Propos recueillis à Cannes par Benoit Basirico
- Publié le 23-05-2025La réalisatrice Julia Kowalski retrouve son frère Daniel Kowalski après "Crache Cœur" (2015) et "J'ai vu le visage du diable" (CM, 2023), pour ce drame franco-polonais qui relate l'histoire de Nawojka (Maria Wróbel), une jeune femme de 20 ans vivant dans la ferme familiale isolée avec son père et son jeune frère en Pologne. Suite au décès de sa mère, elle est en proie à des épisodes de transe et d’étranges pouvoirs. Alors que son père s’inquiète de la voir s’isoler, l’arrivée de Sandra (Roxane Mesquida), une femme libre et fantasque, va bouleverser sa vie et l'aider à explorer ses capacités. La musique propose par la guitare électrique, une voix et la batterie une expérience viscérale, sensuelle et sauvage qui reflète la subjectivité de la protagoniste et invite à une expérience de transe, accentuée par un montage abrupt et elliptique. La partition intègre la flûte traversière jouée par la réalisatrice elle-même, pour une touche de western et de "folk-horreur".
Cinezik : Dans votre film, la musique se détache du réalisme rural pour installer quelque chose d'assez puissant, est-ce que la première intention musicale exprimée à Daniel était de relater l'état mental de Nawojka, cette jeune femme au centre du récit ?
Julia Kowalski : Effectivement, la première intention était vraiment d'adapter au mieux musicalement le parcours, la trajectoire de Navoïka, qui va s'émanciper en acceptant finalement son désir. Et donc, évidemment, c'est un désir qu'elle considère au départ comme inavouable, impossible à accepter, qu'elle restreint constamment, et qui va progressivement s'ouvrir et provoquer d'ailleurs du surnaturel. Puis, finalement, elle va parvenir à se libérer.
À quel moment intervient David (Kowalski) ? En raison de votre lien, il connaît le projet à ses prémices ?
Julia Kowalski : Daniel est un de ceux qui a le plus lu le scénario, les différentes étapes. Il le connaissait par cœur avant même le tournage. Puis il regardait les rushes en même temps que la monteuse. Il m'a déjà proposé plusieurs morceaux qu'il avait composés juste en s'inspirant de l'énergie des images brutes, sans aucun montage. Et c'est assez étonnant parce que parmi ces premières ébauches musicales, nous en avons gardé plusieurs qui sont restées jusqu'au bout. Et après, il a retravaillé sur le montage à différents moments. C'était souvent, pour moi, trop collé à l'image. Donc, nous avions pas mal de discussions là-dessus. Et je trouvais que c'était beaucoup plus fort quand il était purement dans l'énergie et quand nous adaptions le montage à sa musique. Par exemple, il y a une scène qui est une balade en pick-up où les personnages partent chasser la biche. Le montage de la scène a été complètement réalisé en fonction de la musique et non pas l'inverse. Donc la musique préexistait au montage et nous avons complètement "libéré les fauves", on va dire. En tout cas, la scène est assez folle, assez frénétique, assez dingue. C'est vraiment construit en fonction de la musique. Sur ce morceau nous avons eu une discorde, il avait fait une première version que j'adorais, qu'il adorait, mais pour lui c'était vraiment un brouillon et il trouvait ça très disgracieux dans les sonorités, c'était une ébauche. Et donc nous nous sommes dit tous les deux très vite : "OK, fais-le mieux", puisque c'était une version de travail. Et puis en fait, chaque fois qu'il a fait d'autres versions, elles étaient certes objectivement plus belles, mais elles n'avaient plus cette fougue, ce côté vraiment brut, cru, "crade dégueulasse" que j'adorais pour la scène. Et donc j'ai toujours préféré la première version. Et Daniel était très déçu parce qu'il considérait que ce n'était pas beau. Alors qu'en fait, pour l'énergie du film, c'est exactement ce qu'il fallait. Au final, il est super content et c'est génial. Mais effectivement, ce morceau-là nous a un peu bousculé.
