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par Benoit Basirico
- Publié le 18-05-2025Cette sélection des musiques entendues dans les films vus des différentes sections du festival présente quelques coups de cœur (à la fois musicaux et cinématographiques). On y entend des nappes électroniques puissantes et des textures sonores angoissantes au coeur du désert chilien (le coup de coeur SIRAT), des marches militaires caustiques contrastant avec la gravité du sujet (Deux procureurs), des sonorités introspectives qui épousent la psyché des personnages (Dossier 137, Que ma volonté soit faite, La Mort n’existe pas), ou encore des accents de western revisités (Le Mysterieux Regard du Flamant Rose).
Sirat (Óliver Laxe ) ★★★★ - BO : David Letellier (Kangding Ray)
[En compétition]
Le musicien, DJ et producteur français Kangding Ray (David Letellier) signe la musique du film espagnol d'Óliver Laxe. Le film s'ouvre sur une rave party dans le désert marocain, où des danseurs font face à d'immenses enceintes diffusant une techno chargée en basses, jouée à un volume assourdissant. La réverbération sur les falaises rocheuses amplifie encore l'intensité sonore. Puis, ces sonorités électroniques deviennent planantes ou oppressantes au gré de l'aventure des personnages, notamment celle d'un père de famille (incarné par Sergi López) qui, avec son fils, recherche sa fille disparue. La musique se transforme alors en un véritable soutien dramatique face au danger et au sentiment de perte. La partition instaure une expérience physique et émotionnelle intense, capable de pivoter soudainement en termes de tonalité et de rythme pour souligner les changements narratifs. Les grondements des véhicules (évoquant "Mad Max" ou "Le Salaire de la peur") prennent une dimension particulière. Des haut-parleurs cassés, auxquels un personnage est attaché, servent de métaphore à un monde et à des personnages résilients malgré leurs failles. Ensemble, la musique de Kangding Ray et le design sonore de Laia Casanova façonnent un univers auditif puissant qui relate le voyage d'une communauté à travers un désert marocain, dans un contexte d'effondrement sociétal et un climat de fin du monde.
Deux procureurs (Sergei Loznitsa ) ★★★★ - BO : Christiaan Verbeek
[En compétition]
Christiaan Verbeek retrouve le cinéaste ukrainien Sergei Loznitsa après "The Natural History of Destruction" (2022) pour un drame historique adapté du roman de Gueorgui Demidov. Ce film nous plonge au cœur des purges staliniennes en Russie, en 1937, et suit un jeune procureur fraîchement nommé. Enquêtant sur le cas d'un prisonnier victime d'agents corrompus de la police secrète, il se confronte à l'opacité et à l'absurdité d'un régime totalitaire. La partition originale de Verbeek contraste avec la rigueur glaçante de la mise en scène et la mécanique banale mais suffocante des différentes ouvertures et fermetures de portes de la prison et du palais de justice. Elle propose un morceau unique, qui résonne dès l'ouverture, puis repris en intermèdes sous forme de marche militaire caustique avec ses cuivres (trombone et basson), dont l'esprit de farce et la légèreté contrastent avec la gravité du propos. Cette ironie musicale convient bien à la nature kafkaïenne du récit, en révélant sa part d'absurde. Un moment musical ajoute à la satire, lorsqu'un des passagers du train qui transporte le procureur nous offre dans le compartiment un instant chanté à la guitare, lui conférant une sympathie qui se révélera trompeuse par la suite. Entre ces surgissements musicaux, le son, les silences et la parole priment. Pour finir, on y entend Dmitri Chostakovitch ("Rencontre Op.33"), relevant du style classique russe.
