Propos recueillis à Cannes par Benoit Basirico
- Publié le 22-05-2025Pierre Desprats, connu pour son travail sur "Les Garçons Sauvages", signe la musique de la comédie dramatique franco-belge d'Alexe Poukine. Il s'agit du premier long-métrage de fiction de la réalisatrice qui relate l'histoire de Kika (Manon Clavel), une travailleuse sociale enceinte de son second enfant, qui doit faire face au décès soudain de son compagnon David (Makita Samba). Cette tragédie la plonge dans la précarité financière et une profonde détresse émotionnelle. Pour survivre, Kika est contrainte de mobiliser une force intérieure insoupçonnée et d'explorer des voies non conventionnelles, notamment le monde du BDSM à travers des relations tarifées de domination-soumission. La musique de Desprats, marquée par un ostinato de saxophone et des textures électroniques, intervient initialement pour souligner la relation amoureuse naissante et installer l'émotion, avant de s'effacer pour marquer que quelque chose s'est brisée chez la jeune femme. Elle explore des paysages sonores électroniques ambiants, privilégiant la sensation et la pulsion pour dépeindre l'état interne de l'héroïne : son énergie, sa résilience et sa vulnérabilité.
Cinezik : Comment s'est faite la rencontre avec Alexe Poukine, pour son premier long métrage de fiction, et dans l'approche, avez-vous senti qu'elle venait du documentaire ?
Pierre Desprats : La rencontre s'est passée par Jeanne Trellu, la superviseuse musicale avec qui j'ai déjà travaillé plusieurs fois, qui a proposé mon nom. Nous nous sommes appelés pour nous rencontrer. J'avais lu le scénario et, au fur et à mesure de ma lecture, il m'apparaissait que le film n'avait pas besoin de musique. J'avais vu son court-métrage, et non ses documentaires, mais j'avais déjà la sensation que c'était un geste très âpre, sans effet, un peu à l'os. Et je me demandais bien si j'allais pouvoir venir raconter un personnage qui ne parle pas. Je me disais que ce serait un faux pas de mise en scène. Et je crois que cela a beaucoup plu à Alexe d'avoir quelqu'un qui soit plutôt en retrait et prudent. De plus, je sortais d'un choc de comédie dramatique. J'ai vu "Memory" de Michel Franco, qui est un film sans musique, où l'on suit aussi des personnages toujours avec un temps de retard, dont la vie se déplie par énigmes. Et je me disais, tiens, cela fait sens qu'il y ait peu de musique. Et pourtant, malgré cela, Alexe avait l'intuition, avec son passage à la fiction et à des outils plus classiques, de vouloir de la musique autour d'une idée qui était « chuter et se relever ». On revenait toujours un petit peu à cette idée dans la question musicale. Il fallait qu'on ait la sensation que même si la machine s'enraille, quelque chose continue à couler, ça nous échappe un peu, mais il y a un mouvement, qu'il soit interne ou externe. Et je trouve que c'est assez à l'image du film. On ne raconte pas les émotions de Kika, on raconte presque une sorte de machine qui toucherait tous les humains. La vie, ça se bringuebale de manière un peu inattendue.
Vous êtes intervenu avant même le tournage ?
Pierre Desprats : Alors, au départ, il y avait une scène de fanfare à la fin. Il fallait que je compose une fanfare, dans un style mexicain absolument étonnant que personne n'a entendu. Cette chose n'a pas eu lieu, mais j'ai commencé à chercher des éléments à ce moment-là, des thèmes, avec l'envie de faire une musique qu'on pourrait qualifier de populaire ou accessible, en tout cas qui ne poserait pas les codes d'une élégance de la bourgeoisie culturelle. J'ai essayé des choses avec la voix, j'ai cherché des instruments, et Alexe trouvait ça beau, mais ce n'était jamais convaincant pour elle. Au début du montage, nous avons fait une session de travail en studio ensemble, où l'on a déplié un peu les propositions, dans un but de présenter la possibilité de collaboration avec un compositeur, ce qui était tout nouveau pour Alexe. C'est un outil qu'elle n'a jamais vraiment utilisé dans ses films : comment la musique rencontre l'image et comment ça produit une sorte de nouvelle matière. Il fallait essayer des choses. J'essayais de débrancher totalement mon cerveau et de réagir à ces directions pour aussi qu'elle prenne conscience de ce que c'est de guider un musicien et de ce que ça va produire. Donc, des fois, elle m'a poussé dans des directions qui étaient trop, ou pas assez, jusqu'au moment où le saxophone est apparu, un peu par hasard.
Ce saxophone fonctionne comme un souffle...