C'est vrai qu'il y a une dimension viscérale. Il y a même une sauvagerie dans la musique qui passe dans le registre rock : batterie, guitare électrique. C'était une intention dès le départ de sa part, ou de la votre ?
Julia Kowalski : C'était plus une intention de ma part que de la sienne, parce que Daniel, à la base, vient plutôt de la musique électronique. Sauf qu'il est multi-instrumentiste, il sait un peu tout jouer. Donc là, il s'est mis à la trompette et moi j'ai fait de la flûte. Il fait aussi de la guitare, de la basse, de la batterie ; il fait un peu tout. Et donc, il a presque tout composé seul. Il y a juste sur la chanson de générique de fin, "Faded Flower (For Sandra)", la voix de Najah Brigui, chanteuse de son groupe Dolina. En tout cas, effectivement, ce n'est pas son univers musical de base. Moi, j'avais envie de quelque chose d'un peu plus fou, rock'n'roll, trash punk, un peu rugueux et pas forcément juste. Je ne cherchais pas la justesse dans la musique, je cherchais plutôt une énergie, une fougue, une rage.
Est-ce que là-dessus il y avait une référence d'une musique ou d'un autre cinéma ?
Julia Kowalski : Alors, les références ont été multiples, évidemment. On a parlé de références de cinéma de genre, comme Goblin (pour "Suspiria"), des choses comme ça. Par ailleurs, nous avons des références communes qui tiennent à notre vie ensemble. Nous avons toujours beaucoup écouté de musique et fait de la musique ensemble ; ce sont donc des choses que nous partageons et qui sont presque innées, étant donné notre lien fraternel. Et puis, pour ce film, nous avons parlé de Coil ou de Tuxedomoon, plus que de musique de film référencée. Nous avons aussi parlé de western, de la musique d'Ennio Morricone. Nous avons également évoqué la musique de "Crash", qui est absolument magnifique, composée par Howard Shore. Mais au final, c'est vraiment du Daniel. C'est vraiment fait pour le film. En fait, ça ne ressemble à rien d'autre qui préexiste.
C'est vrai qu'on pense à "Crash" pour la dissonance des guitares électriques. Pour la question du western, il y a une question de territoire, avec un personnage extérieur qui vient un peu comme une hors-la-loi venir bouleverser la communauté. Il y a aussi des rituels, une dimension rustique liée au village. Comment est travaillé musicalement ce territoire, le côté presque folklorique ?
Julia Kowalski : Alors, forcément, je suis obligée d'évoquer la Pologne avec le folklore polonais qui transparaît au sein d'une scène très longue de mariage, qui a été tournée sur trois jours, une scène qui dure 20 minutes, avec beaucoup de musiques additionnelles que Daniel n'a pas composées. Il y a une scène de danse folklorique traditionnelle polonaise dans le film qui fait référence au folk horror, avec le morceau "Wesele" de Brathanki, une musique folklorique traditionnelle polonaise qui était idéale pour cette scène de danse, avec accordéon et chant traditionnel. Ce sont des sonorités que Daniel ne sait pas faire et il ne s'agissait pas de faire "à la manière de", ça n'avait aucun sens. Et après, Daniel a aussi composé des tubes, presque "hardcore gabber" (sous-genre du mouvement techno), et de l'eurodance, qui transparaissent dans le mariage pour donner un côté vraiment très white trash au film, en lien avec frères de Navoïka, qui font du tuning. Il a fait plein de choses très différentes. Et ce sont des musiques que j'aime tout autant. Ce côté bourrin, viriliste, un peu macho, nous l'avons embrassé de manière hyper intime et au premier degré. Il n'y avait jamais de cynisme dans la façon de faire de la musique. Il ne fallait surtout pas faire une musique qu'on plaque sur des gens et qu'on n'aime pas afin de se moquer d'eux. Ce n'était absolument pas l'intention sur le travail de la musique. C'était vraiment d'être tout le temps au premier degré, d'aimer la musique comme on aime les personnages.
Et le fait de ne pas avoir que des préexistantes pour ces musiques intradiégétiques fait que finalement, ces musiques intradiégétiques font aussi un pas vers le film, répondent aussi à une intention émotionnelle ?