Dossier 137 (Dominik Moll ) ★★★★ - BO : Olivier Marguerit
[En compétition]
Olivier Marguerit retrouve Dominik Moll pour un film policier après "La Nuit du 12". Il y affirme sa volonté de s'éloigner des stéréotypes du genre en privilégiant des mélodies mentales, émotives et répétitives. La musique emploie des textures pour maintenir une tension souterraine et unifier les différents plans d'une narration axée sur la parole et l'interprétation des images. L'intrigue se déroule dans le cadre d'une enquête de l'IGPN menée par Stéphanie (Léa Drucker) sur le cas de Guillaume, un jeune homme gravement blessé par un tir de LBD lors des manifestations des Gilets jaunes en décembre 2018. Pour ce sujet traitant des violences policières, la musique maintient une forme d'ambiguïté, traduit la tension latente et le poids de l'enquête sur le personnage. Un ostinato de saxophone, de nature obsessionnelle et au style dépouillé, évite le mélodrame tout en soulignant cette atmosphère, tandis qu'un élément inattendu vient troubler l'enquêtrice, pour qui cette affaire revêt une dimension personnelle. Comme une libération, la chanson "Siffler sur la colline" de Joe Dassin retentit à la fin, symbolisant la joie retrouvée d'une famille meurtrie, réunie dans une voiture en train de l'écouter. Interview à venir
La Mort n’existe pas (Félix Dufour-Laperrière ) ★★★★ - BO : Jean L'appeau (Gabriel Dufour-Laperrière)
[Quinzaine des Cinéastes]
Jean L'appeau (alias Gabriel Dufour-Laperrière) signe la musique du film d'animation franco-canadien de son frère Félix Dufour-Laperrière qui relate comment, lors d'un attentat contre de riches propriétaires, Hélène (Zeneb Blanchet) abandonne ses compagnons et s'enfuit dans la forêt parmi les loups. La partition se caractérise par ses textures enveloppantes et oniriques, contribuant à matérialiser la psyché d'Hélène : son intériorité, ses rêves, ses désirs et ses peurs. Elle met à contribution des cordes (violon, alto, violoncelle) et un piano en ouverture. Son style évoque certaines productions des années 70-80 ("La Planète Sauvage"), notamment grâce à un travail soigné du design sonore. La musique soutient la sensation d'une catastrophe imminente dans le contexte des enjeux climatiques, et souligne la brutalité et la stupeur lors des scènes de lutte. Interview à venir
Que ma volonté soit faite (Julia Kowalski ) ★★★★ - BO : Daniel Kowalski
[Quinzaine des Cinéastes]
Daniel Kowalski retrouve sa sœur, la réalisatrice Julia Kowalski, après "Crache Cœur" (2015) et "J'ai vu le visage du diable" (CM, 2023), pour ce drame franco-polonais qui relate l'histoire de Nawojka (Maria Wróbel), une jeune femme de 20 ans vivant dans la ferme familiale isolée avec son père et son jeune frère en Pologne. Suite au décès de sa mère, elle est en proie à des épisodes de transe et d’étranges pouvoirs. Alors que son père s’inquiète de la voir s’isoler, l’arrivée de Sandra (Roxane Mesquida), une femme libre et fantasque, va bouleverser sa vie et l'aider à explorer ses capacités. La musique propose par la guitare électrique, une voix et la batterie une expérience viscérale, sensuelle et sauvage qui reflète la subjectivité de la protagoniste et invite à une expérience de transe, accentuée par un montage abrupt et ellyptique. La partition intègre la flûte traversière jouée par la réalisatrice elle-même, pour une touche de western et de "folk-horreur". Le compositeur a aussi pris en charge des titres intradiégétiques pour la célébration d'un mariage, avec une sélection de morceaux polonais. Interview à venir
Put Your Soul on Your Hand (Sepideh Farsi ) ★★★★ - BO : Cinna Peyghamy
[ACID]
Cinna Peyghamy signe la musique du documentaire franco-palestino-iranien de Sepideh Farsi. Le film relate la vie quotidienne à Gaza durant la campagne militaire israélienne, à travers les appels vidéo entre la réalisatrice à Paris et Fatem Hassona, une jeune photojournaliste palestinienne (également poétesse et compositrice de chansons) sur place, qui documentait la guerre. Le film, initialement une chronique de la résilience de Fatem, devient un bouleversant témoignage et un puissant mémorial suite à son décès tragique le 16 avril 2025, ainsi que celui de neuf membres de sa famille, lors d'une frappe aérienne israélienne, le lendemain de la sélection du film au festival de Cannes. La partition de Cinna Peyghamy, caractérisée par une hybridation entre le tombak persan (instrument de percussion) et les synthétiseurs modulaires, offre une sonorité texturale et industrielle qui vient prolonger les ruines et les débris, reflète la nature fragmentée des communications et la dure réalité dépeinte, tout en rendant hommage à la vitalité et à l'esprit lumineux de Fatem, laquelle nous offre son chant à la guitare (de sa propre composition) pour un moment suspendu.
