Propos recueillis à Cannes par Benoit Basirico
- Publié le 25-05-2025Amine Bouhafa ("Timbuktu", "Les Filles d'Olfa") signe la musique du troisième long-métrage de Hafsia Herzi. L'actrice devenue réalisatrice avait précédemment collaboré avec Nousdeuxtheband pour "Tu mérites un amour" (2019) et Rémi Durel pour "La Cour" (2022) et "Bonne Mère" (2021). Adapté du roman éponyme de Fatima Daas, le film retrace le parcours de Fatima (Nadia Melliti), une jeune femme de 17 ans issue de la banlieue qui, en intégrant une faculté de philosophie à Paris, se trouve confrontée à un univers nouveau. Ce déracinement l'amène à une profonde introspection sur son identité, sa foi, ses désirs naissants pour les femmes et son émancipation vis-à-vis des traditions familiales. La partition se caractérise par un traitement chambriste des cordes, avec une voix comme un souffle, et une guitare, illustrant l'éclosion d'un désir et l'amorce d'une romance. Les notes rythmées marque la progression du sentiment, non sans heurts, jusqu'à un piano final qui marque un apaisement, une paix avec soi-même.
Cinezik : Amine Bouhafa, concernant votre rencontre avec Hafsia Herzi - c'est son troisième long métrage en tant que réalisatrice, nous l'avons évidemment connue comme actrice - comment s'est-elle faite ? Peut-être via la réalisatrice Patricia Mazuy, puisque vous avez composé la musique de "La Prisonnière de Bordeaux" où elle jouait ?
Amine Bouhafa : Tout à fait. Je pense que le film de Patricia a joué un rôle dans notre rencontre. J'avais écrit une chanson pour son film avant qu'elle ne commence à tourner, et elle diffusait cette chanson sur le tournage. Hafsia a entendu la chanson, puis elle a évidemment écouté la musique du film et elle a beaucoup aimé. Par la suite, je pense qu'elle aimait beaucoup "Les Filles d'Olfa". Ces deux éléments ont fait naître le désir de travailler ensemble. Il faut aussi souligner le rôle de Julie Billy, la productrice avec qui j'avais déjà travaillé sur le film "Gagarine", qui a également encouragé notre rencontre. Et c'est là que j'ai rencontré Géraldine. En fait, la première rencontre avec le film s'est faite via Géraldine, car je suis allé en salle de montage pendant qu'Hafsia était encore en train de tourner, pour voir les premières images du film. Et là, je suis vraiment tombé amoureux du film. C'était génial, quelle énergie, c'était fou ! J'ai eu très envie de faire partie de cette aventure.
Et quel a été votre premier point de contact avec le film ? Étaient-ce directement les mots d'Hafsia ? Était-ce le scénario ? Ou bien le livre, puisque ce film est une adaptation du roman de Fatima Daas ?
Amine Bouhafa : D'abord les mots d'Hafsia, et ensuite les premières scènes que j'ai vues en montage avec Géraldine Mangenot. C'était vraiment la première porte d'entrée dans ce film. Le film était en tournage et, comme Géraldine montait au fur et à mesure que le film se tournait, c'était génial. Cela permettait de voir l'évolution petit à petit : ce qui était tourné était monté progressivement. Je suis arrivé un peu plus tard, sur une première version du montage.
"La Petite Dernière" aborde le parcours de Fatima, qui est tiraillée entre sa foi, ses traditions familiales et la découverte de ses désirs pour les femmes, et un nouveau monde s'ouvre à elle, avec une communauté de soutien, de sororité, qu'elle côtoie de plus en plus. Musicalement, Amine Bouhafa, l'idée était-elle d'accompagner ce parcours ? S'agissait-il, comme c'est souvent le cas en musique de film, de caractériser un personnage ?
Amine Bouhafa : Ce qui est un peu particulier dans mon approche sur ce film, par rapport à tout ce que j'ai pu faire auparavant, c'est que je n'ai pas eu une démarche très intellectuelle, une approche conceptuelle de la musique. J'ai toujours agi avec émotion, en fait, selon ce qui me plaisait, ce que je sentais devoir faire. À chaque fois qu'une musique faisait vibrer l'image de manière véritablement organique, ou me hérissait les poils, je me disais que c'était la bonne voie. Je ne me suis pas posé la question de la porte d'entrée intellectuelle, de ce que la musique allait apporter ou raconter. Toutes ces questions que je me poserais normalement pour d'autres films, pour celui-ci, l'entrée a été beaucoup plus organique, beaucoup plus sensuelle, relevant de la sensibilité plutôt que d'une conception purement réfléchie de la musique.
