,@,classe-moyenne2025022301,ducreux,Cannes 2025, - Interview B.O : Clémence Ducreux, “Classe moyenne” de Antony Cordier Interview B.O : Clémence Ducreux, “Classe moyenne” de Antony Cordier

Cannes 2025 • Quinzaine des Cinéastes

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Propos recueillis à Cannes par Benoit Basirico

- Publié le 29-05-2025




Clémence Ducreux signe la musique de la comédie satirique d'Antony Cordier qui relate comment Mehdi (Sami Outalbali), issu d'un milieu modeste, invité pour l'été dans la somptueuse villa de ses beaux-parents (Laurent Lafitte, Elodie Bouchez), voit un conflit éclater entre la famille de sa fiancée (Noé Abita) et le couple de gardiens (Laure Calamy, Ramzy Bédia), pensant pouvoir apaiser la situation, il la voit s'envenimer. La partition joue sur la confrontation de deux mondes, à travers un piano utilisé sous forme de fugue pour exprimer à la fois le burlesque, le comique, et l'élégance bourgeoise, complété par des titres électro qui s'immiscent dans le récit de manière inattendue et marquante. Plutôt que de soutenir les tensions et le malaise croissant, la musique cherche l'ironie.

Cinezik : Il s'agit de votre second long métrage de fiction en tant que compositrice à sortir (au cinéma le 24 septembre après sa présentation à Cannes à la Quinzaine des Cinéastes), après "Des jours meilleurs" de Elsa Bennett & Hippolyte Dard à l'affiche le 23 avril dernier, quel a été votre parcours jusqu'à présent ? Votre formation ?

Clémence Ducreux : En résumé, j'ai commencé par le piano, plutôt en autodidacte quand j'étais petite, vers l'âge de six-sept ans. Ensuite, j'ai continué la musique de mon côté, davantage comme un amusement. Puis, j'ai suivi une formation d'ingénieur du son. J'étais déjà un peu « geek », attirée par les ordinateurs et les synthétiseurs depuis toute petite. Après cette école d'ingénieur du son, je me suis spécialisée : j'ai approfondi le piano et je suis allée à Berklee (College of Music) pour suivre des études spécifiquement dédiées à la musique à l'image. C'est là que je me suis véritablement spécialisée dans ce domaine.

Et votre rencontre avec Anthony Cordier, comment s'est-elle faite ?

Clémence Ducreux : C'est un peu particulier. Je suis arrivée sur une version de montage V50, donc c'était l'avant-avant-dernière étape du montage. Je suis donc vraiment intervenue à la toute fin. Et il avait acheté les droits de deux morceaux ("La Frappe de Selma" & "Haut et Fortes") que j'avais composés pour "Haut et Fortes!" (2022), un documentaire sur le football réalisé par Peggy Bergère. L'un de ces morceaux est devenu en quelque sorte le thème du film, que nous avons plus ou moins décliné. Pas exactement, mais c'est devenu un peu l'essence du film. Mais à l'origine, c'étaient des titres achetés ; je n'étais donc pas du tout censée composer la musique originale, il n'y avait pas de compositeur attitré. C'est donc vraiment un pur hasard. Anthony avait une playlist de morceaux constituée avant le tournage pour préparer le film. L'un de mes morceaux s'y est retrouvé, il ne sait même plus comment. Tout est parti de là. C'est donc un concours de circonstances, pourrait-on dire. On retrouve dans ces deux morceaux l'association du piano et des sonorités électroniques, les deux combinés, puis les compositions originales du film vont ensuite se diviser entre les deux registres.  

C'est une comédie, on dit souvent que c'est le genre le plus compliqué pour les compositeurs et compositrices. Quel a été pour vous l'enjeu sur ce point ?

Clémence Ducreux : Ce qui est compliqué, je trouve, en comédie, c'est de ne pas tomber dans le pathos ou dans un côté un peu kitsch. C'est vrai que j'adore le drame, j'adore la musique dramatique. J'ai beaucoup plus de mal dès qu'il faut enlever un peu de drame et rajouter un peu d'espoir ; c'est vraiment quelque chose qui, pour moi, peut être un vrai frein. Et là, pour le coup, on est parti sur une musique avec le piano assez neutre, qui n'était ni trop triste, ni trop joyeuse. Même au niveau de l'harmonie, il n'y a pas vraiment de côté comique. Nous nous sommes aussi énormément inspirés de la bande originale de « The White Lotus », composée par Cristobal Tapia de Veer, où il y a des bruits un peu flûtés, des sons un peu loufoques, j'ai envie de dire, qui viennent ajouter ce côté un peu burlesque. J'ai mis du kazoo, j'ai fait des bruits avec ma bouche aussi à un moment, et c'est ça aussi qui va un peu amener de la comédie.

