Propos recueillis à Cannes par Benoit Basirico
- Publié le 27-05-2025Lauri-Matti Parppei signe les musiques de sa chronique finlandaise qui relate l’histoire de Pauli (Samuel Kujala), un flûtiste classique qui retourne dans sa ville natale après une dépression nerveuse, et trouve un réconfort inattendu à travers la musique expérimentale, aux côtés d'Iiris (Anna Rosaliina Kauno), une ancienne camarade de classe. La musique essentiellement composée par la cinéaste (hormis une sonate de Ravel) est intra-diégétique, jouée par les acteurs à l'image, intégralement enregistrée en direct. Dépourvue de commentaire musical traditionnel, le film emploie la musique comme un moyen d'expression des personnages, comme leur thérapie. Elle permet d'explorer la dépression avec un humour pince-sans-rire, et de représenter une confrontation avec une autre culture – de l'apprentissage classique et perfectionniste à la rébellion créative du noise-rock expérimental utilisant des objets du quotidien. Le passage de la flûte classique au chaos libérateur constitue la métaphore sonore du parcours de guérison de Pauli, tandis que des instants de comédie et une dimension absurde sont soulignés par cette musique incomprise.
Cinezik : C'est votre premier long-métrage qui relate la rencontre entre un flûtiste classique déprimé et une guitariste expérimentale. Dans ce film, la musique n'est pas un accompagnement, elle est un personnage à part entière, partie prenante de la vie des personnages qui la produisent. Au début de l'écriture du scénario, comment avez-vous intégré la musique ?
Lauri-Matti Parppei : Dès le départ, il était très clair que nous n'aurions pas de musique de film traditionnelle. Nous n'aurions que de la musique diégétique. J'ai commencé à faire quelques maquettes moi-même, assez tôt dans le développement du scénario. Puis, il est devenu nécessaire de décrire précisément comment la musique interviendrait, car de nombreux changements et moments dramatiques importants entre les personnages se produisent pendant les scènes musicales. C'est en quelque sorte une partie intégrante du film. J'ai donc commencé par décrire ce que les personnages jouaient, comment ils jouaient, et comment ils réagissaient les uns aux autres durant ces scènes. Ce fut un processus assez organique, car je proposais constamment de nouvelles versions des idées pendant le développement. Le fait d'être musicien moi-même a beaucoup aidé. Les maquettes étaient très éloignées de ce que nous entendons dans le film final, car les performances finales sont celles des acteurs, devant la caméra, souvent en une seule prise.
Quelle part de la musique a-t-elle été créée avant le tournage ?
Lauri-Matti Parppei : Les compositions. Nous avons commencé à travailler avec les acteurs avant même d'avoir des répétitions traditionnelles de scénario ou des lectures. Nous avons commencé en premier lieu par des répétitions avec le groupe. Nous avons ainsi commencé à développer ces idées que j'avais pour en faire de véritables chansons et voir comment les acteurs pourraient les interpréter. Nous avions des boîtes pleines d'objets bizarres que nous entrechoquions. J'ai soudé des micros de contact pour capter certains sons, et j'avais toutes mes pédales de guitare connectées dans des ordres étranges pour créer des sonorités que nous n'avions jamais entendues auparavant. C'était super amusant, et nous sommes vraiment devenus un groupe pendant les répétitions et le développement du film. Ainsi, lorsque nous sommes passés au tournage, nous avions une idée assez précise de ce qui allait se passer, mais il y avait encore beaucoup de place pour l'improvisation. Au final, toutes les performances sont improvisées, chaque prise était très différente, et nous avons simplement choisi la meilleure. C'était une manière très "vieille école" de faire de la musique. J'apprécie le fait que sur de vieux disques, on puisse trouver que la prise cinq est en fait meilleure, plus intéressante que la prise trois pour certaines chansons.
Et les acteurs sont-ils musiciens dans la vie ?