Et de quelle nature était la discussion avec Hafsia Herzi ? Quelle réalisatrice est-elle pour un compositeur ?
Amine Bouhafa : Justement, sur ce point, nous étions vraiment sur la même longueur d'onde. Hafsia, de la même manière, si une musique la touche, elle va dire : "Oui, j'aime bien." Si ça ne la touche pas, elle dira : "Non." Et ce "non" ou ce "je n'aime pas" me suffisait pour comprendre que ça ne fonctionnait pas et qu'il fallait que je tente autre chose. Je n'attendais pas forcément une grande analyse du type : "Ah non, mais c'est le piano qui ne marche pas" ou "c'est la guitare qui ne convient pas." Ce genre d'analyses, nous avons pu les avoir beaucoup plus tard, notamment grâce à Géraldine, qui a un regard très pertinent sur la musique, sur la manière dont elle interagit avec le montage, sur son rôle rythmique, etc. C'était extrêmement important. Mais avec Hafsia, c'était beaucoup de réactions très directes, du type : "C'est beau, j'aime beaucoup" ou "Non, je n'aime pas." C'était ensuite à moi de détecter ce qu'elle n'aimait pas. Alors, elle venait au studio et je lui faisais écouter des versions, par exemple sans tel instrument, ou avec tel autre, ou je lui faisais écouter les instruments séparément pour que nous puissions identifier ce qui lui plaisait ou non. C'était vraiment une approche très organique, très fluide.
Géraldine Mangenot : Il est très compliqué pour les collaborateurs de parler de la musique, de trouver le bon champ lexical, de mettre des mots sur des envies, des désirs. Et ce qui est vraiment extraordinaire avec Amine, lorsqu'Hafsia exprime un simple "c'est beau", il a cette capacité à l'entendre, à l'interpréter, et à ce que cette émotion suffise pour créer. Et ça, c'est remarquable. La musique, il faut le dire, est souvent une chasse gardée pour les musiciens ; c'est un domaine très complexe qui touche à l'intime, auquel ils participent dans la fabrication d'un film, et dans lequel il est très difficile pour les autres collaborateurs de s'immiscer. Il faut donc être très perspicace pour pouvoir interpréter l'émotion de l'autre. Et Amine possède cette traduction immédiate de l'émotion. C'est rare. Très rare. Après, il maîtrise tous les langages. Moi, qui suis plutôt attachée au verbe, il arrivait à naviguer entre nos deux approches. Mais il faut quand même souligner, en tant que personne peut-être plus extérieure à la musique, que c'est vraiment un champ lexical très spécifique, très compliqué à adopter. Et pour parler de musique, on a souvent l'impression que c'est une chasse gardée.
Justement, Géraldine Mangenot, concernant le montage, vous évoquez le fait que le langage musical peut être difficile d'accès, pourtant beaucoup de monteurs ont besoin de musique pour monter ; ils utilisent parfois des musiques temporaires. Quelle est votre position générale à ce sujet ? Et ensuite, plus spécifiquement pour le film d'Hafsia Herzi, vous n'avez peut-être pas eu besoin de musique temporaire, grâce aux allers-retours avec Amine ?
Géraldine Mangenot : De manière générale, il est vrai que j'adopte une approche qui, je pense, est aussi liée à la fabrication actuelle des films. Il ne m'est arrivé qu'une seule fois, dans la création d'un film, d'avoir des musiques dès la lecture du scénario. Je pense qu'aujourd'hui, la production et la fabrication d'un film font que l'on ne reçoit plus les musiques à ce stade précoce, comme cela pouvait exister auparavant, où l'atmosphère musicale du film, ce qu'il racontait, précédait parfois les images. C'est une pratique qui a quasiment disparu. Par conséquent, le processus est différent, ce qui ne signifie pas qu'il soit meilleur ou moins bon, mais il est forcément autre. Pour moi, la musique est la chose la plus importante, vraiment la plus cruciale dans un film, car c'est elle qui guide le spectateur dans sa compréhension, dans la manière dont il va pouvoir interpréter l'œuvre, dans quel état d'esprit il va se trouver. Comment va-t-il lire les images qui lui sont présentées ? Va-t-il les percevoir comme un drame, comme une joie ? Cette interprétation... il y a de multiples façons d'utiliser la musique. Mais lorsqu'elle est présente, c'est pour signifier quelque chose. Il est donc vrai qu'il est difficile de construire sans musique. En tout cas, pour moi, c'est difficile. Je ne fais pas partie des monteurs qui travaillent sans musique en l'imaginant pour plus tard. C'est un élément totalement intrinsèque à ma façon de travailler.