Est-ce qu'il y a des moments où la musique devait être drôle, faire gag ?

Clémence Ducreux : Oui. La première scène où il reçoit tous les déchets des toilettes. Là, pour le coup, il fallait aller à l'essentiel, faire rire. Et là, on est vraiment dans du Mickey Mousing avec des sons un peu loufoques. Dans la séquence du couteau, il fallait être un peu dans l'étrange, un peu dans le « oh, qu'est-ce qu'il se passe ? ». Il y avait un côté un peu décalé. Mais dans cette scène des toilettes, ou la scène du potager quand il découvre qu'il n'y a plus de fruits dans le potager, tout est un peu burlesque. La musique à ce moment-là, ce sont des petites virgules qu'on mettait, où il fallait faire rire.

Il y a un mouvement de fugue où la musique transcende le simple soutien à l'image. Elle n'est pas en simple correspondance. Elle insuffle une présence, un peu comme un personnage qui se cacherait dans l'appartement. C'est un film sur une confrontation de classes entre des employés qui vont faire le ménage dans une maison et les occupants de cette villa. Il y a donc un rapport de pouvoir, voire d'humiliation. Cette fugue, par exemple, avec le piano, représente-t-il la bourgeoisie ? Avez-vous réfléchi en ces termes ?

Clémence Ducreux : Dans le thème principal au piano, je voulais rechercher une certaine noblesse et, en même temps, on n'a aucune empathie pour personne. Même pour les gardiens, ils sont tous détestables et, en même temps, on les aime bien. Le piano apporte cette tessiture un peu noble. Dans la musique, j'ai essayé de garder quelque chose d'assez élégant, un peu « classe » et en même temps, tout est en décalage. C'est ce côté décalé qui vient complètement contrebalancer le sérieux, ça devient un peu burlesque.

Au-delà de cette confrontation de classes, on se rend compte qu'il y a une autre confrontation qui se joue entre hommes et femmes. On réalise que finalement, quel que soit le camp social, les deux hommes sont vraiment détestables...

Clémence Ducreux : Et même au moment où on a envie qu'il y ait de l'empathie envers Élodie Bouchez ou Laure Calamy, quand il est question de sororité, elle demeure exécrable. On se dit qu'il y a peut-être un peu d'espoir, et en fait, pas du tout, c'est encore pire qu'avant. C'est toujours une couche, puis une couche... Avec le piano, il y avait cette idée de superposition de couches de différents ostinatos, pour créer une rythmique, un peu comme si on touchait sur des tambours. Il y avait un aspect percussif, pour que ce soit dynamique.

Il y a même quelque chose de chorégraphique. La musique pourrait-elle amener à des mouvements élancés, comme une danse ?

Clémence Ducreux : Oui, complètement. Là, c'est vraiment de la musique à l'image que j'ai faite, contrairement à d'autres films. Pour le coup, c'était vraiment à l'image près. Il y a même des moments où ils ont un peu découpé le montage pour que l'on soit vraiment synchronisé avec les sons. Donc, c'était une vraie chorégraphie entre le montage et la musique. Même si je suis arrivée à la fin, il y avait quand même cet enjeu-là.

Sans forcément aller jusqu'au Mickeymousing ?

Clémence Ducreux : Non, il ne faut pas trop pousser. Mais il y a des fois où, par exemple, dans une séquence avec un gros zoom sur le couteau, j'essaie de retracer avec les sons ce mouvement, ce travelling avant. J'essaie de le représenter, donc il y a eu un peu de Mickey Mousing quand même.

C'est une comédie, mais on peut penser à un cinéaste, Alfred Hitchcock, notamment sur ce couteau, qui dès le début du film, on sent qu'il va se passer quelque chose avec lui, parce qu'il est vraiment pointé par l'objectif. Musicalement, est-ce que cette idée du thriller hitchcockien est apparue ?

Clémence Ducreux : Alors pas tellement, mais c'est vrai qu'en y pensant, finalement, ça me paraît assez cohérent. Sur le moment, ça n'a pas du tout été une référence pour moi. Là où Cristobal Tapia de Veer ("White Lotus"), pour le coup, l'a été à 100 %. Maintenant que j'y pense, c'est vrai que ça fait sens.

Anthony Cordier, quel réalisateur est-il pour une compositrice ? Est-il directif ? Est-il plein de références ? Ou au contraire, laisse-t-il le champ libre ?