Julia Kowalski : Complètement, tout se mélange : le rêve, la réalité, le diégétique, l'extradiégétique, les pensées de Navoïka et les musiques des frères ou des autres personnages. Tout est mélangé, tout est imbriqué, tout se répond. Il y a les trompettes qui reviennent dans chacun des éléments. Il y a une unité globale qui fonctionne très bien parce que c'est le même compositeur, et parce que c'est nous deux.
Quel a été son travail sur le tournage, le plateau ?
Julia Kowalski : Alors non, il y avait plein de musiques préexistantes qu'il a composées en vue du tournage. Mais il n'est jamais là sur le plateau, ce n'est pas du tout quelque chose qui l'intéresse. Il a composé pas mal de musiques diégétiques pour les séquences du mariage que l'on diffusait non-stop sur le plateau pendant les scènes. Et par la suite, il a composé la musique extradiégétique qui a été finalement la plus longue étape, une musique qui fonctionne comme un poison qui s'immisce dans les veines des gens, dans le sol, qui se répand de manière un peu insidieuse. C'était ça l'idée de la musique.
On ressent la boue...
Julia Kowalski : On ressent la boue et c'est ce qu'il fallait. C'est génial. Daniel est aussi autodidacte, lo-fi, dans sa manière d'approcher la musique et les instruments. Il n'a pas peur d'y aller à fond. Je suis hyper fière de mon frère, évidemment. Je le trouve brillantissime.
Il y a aussi une caractérisation des personnages. La musique caractérise le personnage de Roxane Mesquida, qui est incroyable. Et puis il y a la voix intérieure de Navoïka. Vous l'avez aussi un peu conçue comme ça ?
Julia Kowalski : Tout à fait. En fait, pour l'arrivée de Sandra (Roxane Mesquida), très vite, elle a été conçue comme un personnage de pirate ou de cow-boy. Nous avons vraiment bossé sur ces figures-là en termes de direction d'actrice. J'ai tout fait pour finalement encrasser sa posture parfaite, pour la rendre un peu plus crade et en même temps sublime et magnifique. Et effectivement, la musique a été complètement travaillée et pensée dans ce sens, notamment les scènes de son arrivée. En fait, il y a quelque chose de l'ordre du western, ou même de la romance un peu naïve des années 70, parce qu'il y a cette histoire d'amour entre Navoïka et Sandra, perçue à travers le regard de Navoïka comme une bluette fleur bleue, alors qu'en fait, il y a quelque chose d'un peu trash avec ces guitares saturées. Et à l'inverse, pour la musique mentale de Navoïka, nous étions plus dans des choses qui étaient comme des tsunamis dévastateurs, des rouleaux, des drones, des choses assez puissantes en termes de volume et de sensations, à l'image de la submersion de ses désirs et de ce qu'elle imagine être monstrueux en elle.
Par ailleurs, vous interprétez la flûte traversière pour la partition...
Julia Kowalski : La flûte traversière intervient dans le générique de début et la scène de fin, où Navoïka revient, un même thème, une musique très western avec de la guitare. Effectivement, j'ai posé de la flûte traversière dessus, qui est mon instrument d'enfance. A chaque fois dans mes bandes originales avec Daniel, on se dit toujours : "Tiens, allons-y, quelques lignes de flûte". Et donc voilà, on s'amuse tous les deux, on fait notre tambouille, c'est vraiment notre laboratoire. Il pense la musique tout seul dans un premier temps, on se fait beaucoup d'allers-retours et puis on finit toujours par travailler ensemble la musique pour les finitions.
Votre interprétation se fait sur partition ?
Julia Kowalski : Alors Daniel n'écrit pas de partition. Et moi, j'en ai besoin pour la flûte, donc on les transpose. Daniel est beaucoup plus instinctif que ça, c'est du sensoriel, de l'émotionnel.
J'imagine qu'il travaille sur une maquette, peut-être qu'il y avait une fausse flûte avant de la poser ?