Amine Bouhafa : Pour moi, ce qui a toujours été très difficile, c'est d'écrire de la musique sur scénario. En effet, à chaque fois que je l'ai fait, j'étais souvent loin du résultat final escompté. Pourquoi ? Parce que lorsqu'on lit un scénario, c'est comme lire un livre : on se fait son propre film, on fantasme une œuvre qui est rarement celle que le réalisateur a lui-même imaginée. Le scénario est une première vie, le tournage une deuxième, le montage une troisième, et le film finalisé en est encore une autre. Le montage et la post-production sont des étapes cruciales où les vies antérieures du projet s'effacent pour donner naissance à l'œuvre finale. Par conséquent, il m'est toujours difficile d'écrire sans images, car la musique va s'installer, épouser une lumière, des couleurs, un mouvement de caméra inhérent, un cadre, les tonalités des acteurs. S'il s'agit de musiques placées sous des dialogues, c'est un élément qu'il faut absolument prendre en compte lors de la composition en lien avec la tonalité des voix des acteurs. Parfois, on place une musique et elle ne fonctionne pas, simplement parce que ce n'est pas la bonne tonalité. Les fréquences viennent interférer avec celles des voix, ou encore avec le son de l'espace du film. Tous ces paramètres font qu'une musique peut correspondre ou non à un film. Ainsi, si l'on écrit une musique sur scénario, elle peut donner une humeur, raconter l'univers du film, son monde, mais il y a aussi beaucoup de risques que cela ne fonctionne pas sur les scènes précises et sur l'image. C'est pourquoi j'essaie toujours d'attendre au moins de voir un premier montage pour pouvoir me dire : "Ok, c'est dans cette direction qu'il va falloir aller, c'est ce tempo-là, ce sont ces instruments-là." Le compositeur est en quelque sorte le dernier scénariste d'un film et son premier spectateur. Il va donc apporter un regard, poser la dernière pierre à la construction de ce film. Il y a beaucoup d'humilité dans son travail, car il doit respecter le travail de tout le monde : le chef opérateur, les réalisateurs, et surtout le montage. Je pense que le montage et la musique constituent vraiment le binôme le plus proche dans un film. C'est véritablement la clé de voûte de cette post-production. Si la musique ne fonctionne pas, c'est que, quelque part, la relation, la compréhension ou la communication entre le monteur et le musicien n'a pas abouti. Soit le musicien n'a pas su écouter le monteur, soit le monteur a peut-être rencontré un problème d'intégration de la musique. Si ça ne marche pas, le nœud du problème est là. Ce qui est incroyable dans le travail de Géraldine, c'est qu'elle a un montage très musical. Même s'il n'y a pas de musique dans une scène, il y a un tempo très musical, une musique inhérente à son montage, sans qu'il y ait de musique ajoutée. Et cela facilite beaucoup le travail du musicien. Du coup, quand on compose la musique sur une scène qu'elle a montée, on trouve naturellement la pulsation, comme si on tombait juste, car il y a une sorte de symétrie, d'homogénéité, un tempo inhérent à ce montage.