Pierre Desprats : J'ai entendu un morceau où le saxophone m'a super ému, sur un disque que j'adore de Dickie Landry (Fifteen Saxophones, 1977), un saxophoniste avec des delays, c'est très très beau et il y avait un aspect de souffle. Et il s'avère que j'ai un très bon ami, Pierre Borel, un musicien de jazz qui vient de sortir son album "Katapult". C'est un grand saxophoniste de jazz avec une technique extrêmement puissante en souffle continu. Et il y avait quelque chose qui faisait un petit peu sens dans cette machine qui bringuebale, avec quelqu'un qui a une capacité, des modes de jeu qui peuvent être hyper heurtés et en même temps qui est capable de continuer à souffler à l'infini. C'est à la fois un rythme et un souffle, même si c'est une composition qui est difficile à interpréter au final. C'est là où Pierre Borel est fort. Et en même temps, qui est basée sur des idées très simples de changement entre des croches et des triolets sur des mesures en 5/4 qui donnent l'impression qu'il y a du mouvement alors qu'en réalité il y a trois notes.
Et en termes d'écriture, est-ce qu'il y a eu une part d'improvisation, ou alors ça passe quand même par l'écriture ?
Pierre Desprats : Oui, j'ai écrit pour Pierre toutes les parties, sur un cahier de musique des années 30 avec des très grosses lignes. J'avais l'impression d'être un enfant de 4 ans parce que je n'ai pas fait le conservatoire. En plus, j'écris la musique avec des notes d'un petit garçon appliqué. La partie improvisée, ça va concerner un solo dans le générique de fin où il fait des arpèges à toute vitesse hyper impressionnants, et quelques petites libertés de rythme à des moments où je disais : « Allez, joue cet arpège en changeant de rythme quand tu veux, en ressenti ». Donc, il y a une petite part d'impro, mais dans l'ensemble, non, c'était assez écrit.
Kika est une jeune femme qui travaille dans un organisme social, mariée, un enfant, et qui s'avère avoir un amant. Un drame la plonge dans une précarité financière et une détresse émotionnelle qui la contraint à explorer un univers inconnu, celui du BDSM. Est-ce que justement, pour ce personnage central qui est presque de tous les plans, l'idée était que l'on épouse son pouls, son cheminement ?
Pierre Desprats : La musique se passe en deux temps. Le film s'ouvre sur une image d'une temporalité un peu difficile à déterminer, un flashback, un souvenir. Et du coup, on ouvre sur le thème. On présente le saxophone et la basse, les deux instruments principaux, en 5/4, une sorte de rotation. Il fallait créer au début du film cette émotion liée à la rencontre amoureuse pour qu'on ressente ensuite le drame. On entre vraiment dans l'outil de la fiction musicale, comme le frémissement de se jeter dans le vide. Kika est bien, elle a un enfant, tout est stable et pourtant, la vie lui propose quelque chose d'inattendu. Est-ce qu'elle le saisit ? Cette petite palpitation, il fallait la donner à sentir pour que le drame survienne et qu'on soit un dans le même état de sidération que le personnage. La musique représente un élan romantique coupé. Puis elle revient sur la fin du film. L'objectif n'était pas de lui coller aux basques, mais de montrer qu'il y a quelque chose qui est bloqué de manière viscérale.
La musique est là pour l'essor du sentiment romantique, et puis c'est vrai que cette absence, finalement, est très forte, ça marque que quelque chose s'est arrêté pour elle. Et ensuite le retour marque la résilience comme quelque chose de cyclique où la vie va repartir. Ce placement musical était anticipé dès le scénario ?
Pierre Desprats : Non, c'était vraiment au montage avec Agnès Bruckert. Elles ont fait un premier spotting. Moi, j'en avais fait un, un peu de manière très fonctionnelle aussi, pour proposer cet usage de la musique dans ses fonctions, à savoir accélérer le temps, montrer qu'on prend de l'aisance dans une pratique BDSM par exemple. Il pouvait y avoir des séquences elliptiques, la question de la romance, l'arrivée du drame - est-ce que c'est quelque chose qu'on soutient ou pas ? Donc, il y avait un peu comme ça des questions, il a fallu trouver une recette un petit peu particulière. Car même sa résilience est toute relative. On ne sait toujours pas vraiment ce qui attend ce personnage, pourquoi elle avance comme ça. Du coup, je ne pouvais pas me dire que la musique va soudainement rendre les choses lumineuses et régler la problématique du personnage, comme pour un film initiatique. Il fallait donner la sensation qu'il y ait quelque chose de bloqué, qui s'adoucit. C'est pour ça qu'il y a une espèce de base rythmique, de grosse basse. C'était assez intéressant parce qu'Alexe me poussait à en faire plus. Et là, moi, ça a été un moment où je me suis dit : tout ce que tu m'as décrit de ton besoin musical, de ce que tu veux raconter, et des ingrédients qu'on a, si je bouge les ingrédients, on en dit trop. Donc, soit tu me demandes autre chose, soit la séquence doit bouger. Mais là, j'ai l'impression qu'on avait trouvé un équilibre grammatical et musical qui faisait sens. Au final, je suis très content du résultat.