Clémence Ducreux : C'est quelqu'un qui aime profondément la musique, et ça, c'est génial. Moi, je sais qu'il y avait des morceaux, vu que je suis arrivée vraiment à la fin, qui étaient déjà là, que j'ai essayé de remplacer, j'ai même tenté de remplacer mes propres titres ! La collaboration est d'une grande fluidité, et cela ne concerne pas uniquement mon poste. Les autres chefs de poste me l'ont confirmé : c'était tellement fluide qu'à un moment, on se demande si ça n'a pas coincé quelque part. Mais il est d'une douceur et d'une gentillesse... et il aime la musique, il s'y connaît. Il comprend bien, il n'a pas le jargon musical, mais il a cette intelligence musicale qui fait que pour lui, la musique est importante. Honnêtement, la collaboration était top.

Ce qui est fort dans le film, c'est l'idée d'une manipulation, l'idée que ce qui paraît n'est pas vraiment ce qui est, notamment l'esquisse d'une romance. On a l'impression qu'il y a deux tourtereaux qui s'aiment, puis finalement, ce n'est pas réellement ça. La musique peut donner du sens, on le sait, elle peut également faire croire des choses qui ne le sont pas. Dans quelle mesure la musique a-t-elle cherché à créer de fausses pistes ?

Clémence Ducreux : Par exemple, dans la scène où ils sont dans la piscine tous les deux, ils s'embrassent, la première musique qui arrive, c'est le thème. Cette musique n'avait rien à voir avec cette séquence. La musique placée était celle d'une séquence de football dans un documentaire. Et je me suis dit : c'est absurde. Et en même temps, je me suis dit : ça marche tellement bien. Il y avait un aspect où, à la fois, on faisait du Mickey Mousing à certains moments, et à d'autres, on plaçait la musique dans des endroits où jamais je ne serais allée. 

Il y a une forme d'ironie musicale, finalement. Et cette ironie, c'est une manière aussi de jouer le faux.

Clémence Ducreux : Oui, c'est vrai qu'on manipule pas mal le spectateur parce qu'on ne va pas du tout donner les bonnes informations avec cette musique. La séquence du tracteur où ils sont en train de se battre. Là, je suis vraiment partie sur une musique électro où ils dansent ; c'est une musique qui donne envie de faire la fête tous ensemble, alors qu'ils sont juste en train de se déchirer, qu'ils viennent de couper l'eau du jardin. Pour le coup, on est souvent à contre-courant, comme cette séquence où elle doit essayer de pleurer. Il y a une musique classique, pour laquelle ils ont eu les droits, et c'est une séquence qui est à la fois tellement drôle et, en même temps, elle est censée pleurer. Rien ne va ensemble à chaque fois au niveau des émotions et, en même temps, ça marche parfaitement bien. Je trouve ça assez fort.

Ce qui est aussi surprenant et audacieux dans le film, c'est le caractère hybride. La musique a deux styles : il y a cette fugue au piano, avec cette flûte, et puis il y a le style électronique, qui booste un rythme. Comment a été réfléchi le rôle de chaque type de musique ?

Clémence Ducreux : Alors pour le coup, c'est Anthony qui a vraiment pris la décision de cette partie électro et du piano. Il aime vraiment la musique électronique. Il travaillait aussi beaucoup avec Thylacine. Et il adore aussi Boris Brejcha (DJ allemand), dont il y a un titre dans le film. Je sais que c'est le genre de musique qu'il adore écouter. Il y avait une dynamique qui marchait super bien. On est toujours dans une bascule où on alterne entre un peu de douceur et, bam, ça repart. Il y avait vraiment cette contrebalance à chaque fois.

Le rapport à l'espace est aussi très intéressant. A un moment donné, il y a un plan d'ensemble, on découvre qu'on est dans un cadre de vacances avec une piscine, des paysages, des arbres, du soleil, très lumineux. Et plutôt que d'avoir des cordes à ce moment-là, plutôt que de jouer le grand espace, on a cette musique très minimaliste techno qui apparaît sur ce grand espace, un peu comme pour le contrarier. 

Clémence Ducreux : Ça donne tout de suite une directive et une couleur à la scène. Avec la musique, le réalisateur nous dirige tout de suite vers les émotions qu'on doit avoir et, en même temps, ce ne sont pas les émotions qu'on s'attendait à avoir à ce moment-là. Il faut que ce soit efficace. Les échanges avec lui étaient dynamiques. Il est comme ça et ça se ressent dans le film.

Et vous, dans quelle mesure ce projet-là vous a fait évoluer en tant que compositrice ?