Le Mysterieux Regard du Flamant Rose (Diego Céspedes ) ★★★ - BO : Florencia Di Concilio
[Un Certain Regard]
Florencia Di Concilio (connue pour "Les Cinq Diables" de Léa Mysius ou "Calamity" de Rémi Chayé) signe la musique du premier long métrage chilien de Diego Céspedes. Ce film, dont l'action se déroule au début des années 1980, relate l'histoire de la jeune Lidia (Tamara Cortés) grandissant au sein d'une famille queer aimante et marginale dans un village chilien isolé. La partition mêle la guitare, les percussions, la trompette et le sifflement, évoquant les westerns d'Ennio Morricone, tout en illustrant subtilement l’atmosphère éthérée et étrange du film. Elle cherche à s'éloigner des sonorités typiquement chiliennes pour trouver une matière organique particulière, adaptée à ce récit naviguant entre réalisme brut et surréalisme baroque. Le trompettiste Jason Palmer livre une interprétation douce et puissante d'un thème récurrent. Par ailleurs, le cabaret "Maison Alaska" représente un lieu de refuge et d'expression pour les artistes travestis (Flamant Rose, Boa…), où les chansons sont à la fois une célébration et une affirmation d'identité. Les instrumentaux font alors le lien entre le réalisme du désert et le surréalisme des scènes de cabaret. Interview à venir
Sound of falling (Mascha Schilinski ) ★★ - BO : Michael Fiedler, Eike Hosenfeld
[En compétition]
Michael Fiedler et Eike Hosenfeld signent la musique du drame allemand de Mascha Schilinski, une œuvre qui se distingue par son approche sonore minimaliste. Le film retrace les destins interconnectés de quatre générations de jeunes femmes – Alma (Hanna Heckt), Erika (Lea Drinda), Angelika (Lena Urzendowsky) et Lenka (Laeni Geiseler) – au sein de la même ferme de l'Altmark, traversant un siècle. Il explore la nature cyclique du traumatisme intergénérationnel et la douleur persistante des femmes soumises aux carcans patriarcaux. La ferme familiale devient ainsi une chambre de résonance d'histoires tues et de blessures psychiques. Le paysage sonore, principalement composé de clics et de bourdonnements ambiants, crée une toile de fond tendue et claustrophobe, reflétant la boucle inéluctable dans laquelle les personnages sont enfermés. Une exception notable est la chanson "Stranger" d'Anna von Hausswolff, qui offre une échappatoire. Le travail sonore et musical peut évoquer Lars von Trier ou Tarkovski par son impact saisissant, reposant sur la sidération et le surgissement d'éléments déstabilisants, jouant sur la mise en danger, entre opacité narrative et didactisme.
Eddington (Ari Aster ) ★ - BO : Bobby Krlic, Daniel Pemberton
[En compétition]
Bobby Krlic (The Haxan Cloak) retrouve Ari Aster après "Midsommar" (2019) et "Beau Is Afraid" (2023) pour ce western contemporain noir américain. Il est rejoint par Daniel Pemberton ("Spider-Man: Into the Spider-Verse") pour compléter la partition. L'action du film se déroule au printemps 2020, en pleine pandémie de COVID, dans la petite ville fictive d'Eddington, au Nouveau-Mexique. Elle relate l'histoire d'un couple, Lindsay (Emma Stone) et Marc (Austin Butler), qui, après être tombé en panne d'essence, entre dans la ville pour chercher de l'aide. D'abord accueillis chaleureusement, notamment par le shérif Joe (Joaquin Phoenix) et le maire Ted (Pedro Pascal), ils découvrent à la tombée de la nuit que le lieu se transforme en cauchemar. La partition est anxiogène, créant une ambiance de thriller policier avec une basse profonde et rémanente, caractéristique des collaborations Aster-Krlic, intégrant des éléments de drone metal. La polyvalence de Pemberton apporte quant à elle des nuances de western (à l'aide de flûtes), de burlesque, voire de lyrisme, reflétant la nature hybride du film. Ce dernier oscille entre western, film noir, comédie noire, satire sociale et thriller pandémique, frôlant parfois le grotesque et l'outrance.
par Benoit Basirico
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