Géraldine Mangenot : Quand on travaille avec Hafsia Herzi, la première chose que j'ai faite a été d'écouter la musique de ses films précédents. Je ne l'avais pas particulièrement remarquée. Non pas qu'elle n'était pas bien - il n'y a aucun jugement de valeur là-dedans - mais Hafsia a cette démarche de documenter le réel. Par conséquent, la musique est souvent annexe dans ses films, voire accessoire. Il y avait donc une vraie question à se poser pour "La Petite Dernière". Et c'est là qu'Amine a pris toute sa place. La question était de savoir comment cet objet filmique allait légitimer un véritable espace musical, qui ne serait pas juste là pour souligner une petite partie du récit, en être une simple virgule, mais pour être un personnage à part entière. C'est super, quand la musique devient un personnage. Je montais en parallèle du tournage, nous créions le récit avec Hafsia. Ce qui a été formidable, c'est que j'ai commencé à monter dès le premier jour de tournage, le lendemain, j'étais opérationnelle et présente constamment. J'envoyais environ 20 à 25 minutes de montage par semaine à Hafsia. Nous nous appelions tous les soirs pour discuter de la direction du film. Dès le départ, je lui ai dit : "Écoute, il faut que ce film soit une histoire d'amour." Je me souviens de cette dernière scène avec Ji-Min Park, où elle se retrouve sur le banc, après les retrouvailles. Je lui ai envoyé la scène montée silencieusement - car il était évident pour moi qu'elle l'imaginerait d'abord ainsi - et ensuite la scène avec de la musique, telle qu'elle pouvait être, c'est-à-dire en soulignant l'aspect "retrouvailles", pour la questionner, en fait, pour lui demander : "Quel genre de film veux-tu faire ?" C'est là que la musique est géniale : c'est là qu'on interroge un réalisateur sur ses ambitions, sur sa manière de faire le film. Et évidemment, la première réaction est souvent : "Non, pas de musique." Cette question de la musique, à cet endroit précis, était la plus grande interrogation que je pouvais poser à Hafsia sur le film : "Allons-nous faire une histoire d'amour ? Allons-nous l'inscrire dans un certain registre, et la musique va-t-elle prendre cette place ? Est-ce que toi [Hafsia], tu es d'accord pour qu'on dise à Amine d'explorer cette voie ?"
Lorsque vous avez envoyé deux versions d'une même scène, dont une avec musique, s'agissait-il déjà de la musique qu'Amine Bouhafa venait de composer pour cette scène ?
Géraldine Mangenot : Non, c'était une autre musique pour le coup, parce que c'était très tôt. Mais cela posait d'emblée la question de la place qu'Hafsia souhaitait accorder à la musique d'Amine. Et elle a rapidement eu ses intuitions sur ce qu'elle voulait faire. Nous sommes là pour poser des questions.
Ce cinéma présente beaucoup de tranches de vie, des échanges de dialogues, des échanges de regards, le montage laisse la vie prendre sa place sans nécessairement passer rapidement à la scène suivante. La musique risquait donc d'apparaître comme un personnage extérieur à cette tranche de vie, en quelque sorte ?
Amine Bouhafa : La musique n'a jamais été utilisée comme un simple soulignement. Il n'y avait pas de moments où l'on se disait : "Là, on a besoin d'une béquille parce que ça ne marche pas, ça manque de tension, alors on va mettre de la musique", ou pour faire passer une transition difficile. Non. La musique intervenait toujours franchement. D'ailleurs, le film ne comporte pas énormément d'interventions musicales, peut-être une dizaine. Mais à chaque fois qu'elle était là, c'était pour un moment long, d'au moins une minute quarante, deux minutes. C'est un temps important dans un film pour une intervention musicale. Elle prenait alors en charge soit une émotion particulière, soit un climax, soit une ellipse temporelle. Elle avait toujours une fonction narrative ou émotionnelle claire. Et cela, c'est beaucoup grâce à Géraldine qui a très vite identifié ces moments forts, ces parenthèses émotionnelles explosives. Je pense à la scène de la Gay Pride, par exemple, ou à la scène de la boîte de nuit, qui est jouissive : tout d'un coup, la musique diégétique disparaissait pour laisser place à la musique originale. On entrait beaucoup plus dans un cocon intime, dans cette histoire d'amour. On passait de cette explosion de jeunesse, de cris, à une sorte de dentelle musicale un peu plus sensible, qui accompagne surtout le regard d'Hafsia, sa caméra, le regard qu'elle pose sur ses comédiennes. Ou encore le moment où elle passe le bac, qui est une transition dans sa vie : elle passe le bac, elle part à Paris... Tous ces moments-là, en fait, Géraldine, évidemment avec Hafsia, ont décidé que c'étaient des moments que la musique pouvait prendre en charge. Donc, la musique ne venait pas en appoint ; il n'y avait pas de musique destinée à simplement accompagner une tension. C'était une parenthèse émotionnelle identifiée à chaque fois dans le film.