Lauri-Matti Parppei : Non, aucun d'entre eux ne l'est véritablement. Ils ont un bon sens de la musicalité. Anna Rosaliina Kauno (Iris) sait jouer du violon, et Samuel Kujala (Pauli, le personnage principal) peut jouer du piano. Ils ont rapidement saisi les idées et, ensemble, nous avons vraiment trouvé un moyen de créer une musique qui n'est pas toujours harmonique.
Dans le film, il y a des confrontations entre musique expérimentale et musique classique. Votre parcours personnel est-il plus proche de l'expérimental ou du classique ?
Lauri-Matti Parppei : Il est complètement expérimental. Lorsque j'ai commencé à faire de la musique avec mes amis, nous avions très peu de compétences techniques. Donc, tout est devenu expérimental presque par erreur. Quelqu'un m'a demandé un jour à quel point il était difficile de commencer à jouer de la guitare. J'ai répondu : "Eh bien, c'est assez facile. Vous pouvez juste jouer une corde et vous avez une chanson." C'est mon approche de la musique. Cela a commencé à partir de presque rien et a évolué depuis. Mais le choc entre le classique et l'expérimental est peut-être davantage lié à mon parcours. Mon parcours est ancré dans une culture underground très DIY (Do It Yourself). Et maintenant, je suis cinéaste. Le cinéma est un monde très hiérarchique où il faut se plier à l'establishment, mendier de l'argent et être une "bonne personne". Ils vous jugent selon des critères très différents. Et c'est plus proche de la musique classique que du milieu très anarchiste d'où je viens. J'aime tous ces styles de musique, et nous avons essayé d'intégrer des influences classiques et de vraiment combiner le bagage classique du personnage principal avec le style musical DIY intransigeant qu'Iris pratique dans cette petite ville.
Quelle est votre formation musicale ?
Lauri-Matti Parppei : Je suis complètement autodidacte. J'ai pris des cours de piano quand j'étais jeune. J'ai peut-être eu des conflits avec des personnes plus classiques avec qui j'ai fait de la musique. J'avais un camarade de groupe à l'époque qui était plus orienté vers la musique classique. Nous avions beaucoup de débats sur la façon dont nous devions aborder les choses, si c'était correct, si c'était faux ou juste. Je pense que c'est quelque chose qui m'intrigue énormément : intégrer les règles pour ensuite les briser. Et j'apprends encore la théorie musicale au fur et à mesure. Et aujourd'hui, je pense en fait que j'en sais déjà un peu trop. Je suis devenu trop conservateur par certains aspects.
Il y a beaucoup de scènes de concert dans le film. Comment avez-vous préparé ces scènes ? Est-ce une longue préparation ?
Lauri-Matti Parppei : Toutes les notes que l'on entend dans le film sont réellement jouées devant la caméra. Nous sommes même allés un peu trop loin parfois, car nous avons une scène où le personnage principal marche dans un couloir et l'on entend des sons d'orchestre classique s'accordant en arrière-plan, et nous avions effectivement des personnes qui jouaient ces sons derrière le mur. Donc, nous étions parfois assez fous avec ce principe. J'aurais aimé que nous ayons plus de temps pour préparer ces scènes, mais nous avions un calendrier de tournage très serré et une petite équipe. Donc, parfois, quand quelque chose cassait, c'était moi qui ressoudais les micros de contact en panique entre les prises. C'était un peu chaotique, mais cela ne se ressent pas tant que ça dans le film au final. Cependant, improviser de la musique devant la caméra avec un temps limité n'est pas l'idéal. Mais très vite, nous avons découvert que cela allait sonner, et ça a surpris l'équipe aussi, car ils n'avaient lu que le scénario et les descriptions de ce qui allait se passer dans les scènes : qu'ils allaient jouer du mixeur, par exemple, ou simplement jeter des pierres sur des boîtes en métal, ou frapper des bols en verre avec des baguettes de batterie. Nous avons envisagé d'ajouter des éléments pour rendre le son plus ample, mais cela aurait fait perdre une partie de l'âme de ces scènes. Ce n'était tout simplement plus aussi vivant. Maintenant, on sent que nous créons cette musique sur place. Je pense que nous n'aurions pas pu réussir en utilisant des play-backs.