Clémence Ducreux : Pour le coup, j'avais très peur quand j'ai compris que c'était une comédie, parce que ce n'est pas du tout le genre de musique que j'ai l'habitude de faire. Et ce n'est pas là où je suis à l'aise. Donc je suis vraiment sortie de ma zone de confort, ce qui était très dur. Il fallait que je reste à chaque fois sur une musique neutre et qu'il n'y ait pas trop d'émotions. Et ça, c'était difficile parce qu'à chaque fois, au niveau des accords ou de l'harmonie, j'avais toujours tendance à vouloir rajouter une petite touche qui me fait vibrer. Et c'est surtout sur le moment un peu dramatique qu'il ne voulait pas, qu'il fallait que ça soit neutre. Sur le fait de toujours garder une neutralité, avoir en tête Cristobal Tapia de Veer m'a vraiment redirigée assez rapidement sur ce qui était efficace, ça m'a permis d'avancer plus facilement. Mais au tout début, j'étais un peu angoissée, pas rassurée du tout, et je ne connaissais pas Anthony, donc je ne savais pas comment il travaillait. J'ai eu un petit peu peur au début.

Et il y a eu votre travail pour la série télé « Enjoy », où l'on trouve un ostinato, une dimension très rythmique, voire percussive. On peut retrouver cela par moments dans ce film-là, des aspects de percussion et d'ostinato.

Clémence Ducreux : J'adore ça. Avec le piano, je tape sur les notes, il y avait ce côté un peu percussif qu'on voulait avoir. Pour le coup, l'ostinato, j'en suis très fan, j'adore la musique minimaliste classique. Ce pattern répétitif que j'ai utilisé vient vraiment de Philip Glass, de John Adams, de ces compositeurs-là, c'est ce qui me fait vibrer, c'est ce que j'aime dans la musique. C'est vrai que dès que je peux le faire, je le fais.

Et entre la musique techno, aussi très minimale et très répétitive, et la musique de piano et de flûte, finalement, on est presque dans une écriture commune, c'est l'instrumentation qui change...

Clémence Ducreux : Oui, c'est vrai. Le processus de création pour la musique électronique a été exactement le même. J'ai commencé par le piano, j'ai mis plein de couches et je remplaçais après par des synthétiseurs avec des sons différents. Sauf que là, il y a un vrai kick, une vraie batterie. Mais j'ai procédé un peu de la même manière, alors que le piano a disparu dans la musique électro à la fin.

Pour la musique électro, tout est sur ordinateur, pour le reste, qui sont les interprètes ?

Clémence Ducreux : Je fais tout moi-même. Il y a des flûtes que j'ai samplé. Je me suis acheté une flûte à bec, comme à l'école, pour faire des sons un peu loufoques. Pour le coup, il n'y a pas d'instrumentistes.

Dans votre activité de compositrice de musique de film, qu'est-ce qui est pour vous le plus inspirant à chaque fois ? Est-ce toujours le plaisir de la collaboration ? Ou alors, le fait de soutenir un récit ?

Clémence Ducreux : Ce qui me fait vibrer, l'essence même de pourquoi je fais ça, c'est de réussir à ressentir des émotions en faisant de la musique. Je suis très dans la texture, plus que dans les mélodies. Et c'est de ressentir par des harmonies, par des accords, quelque chose qui fait que ça y est, ça me prend aux tripes. Quand je vais écouter une musique, c'est un moment dans la musique qui bascule que je vais réécouter. En général, j'écoute une musique pendant une semaine non-stop jusqu'à la consumer et à ne plus pouvoir la supporter. Je fonctionne comme ça. Et c'est vrai que dans le travail de la composition, j'adore ressentir des émotions en faisant de la musique. La deuxième chose la plus importante pour moi, et c'est ce que je fais de plus en plus, c'est de collaborer avec d'autres compositeurs. Le travail de collaboration avec le réalisateur, les monteurs, etc., évidemment, mais c'est de collaborer avec d'autres musiciens. Dès que je peux, j'intègre des gens avec moi dans la boucle parce que je trouve ça génial de travailler à plusieurs. J'adore bosser en équipe. Je suis très solitaire, mais j'adore le contact et dès que je peux bosser à deux, je le fais tout le temps. Les co-compositions, j'essaie d'en faire de plus en plus, et c'est comme ça qu'on apprend, c'est hyper enrichissant. Pour moi, le plus enrichissant, c'est d'apprendre des autres. Donc co-composer, je trouve que ce n'est pas toujours évident, je pense, mais quand ça se passe bien, c'est vraiment cool.

 

[La version podcast de l'entretien sera publiée ultérieurement]

Propos recueillis à Cannes par Benoit Basirico


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