Dans ces tranches de vie, beaucoup de choses sont dites, mais il y a aussi tout ce qui n'est pas dit, tous ces non-dits. Cette jeune femme, Fatima, découvre un désir qu'elle exprime très peu, qu'elle ne formule pas, au début en tout cas. La musique représente alors sa voix intérieure. Et notamment, Amine Bouhafa, le choix d'une voix, justement, cette présence vocale avait-elle pour but de représenter cette voix qu'elle tait ?
Amine Bouhafa : Le choix des voix est venu du fait que le personnage est asthmatique, qu'elle a des problèmes de respiration. Nous avons donc beaucoup utilisé les respirations. Celles-ci étaient employées comme un ostinato rythmique, une cellule, un motif rythmique récurrent qui permettait de construire la musique par-dessus. En fait, l'ostinato, au lieu d'être joué par une flûte ou un synthétiseur, c'était la respiration, à chaque fois avec un rythme assez particulier. Au-dessus de ces respirations, j'ai ajouté des voix, des motifs vocaux. C'était dès le début un désir d'Hafsia et aussi de Géraldine, qui ont très vite constaté que cela fonctionnait très bien. J'ai essayé de créer des voix pas très adultes ; j'ai utilisé des voix de jeunes femmes qui avaient l'âge de Fatima, parce que je ne voulais pas une musique que l'on prendrait trop au sérieux, au sens de la "musique de film" avec ses grands codes, où l'on sort les violons. Je voulais que cette musique puisse avoir un côté juvénile, léger et pop.
Et il y a le côté musique de chambre...
Amine Bouhafa : Quelques cordes qui pouvaient aussi soutenir émotionnellement et créer ce crescendo sur toutes les scènes, car toutes les scènes musicales sont des crescendos : on commence très petit et on finit en apothéose.
Géraldine Mangenot : La voix comme une communauté aussi. On parle de femmes sans en faire quelque chose d'autoritaire, il n'y a pas d'opposition aux hommes, mais c'est la voix qui devient "les voix". On passait d'une respiration, du souffle à une forme d'orgasme, de l'asthme au désir. Une voix qui, tout d'un coup, s'inscrit dans une communauté à un moment donné.
Une voix soliste qui devient presque un chœur, en fait. C'est cela, l'idée ?
Amine Bouhafa : Exactement. En fait, toutes les musiques, ou peut-être 70% d'entre elles, commençaient par la respiration d'une chanteuse, à laquelle venaient s'ajouter les respirations d'autres chanteuses, comme une rencontre de souffles. Et du coup, c'est un peu à l'image du film : quand les respirations se rencontrent, cela signifie qu'il y a un désir qui monte. Ensuite, des voix chantées se superposent aux respirations, puis des instruments. Et dans certaines scènes, c'était l'inverse : on commençait par un chœur et on finissait par une seule voix. Notamment la scène dite "des trois sœurs", qui est filmée ainsi : on voit ce plan des trois sœurs et l'on finit sur Fatima ; la musique s'éteint sur elle. Cela commence avec trois voix, puis deux, puis une seule, et enfin une petite respiration à la fin. C'est donc soit en decrescendo, soit en crescendo, de la respiration au chœur, d'une voix à une communauté ou d'un ensemble à un individu.
C'est très beau, parce que ce qui est bouleversant dans le film, c'est la manière dont cette individualité initialement muette va rencontrer des personnes qui vont parler pour elle. Et cette fameuse scène, point culminant du film, de boîte de nuit où elles sont toutes en train de crier : "vive les lesbiennes !"...
Amine Bouhafa : "Un, deux, trois, vive les lesbiennes !" Oui, voilà.
Le travail musical et vocal prolonge finalement cette idée, comme si toutes chantaient un même texte ?
Amine Bouhafa : Tout à fait, c'est exactement cela l'idée. C'est un individu qui était dans la peur, ou en tout cas au début du film, elle essaie même d'avoir un petit copain ; elle était donc quelque part dans le déni de sa sexualité, parce qu'elle vient d'une culture où l'homosexualité est très difficilement acceptée. Elle-même n'arrivait donc pas à l'accepter. Son émancipation se crée petit à petit. La musique, c'était cela aussi : c'est une voix qui ne pouvait pas s'exprimer. C'est comme si c'était sa propre voix que j'utilisais dans la musique.