Et la durée des concerts est-elle plus longue au départ, et vous décidez de la durée au montage ? Ou est-ce le temps réel ?
Lauri-Matti Parppei : La plupart du temps, c'est en temps réel. Nous avons coupé quelques débuts et quelques milieux, juste un peu, mais sinon, ils sont tous en temps réel. C'était très important pour moi dès le début de vraiment capturer ce moment. Le style de musique d'où je viens était plus encore axé sur la performance que sur l'enregistrement. Tout art n'a pas à être quelque chose que l'on peut acheter dans un musée ; c'est quelque chose qui se passe à un moment donné, quelque chose de magique entre les êtres humains. C'est quelque chose que nous voulions capturer.
Ce n'est pas seulement un film sur la musique, c'est aussi un film sur le malheur, sur la mélancolie, et comment la musique aide à surmonter ce malheur. Comment connectiez-vous le travail musical et le parcours des personnages de fiction ?
Lauri-Matti Parppei : C'est très basé sur mes expériences personnelles. La musique et les difficultés ont cheminé main dans la main, et la musique a été une partie de mon identité. C'est une chose thérapeutique et c'est quelque chose qui me lie à mes amis. Nous ne sommes même pas seulement amis, nous sommes surtout des frères et sœurs en musique, nous formons une vraie famille musicale. Donc, je pense que toute l'histoire et l'intrigue ont simplement découlé de cela et de la façon dont j'ai vécu le monde. J'ai essayé d'écrire aussi purement que possible avec mon cœur ou à partir de ma propre expérience dans cette scène très nichée et restreinte d'une petite ville. C'est quelque chose que j'ai appris à valoriser en tant que musicien : votre propre personnalité, ce que vous apportez à ce moment, aux performances, chansons, morceaux, compositions, est beaucoup plus important que l'habileté ou la prouesse technique.
Vous refusiez la musique de film au sens conventionnel (le score) ?
Lauri-Matti Parppei : Nous voulions mettre l'accent sur les moments où les personnages jouent réellement, et c'est à ce moment-là qu'on entend la musique. Sinon, nous aurions simplement perdu l'idée de souligner les émotions. Ainsi, lorsque nous interprétons la musique, nous ressentons aussi les personnages et leur relation à ce qu'ils font et jouent. Auparavant dans ma vie, j'ai fait des courts métrages et j'ai réalisé une courte série télévisée une fois. Et mon péché a été d'y mettre trop de musique, parce que j'adore faire de la musique et j'adore simplement ajouter beaucoup de score aux choses.
Souhaitez-vous poursuivre dans le registre du film musical ?
Lauri-Matti Parppei : J'aimerais faire un autre film musical à un moment donné, mais la plupart de mes films précédents ne portaient pas sur la musique. Cependant, mon film de fin d'études à l'école de cinéma avait à l'origine un chœur d'église orthodoxe grecque comme narrateur, donc j'ai composé de la musique d'église orthodoxe grecque pour cela. Et je pense qu'à chaque fois que j'aborde un nouveau projet, je veux trouver une nouvelle manière d'approcher la musique. Dans ce cas-ci, il était bien sûr très évident que ce serait du direct, très tactile et expérimental, en rejetant toutes les règles. Mais pour mon prochain projet en cours, ce seront probablement des chansons créées, comme de petites chansons rock un peu gothiques, qui seront simplement les chansons que le personnage écoute, et elles seront de groupes fictifs. Je suis super excité par ça. Il n'y aura pas non plus de musique de film (score), mais il y aura ces chansons à certains moments. Et je suis vraiment impatient de commencer ce projet.