Julia Kowalski : Oui, tout à fait, il y avait une flûte VST (standard de musique assistée par ordinateur) avant de poser la vraie, de même qu'il y avait une trompette VST, mais il a fait la trompette pour rendre tout ça beaucoup plus organique, plus imparfait, ce qui rend la musique plus forte émotionnellement.
Et ce n'est pas courant d'avoir la réalisatrice qui elle-même interprète un des instruments dans la partition. Est-ce que, finalement, à un moment donné, vous restiez encore un peu avec l'esprit de la réalisatrice, d'adapter l'interprétation vers ce que vous vouliez ?
Julia Kowalski : J'avoue qu'au départ, je trouvais ma flûte horrible. Donc j'avais cette distance-là en me disant : "C'est mon film, je préfère mon film que ma flûte". Je n'étais pas complètement convaincue de ma façon de jouer de la flûte. Et Daniel me poussait, et puis finalement on a conservé ma flûte parce que ça fonctionnait bien.
Et dans ce film, la musique s'affirme vraiment. Donc vous êtes une réalisatrice qui ose accueillir la musique, ce qui n'est pas le cas de tous les films. Il y a une prudence aussi très souvent. Vous, en tant que spectatrice, par exemple, quel est votre regard sur cette musique de film qui est parfois vue de manière péjorative ?
Julia Kowalski : Alors moi, je trouve que la musique au cinéma, c'est souvent très mal employé. J'ai l'impression qu'il vaut mieux l'assumer pleinement comme un élément de mise en scène qui a toute sa place, plutôt que de faire de la musique qui accompagne discrètement des scènes. Je trouve ça souvent très maladroit et pas effectivement assumé, affirmé. Et du coup, ça nuit à la scène. J'ai l'impression qu'une scène qui a besoin de musique pour souligner des émotions, c'est forcément qu'il y a un problème dans la scène. Et moi, je préfère concevoir la musique au cinéma comme un élément de mise en scène à part entière qui est pleinement là et qui est là dès le départ, choisie pour son moment. C'est considéré exactement au même titre que le casting ou le décor ou l'image. C'est la même chose. La musique est là, elle est affirmée, elle est très clairement posée, elle a toute sa place. Et sinon, je préfère ne pas en avoir du tout.
Elle est comme un personnage ?
Julia Kowalski : Elle est exactement comme un personnage, tout à fait.
Depuis "Crache Cœur", est-ce que vous considérez qu'il y a une évolution dans votre collaboration ?
Julia Kowalski : J'évolue parce que je vieillis. Donc effectivement, j'ai l'impression que pour "Crache Cœur", nous étions plus dans nos goûts musicaux personnels, à savoir des sonorités plus new wave, des choses qui étaient plus dans le registre de ce que nous écoutions à l'époque. Alors que plus ça va, plus on tente des choses, des expérimentations bien plus singulières et moins dans l'air du temps. En fait, plus ça va, plus l'air du temps, je m'en fiche, et même j'essaie de m'en détacher.
Daniel n'est pas véritablement un compositeur de musique de film, c'est ce qui vous intéresse chez lui ?
Julia Kowalski : Complètement, c'est sa singularité, sa personnalité, son univers musical. J'ai presque comme une aversion pour ces compositeurs qui peuvent tout faire et s'adapter partout et qui vont donner des BO qui me semblent toutes communes et interchangeables, sans aucune âme. Alors que Daniel, il a une âme dans ce qu'il fait et bien sûr, il ne pourrait pas s'adapter et faire autre chose que ce qu'il fait. Même si là, c'est très différent de la musique qu'il compose dans sa vie de musicien par ailleurs.
Et dans quelle mesure a-t-il travaillé le son aussi ?
Julia Kowalski : Alors, ils étaient beaucoup en collaboration avec les monteurs son et l'ingénieur du son du plateau. Ils ont beaucoup communiqué, notamment sur les matières, le feu qui brûle, des sons qu'on pourrait qualifier d'industriels et que Daniel a intégrés dans sa musique. Donc il y avait vraiment des échanges permanents entre eux, beaucoup plus qu'avec moi parfois sur certaines choses
[La version podcast de l'entretien sera publiée ultérieurement]
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