Au-delà de la musique du personnage, du parcours émotionnel, de l'arc narratif, il y a aussi un travail de montage. C'est un film qui joue sur la confrontation de plusieurs mondes : la sphère familiale et la sphère intime, la sphère religieuse et la sphère des sentiments. Comment, musicalement, avez-vous orchestré cette confrontation ? Je pense notamment à des chants religieux qui se confrontent à ces voix...
Géraldine Mangenot : Les voix ont été la clé. La voix, qu'elle soit celle du muezzin ou les autres, a été la clé du film. Quand on l'a découverte, on s'est dit qu'à cet endroit-là, on pouvait parler de toutes les fractures et de toutes les problématiques du personnage, et lier les choses sans pour autant les séparer. Finalement, le cinéma d'Hafsia Herzi n'est jamais quelque chose qui divise, mais plutôt quelque chose qui rassemble. Il n'y a donc jamais eu la volonté d'opposer fondamentalement les choses, mais plutôt de les mettre ensemble, vraiment. Et les voix étaient une possibilité, c'était un endroit où l'on pouvait chanter ensemble. Voilà. Il y a effectivement des moments dans le film où la voix du muezzin de la mosquée voisine se fond avec ces voix féminines. Et cela raconte que tout le monde chante pour quelque chose en lequel il croit à un moment donné. Ce n'est pas une confrontation, mais un désir d'aller au plus profond de son identité, et le chant participe de cela.
Amine Bouhafa : On vient de la scène de la boîte de nuit, où l'on avait cette effervescence incroyable de cette jeunesse qui criait son homosexualité. Puis on revient à une scène d'étreinte charnelle entre Fatima et sa compagne, suivie d'un plan sur la mosquée. Le contraste est donc déjà montré là. On construit un grand crescendo et, boum, rupture, silence. Il n'y a même plus le chant de l'imam, juste ce grand plan sur la mosquée. Cela produit un effet de freinage, comme si l'on était à 300 km/h sur une autoroute et que l'on freinait brutalement. C'est comme si elle, après avoir embrassé la vie, assumé son identité, mettait soudain un frein parce que sa culture lui revient. Elle se sent coupable, elle va chercher une réponse auprès de l'imam. Sauf qu'elle se confronte à une autre parole. Derrière, on a cette scène de la piscine avec le chant du muezzin. Quand on voit ce mouvement de montage avec ces contrastes incroyablement construits - ces climax suivis de moments de retenue - c'est comme en musique : quand on fait un très grand crescendo, un fortissimo, on peut enchaîner avec un forte-piano, un piano subito comme on l'appelle. Même si subitement il n'y a plus de son du tout, on crée un contraste fort. C'est ce que Géraldine et Hafsia ont construit.
Le montage et la musique contribuent à exprimer un doute chez Fatima, ou du moins une crise de conscience ?
Géraldine Mangenot : La difficulté pour elle de trouver son identité fait que l'on effectue des allers-retours, que ce n'est pas un récit hétéronormé, qui suivrait des lignes droites (comme quand elle retourne vérifier ses désirs auprès de son ex). Ces zigzags, savoir si l'on a fait le bon choix, perpétuellement se requestionner auprès des proches et des personnes qui constituent son identité, ces espèces d'atermoiements et de virages, qui ne sont pas des lignes directes de récit, font partie d'un parcours qui n'est pas celui d'une identité sexuelle vécue comme une évidence. On ne découvre pas son identité une bonne fois pour toutes en se disant : "C'est bon, ça y est, c'est fini, le problème est réglé." C'est quelque chose qui évolue toute la vie, ce sont des allers-retours permanents. Et on nous a souvent dit : "Ah, mais elle recule !" Mais en fait non, un personnage ne recule jamais, il se questionne.
D'où l'ostinato pour marquer cet avancement ?
Amine Bouhafa : La musique est très rarement suspensive. C'est-à-dire qu'on n'a pas ce genre de nappe (drone) qui stagne, la musique est très rythmée, il y a un rythme qui pousse le personnage à avancer. C'est tout le temps un ostinato, une boucle en quelque sorte, mais une boucle qui ne revient pas sur elle-même, une boucle qui permet d'avancer. Cela rejoint beaucoup ce que disait Géraldine sur la construction narrative.
Aussi, la musique laisse de la place à l'écoute de cette humanité visible. La musique ne va pas surplomber, ni tuer en quelque sorte l'empathie que l'on peut avoir envers les personnages. C'est cela qui est fort : que la musique ait sa juste place.