Toutes les scènes physiques, ces longues séquences presque en temps réel, en immersion dans des chambres ou salons, nécessitaient cette absence musicale ?
Pierre Desprats : Je n'en imaginais pas du tout. C'est là où je m'en remettais aussi un petit peu à mes intuitions. J'imaginais que j'étais comme Kika avec la vie. Ces formes d'intuition ne répondaient pas à la pure logique fonctionnelle, mais sont aussi un geste de cinéma. Je ne sais pas comment certains éléments de spotting se sont faits, mais ils me semblent hyper justes. Et par le peu de musique et sa fabrication assez affirmée, avec peu d'éléments, eh bien quand la musique est là, on l'entend vraiment. Sa fonction et son sens sont plutôt clairs.
Pour une réalisatrice qui n'a pas vraiment manipulé la musique dans ses documentaires, là, elle assume pleinement sa présence. Il n'y a pas cette idée de la dissimuler.
Pierre Desprats : Elle n'a pas froid aux yeux et j'étais très content. Je n'ai pas pu aller au mix et je lui disais : « S'il te plaît Alexe, si tu baisses trop la musique et qu'on ne l'entend pas, juste ne la mets pas. Sinon, il faut qu'elle soit à un niveau où elle produise la sensation, parce que c'est comme ça qu'on l'a imaginée. » Et ils ont fait un super travail avec le mixeur Thibaut Macquart.
Le film témoigne d'une forme de radicalité et d'une opacité dans la volonté de ne pas être didactique sur la caractérisation du personnage. Cette opacité, finalement, il peut y avoir le risque dans la musique de parfois trop en dire, d'expliquer quelque chose qui doit rester dans le cadre du flou. Ça, c'était vraiment une préoccupation ?
Pierre Desprats : Je ne peux pas expliquer ce que traverse Kika. Même si j'avais voulu, je ne saurais pas. Donc, ce que j'ai expliqué, c'est plutôt : ah, quelque chose continue à bouger. Voilà, c'était ça ma mission. Ah, ça bouge. Il y a quelque chose qui bouge. Mais alors, pourquoi et comment je ne peux le dire...
Est-ce que malgré tout, il y a une idée de mélodie et de progression ?
Pierre Desprats : Il y a une idée mélodique, mais sans progression. En tout cas, pas mélodique. Il y a une idée de progression rythmique, parce que ça bouge au début et ça bouge à la fin. Même si le personnage traverse un deuil, un drame, fait un choix, j'ai quand même l'impression qu'on arrive à un moment donné de sa vie, mais que peut-être que dans les dix prochaines années, le mouvement continuera à bringuebaler, à lui poser tout un tas de questions et elle sera amenée de nouveau dans un tumulte. Du coup, la progression n'est pas spécifique. Donc, c'est du mouvement rythmique. Et par contre, il y a une idée mélodique qui est une ligne de basse et le premier thème de saxophone sur lequel va venir se poser la suite harmonique de trois accords sur lesquels est construite toute la BO. Donc, relativement simple aussi. Par contre, il n'y a pas une tension-relâchement dans la mélodie.
On vous a entendu chez Bertrand Mandico. Donc évidemment, là, on est dans un cinéma aux antipodes. Un réalisateur, Bertrand Mandico, qui est dans la fabrication, dans l'artifice visible. Là où avec "Kika" on est dans un réel qui calfeutre les ficelles, comment pouvez-vous considérer que vous reliez les deux univers ?
Pierre Desprats : Le cinéma d'Alexe est fabriqué, extrêmement âpre. Ses codes sont durs, très elliptiques. On les sent. On n'est pas chez Frederick Wiseman. On est dans un geste de fabrication. Par contre, en effet, on est à l'os, quoi. C'est une manière de sculpter. On pourrait relier les deux approches par la radicalité, le foisonnement face à l'ascèse. Mais dans les deux cas, la musique s'affirme par son trop-plein ou son absence.
Et avec "Kika" vous vous êtes à nouveau confronté à la question de l'intimité ?
Pierre Desprats : Après "À mon seul désir", "Les Reines du drame", des histoires d'amour, j'ai l'impression qu'on m'appelle pour mon romantisme.
[La version podcast de l'entretien sera publiée ultérieurement]
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