se décrète pas avec des mots. On peut très bien avoir une équipe très hiérarchisée et du respect des uns des autres. Je pense que la confiance et le respect sont très importants.
Vous évoquez Jean-Pierre Jeunet qui évoque l'idée que le chef opérateur peut être un fusible sur un film. "On peut virer le chef opérateur, ça ne changera pas la nature du film", dit-il. Que pensez-vous du compositeur intervenant à la toute fin de la post-production, la plupart du temps, et qui est donc dans une position vulnérable parce qu'il est plus aisé d'enlever la musique au dernier moment que de refaire tourner évidemment des scènes ? Donc là, ce n'est pas forcément dans le livre, mais la musique peut être l'élément le plus vulnérable, pouvant être modifiée ou écartée en dernière minute.
Frédéric Sojcher : Ça ne m'est jamais arrivé. Mais par contre, si par malheur un jour je me retrouvais dans le cas - qui j'espère n'arriverait pas - où la musique ne me convenait pas, à tort ou à raison, je pense qu'il faudrait pouvoir changer de compositeur. Parce que ce n'est pas possible d'accepter, comme réalisateur, que tous les éléments qui font le film n'aillent pas dans une sorte de cohérence artistique que l'on doit définir. Alors évidemment, le réalisateur, pas plus que n'importe quelle autre personne, n'a forcément raison. Aucun d'entre nous n'est forcément la vérité incarnée, mais il est le responsable pour le film, et donc le responsable artistique du film. En tant que tel, si par malheur une collaboration se passe mal, je pense qu'il faut évoquer cette possibilité. Après, il y a une autre question qui est la sous-estimation de la musique de film, le fait qu'elle arrive en dernier, le fait que souvent les budgets soient beaucoup plus étriqués parce qu'une grande partie a été dépensée pendant le tournage. Et donc là, il y a peut-être une vraie réflexion à avoir, à laquelle certainement participent la SACEM, comme Cinezik, et un côté pédagogique aussi pour voir à quel point il faut soutenir les compositeurs et les démarches de création de musique de film pour que ce soit considéré à son juste titre, tant en termes de valorisation financière qu'en termes de valorisation artistique et qu'en termes de temps laissé pour la création.
Alors pour terminer, le graphique de la couverture fait pointer les différents métiers du cinéma sur l'anatomie d'un visage. La réalisation est au niveau des yeux, la production désigne la bouche, et la musique est au niveau du cerveau. Est-ce que c'est volontaire ?
Frédéric Sojcher : La musique, ça fait partie de l'inconscient. C'est pour ça que c'est si important, c'est ce qui va au cœur de l'émotion.
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