Amine Bouhafa : Déjà, pour intervenir dans un film d'Hafsia Herzi, il faut vraiment respecter sa mise en scène et respecter les personnages. On ne peut pas être au-dessus des personnages. Son point de vue est très bienveillant, très respectueux. Donc, il faut se situer à cet endroit-là. Si l'on n'y est pas, ça sonnera faux. La musique apparaîtra comme quelque chose de rajouté, de plaqué sur les images, et ça ne marchera pas. Il n'y aura pas de connexion organique, la musique n'épousera pas les images. C'est cela, je pense, la clé d'entrée dans le cinéma d'Hafsia : le respect qu'elle a pour ses personnages et l'amour qu'elle leur porte.
Le compositeur doit souvent s'adapter à de nouveaux timings au montage, réécrire... Comment cela s'est-il passé ?
Amine Bouhafa : J'essayais le plus possible de respecter le tempo de l'image. Mais je me souviens notamment d'une grande session de travail avec Géraldine où l'on commençait à enlever des éléments, à en rajouter d'autres, c'était vraiment incroyable. Et tout d'un coup, elle voulait laisser la musique se prolonger en ajoutant des images, parce que la musique lui plaisait et elle avait envie de l'entendre encore. C'est tellement gratifiant, c'est tellement super d'entendre cela de la bouche d'une réalisatrice et d'une monteuse, lorsqu'on vous dit : "La musique est géniale, j'ai envie qu'elle continue, je vais donc rajouter des images pour que vous puissiez vous exprimer davantage." C'était vraiment un travail très respectueux.
Géraldine Mangenot : Amine est génial. Il continue de créer tout le temps. On ne sait jamais vraiment ce qui va se passer lors de la séance d'enregistrement. Le programme est certes écrit sur la partition, mais il reste tout le temps en mouvement. Ce n'est pas juste : "Ce qui est écrit sur la partition, ok, on va le jouer." En fait, ça, ça l'intéresse moins. Ce qui le stimule, c'est ce qu'on va faire ensuite : "Ah, et si on ajoutait ça ? Et si on faisait comme ci ?" Et donc, en fait, ce n'est jamais figé. Nous étions tous les trois avec Hafsia dans le même état d'esprit : être tout le temps en train de se demander "Qu'est-ce qu'on peut faire ? Comment peut-on être dans la vie, dans la fabrication ?" Et Amine a vraiment cette approche. J'avais la sensation que nous avions la possibilité, même au moment de l'enregistrement, de continuer à penser le film et de ne pas le figer. Et ça, c'était vraiment formidable à voir. Je suis restée toute une journée au studio, ce qui m'arrive rarement. D'habitude, on est un peu spectateur, on va dire. Et là, tout d'un coup, j'avais même le droit d'interagir, ce qui est rare.
Amine, vous faisiez des notations sur les partitions ? Vous les réimprimiez ? Comment cela se passait-il concrètement ?
Amine Bouhafa : Non, non. Tout a été écrit, évidemment, de manière extrêmement exacte. C'est juste que, lorsqu'on est en studio, devant des musiciens, j'essaie de faire en sorte qu'ils soient vraiment partie prenante de cette musique. Du coup, je projette le film, ils le regardent en chantant, en jouant. Et parfois, il y a des modes de jeu, des choses qui émergent où je me dis : "Ah, il manquait ça. Tiens, si on laissait cela ?" J'ai toujours conçu la séance d'enregistrement comme un endroit où la musique prend vie. Et qui dit vie, dit surprise - qu'il s'agisse de bons ou de mauvais "accidents". Au début de ma carrière, j'étais très attaché à la partition : "Il faut que ce soit ça, il faut obtenir ça." Et petit à petit, je me suis rendu compte que non. Un film lui-même évolue : tout d'un coup, on va, par exemple, le réétalonner. Une image étalonnée ou non étalonnée, c'est déjà différent. Si l'on contraste un peu plus le rouge ou le bleu dans une image, la perception ne sera pas la même. Et du coup, si je reçois l'image étalonnée un peu plus tard, je me dis que ce serait bien d'ajouter tel élément, ou au lieu de jouer la contrebasse à telle tessiture, on va la jouer plus bas parce que ça fonctionne mieux avec cette lumière qui a été modifiée à la fin. C'est un processus qui évolue jusqu'au bout.