Avez-vous été influencé en tant que réalisateur par d'autres films ou par d'autres compositeurs ?
Lauri-Matti Parppei : Pas par des personnes en particulier, mais ce sont des films singuliers qui m'ont vraiment influencé. Mon film préféré de tous les temps est un film suédois, "Fucking Åmål" (1998) de Lukas Moodysson, son premier long métrage sur deux filles qui tombent amoureuses dans les années 90 en Suède, dans une petite ville appelée Åmål. Et la musique de ce film est de la musique rock très contemporaine de la fin des années 90. C'est tellement génial comment ils l'utilisent et comment cela dépeint réellement les années 90. On dirait une capsule temporelle. Et quand j'ai vu le film pour la première fois, c'est à ce moment-là que j'ai réalisé que les films pouvaient parler de ma vie et montrer quelque chose de vrai dans mon propre environnement, sans être trop dramatiques ou trop dramatisés, tout en m'emmenant ailleurs et en me faisant imaginer ma vie d'une manière différente. Et chaque fois que je vois le film, j'ai l'impression de rentrer chez moi. Même si ce sont mes années d'adolescence, pas forcément celles que je préfère revisiter, la manière dont "Fucking Åmål" dépeint les années 90 à travers la musique et les choix musicaux est remarquable. Il n'y a pas non plus de musique de film, juste ces chansons de cette époque très particulière. Elles ont toutes été publiées au moment de la sortie du film.
Et pour votre film, il y a un rythme dans le montage. Le montage est aussi musical, la musique a-t-elle aidé votre montage ?
Lauri-Matti Parppei : C'est intéressant la façon dont nous avons abordé le montage, parce que nous avons monté le film en Norvège, et la monteuse ne parlait pas un mot de finnois. Donc, nous l'avons fait avec elle, et nous nous sommes probablement davantage concentrés sur le rythme et la musicalité des scènes et des images que sur les dialogues, d'une certaine manière. Et cela m'a aidé. Je pense que c'est en partie ce qui aide le film à franchir les frontières, dans le sens où il est plus accessible aux étrangers. J'aurais probablement rendu le film trop "finlandais" si cela n'avait été que moi et un monteur finlandais. Mais comme nous avions un regard extérieur axé uniquement sur le rythme, l'histoire et ces éléments, plutôt que sur des aspects de dialecte local - car l'action se déroule dans une ville très spécifique de Finlande et le dialecte est fou et serait complètement perdu à la traduction.
Pour revenir sur la musique de votre film, vous dites qu'il y a de l'improvisation et que l'acteur joue devant la caméra. Votre part de composition concerne-t-elle la mélodie, le motif, que vous donniez ensuite aux acteurs ?
Lauri-Matti Parppei : Oui, les mélodies, et la structure des chansons, comment les choses évoluent, comme un scénario. D'abord, on est hésitant, on joue très tendrement, puis on commence à construire. J'étais aussi responsable, parfois, de simplement tourner les boutons des pédales pour faire avancer les choses. J'étais responsable de la dramaturgie des compositions ou des idées, et j'ai aussi écrit les paroles des chansons.
La frontière mince entre le son et la musique est aussi un sujet du film, vous jouez sur la saturation... Avez-vous eu peur que le mixeur du film veuille la baisser ?
Lauri-Matti Parppei : Nous avions deux concepteurs sonores très courageux qui n'avaient pas peur de pousser les choses dans le rouge et de faire des choses assez folles. Et lors de l'enregistrement, nous avions juste des idées conceptuelles étranges pour créer des chaînes de pédales. Par exemple, c'est même difficile à expliquer, mais avoir des chaînes en miroir : réverbération, distorsion, distorsion, réverbération. C'était notre son "en miroir". Cela n'a probablement fait aucune différence, c'étaient des choses avec lesquelles nous avons joué, et nous avons suivi nos instincts.
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