Pour une même partition, finalement, c'est une adaptation dans le jeu, dans l'interprétation, avec ce que chacun y apporte ? Hafsia Herzi était-elle présente à ce moment-là ?
Géraldine Mangenot : Elle n'était malheureusement pas à Paris ce week-end-là. Mais nous étions en lien constant. J'adore ce côté rock'n'roll, de ne pas tout savoir à l'avance, de continuer à créer. C'est super. Et je savais qu'en plus, quand nous allions recevoir le mixage, ce serait encore une autre musique que celle que j'avais entendue à l'enregistrement. Et je trouve cela très excitant, vraiment formidable. J'adore travailler comme ça.
Amine Bouhafa : C'est magique. Je pense qu'être dans cet état d'esprit de réceptivité, d'évolution continue, c'est important quand on travaille pour le cinéma. Parce que cela permet de garder cette humilité par rapport à l'œuvre suprême qu'est le film, sachant que si quelque chose ne fonctionne pas, il faut le modifier pour que ça marche. Il ne faut pas être dans un état d'esprit du type : "Non, mais la musique, c'est ça, j'ai écrit ça, et c'est sacré, ce texte-là est intouchable." Non, pas du tout. C'est une petite pierre dans un édifice qui est le film et sa mise en scène.
Pour terminer, et pour faire un petit clin d'œil à votre autre film présenté à Cannes, "Once Upon a Time in Gaza" (film palestinien d'Arab et Tarzan Nasser, là on est dans la satire et la farce, c'est un tout autre univers...
Amine Bouhafa : Ce qui était compliqué musicalement sur ce film-là, c'était de trouver le ton. Cette histoire se passe à Gaza, mais elle aurait pu se dérouler ailleurs, il y a un côté universel. Si je faisais une musique trop locale, cela casserait cette universalité. Il fallait une musique qui emmène le film ailleurs. On parle de tout ce qui se passe à Gaza, mais via d'autres biais - les journaux, ce qui se passe à la télévision - mais jamais via le récit direct de ce que vivent les gens, le récit de l'histoire intime. Et ça, j'ai trouvé cela très intelligent, très subtil dans la manière de faire. C'est cela que j'ai essayé de traduire musicalement. Il s'agissait de trouver le ton juste entre le mélo, le léger, la comédie, tout en ayant un côté très mélo avec cette histoire d'amitié et la routine gazaouie, tout ce qu'ils vivent. Donc, le ton était crucial. Mais nous l'avons trouvé assez rapidement. J'ai écrit une dizaine de thèmes sans images, en me disant : "Je vais m'isoler, essayer de me rappeler ce que le film m'a raconté, et je vais écrire juste de la musique." Ensuite, nous les avons écoutés avec les frères Nasser, et nous avons sélectionné ceux qui nous plaisaient. À partir de ce moment-là, nous avons travaillé sur l'image. Je travaille donc avec le souvenir du film, et non pas avec les images sous les yeux. Pour le film d'Hafsia, j'ai procédé de la même manière : j'ai regardé le film plusieurs fois, puis je me suis isolé, j'ai écrit des thèmes que j'ai envoyés à Géraldine et à Hafsia. Ensuite, nous avons discuté : "Ça, on aime bien ; ça, on n'aime pas du tout ; le violon, c'est assez bien..."
Géraldine Mangenot : Il faut savoir qu'Amine fait beaucoup de propositions. Je tiens à le dire aussi. Il est capable de fournir, quand il parle de dix thèmes, réellement dix thèmes différents. Ce ne sont pas des variations sur un même motif. Il a une capacité à générer du récit et de l'émotion.
Amine Bouhafa : En fait, c'est comme le réalisateur qui écrit je ne sais combien de versions de son scénario, une dizaine peut-être. Et la version qui finit dans le film a encore été modifiée au tournage. Il y a donc ce côté de "perdition positive". C'est comme si l'on était dans une ville : on sait qu'on est dans cette ville, on en perçoit l'atmosphère, mais on va se perdre dans ses rues pour la découvrir. J'essaie de faire exactement la même chose avec un film : m'imprégner de son énergie et créer tous les chemins possibles. Ensuite, nous choisissons une voie ensemble, avec le réalisateur et avec la monteuse, qui est, encore une fois, l'une des personnes les plus importantes dans le travail sur la musique.
[La version podcast de l'entretien sera publiée ultérieurement]
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