Propos recueillis à Cannes par Benoit Basirico
- Publié le 29-05-2025Clovis Schneider signe la musique du documentaire franco-égyptien de Namir Abdel Messeeh qui retrace le parcours personnel du réalisateur qui, suite au décès de sa mère, Siham, explore son histoire familiale entre l'Égypte et la France. Namir enquête sur son histoire familiale entre l’Égypte et la France. Avec le cinéma de Youssef Chahine comme compagnon de route, cette histoire d’exil et d’amour se dessine est illustrée par un piano en ostinato sur un rythme allant de l'avant, contrastant le deuil pa run ton cocasse. Dans cette quête à la première personne où la caméra devient un personnage à part entière dans ce récit, la partition contribue à marquer une dérision salvatrice et une distance sur l'intime.
Cinezik : Comment s'est faite votre rencontre avec le réalisateur Namir Abdel Messeeh ?
Clovis Schneider : J'ai rencontré Namir Abdel Messeeh par l'intermédiaire de Roman Dymny, l'ingénieur du son de "Dans la cuisine des Nguyen", film sur lequel j'avais travaillé. C'est lui qui nous a mis en relation, et nous avons commencé à collaborer à partir de ce moment-là.
Dans "La vie après Silham", un documentaire, le réalisateur apparaît lui-même, menant une sorte de quête au sein de sa famille. Le film est une quête intime et familiale suite au décès de sa mère. L'idée était-elle de traduire musicalement l'intime, plutôt que de traiter de l'Égypte en tant que lieu géographique ?
Clovis Schneider : L'Égypte est traitée par les musiques des anciens films de Youssef Chahine qui apparaissent ; ce sont des musiques d'archives pour ces moments-là. La musique originale, quant à elle, traduit plutôt le caractère obsessionnel du personnage de Namir, qui est dans sa quête, cherchant à comprendre et à accomplir son processus de deuil à travers le film. Cela se traduit donc par une ritournelle, un thème qui revient perpétuellement, mais qui est aussi traversé par les différents événements de l'histoire, et donc interprété parfois de manière différente.
À quel stade êtes-vous intervenu ? Le documentaire relevant davantage d'un travail de montage, même si, évidemment, le réalisateur se met en scène, impliquant un tournage. À quel moment la musique a-t-elle pris forme ?
Clovis Schneider : Je suis arrivé assez tard sur le projet. Le film est une sorte de magma en mouvement, jamais vraiment défini. Nous avions défini des emplacements pour la musique, mais ceux-ci étant toujours en mouvement, il était d'autant plus intéressant d'avoir un thème que l'on pouvait adapter jusqu'à la fin du montage.
Il y a une gravité, un deuil, une histoire d'exil, de famille, de mémoire, mais également beaucoup de moments un peu cocasses, voire de comédie, une dérision de la part du réalisateur qui se filme lui-même. Quel ton la musique devait-elle adopter ? Ne devait-elle pas trop accentuer la gravité pour justement aller chercher aussi cette cocasserie, cet humour ?
Clovis Schneider : Disons que l'humour est inhérent au personnage de Namir ; il est comme cela dans la vie. Finalement, nous ne nous sommes pas trop concentrés là-dessus avec la musique originale. Nous avons davantage axé la recherche sur le fait qu'il remontait dans le passé, dans les archives, etc. Nous avons donc utilisé des instruments dont nous avons renversé le son ; mon thème est aussi composé en forme de palindrome, ce qui permet de le jouer dans un sens ou dans l'autre. Ainsi, quand je rembobine l'enregistrement du thème, cela donne la même mélodie que lorsqu'il est joué dans le bon sens. Cela confère cet effet de recherche dans le passé.
Il y a la forme de l'ostinato au piano qui impose un rythme, qui va de l'avant. Donc, finalement, l'idée dans la musique était de traduire l'avancée de l'enquête par ce rythme persistant.
Clovis Schneider : Oui, il y a cela. Il y a aussi une urgence. On trouve beaucoup d'arpèges très rapides qui foisonnent, qui fourmillent à l'intérieur, pour traduire l'urgence du personnage dans une forme de guérison.
Comment la collaboration s'est-elle déroulée avec le réalisateur ? Accueillait-il volontiers les propositions libres ou était-ce très dirigé ?
Clovis Schneider : En fait, j'ai plus l'habitude de composer de la musique de fiction, et c'était très différent parce qu'il souhaitait une musique qui puisse exister seule, qui puisse sortir du film et provenir, par exemple, d'un album. Il y a donc eu cette recherche qui sortait de ma zone de confort.
Il y a eu un travail sur maquettes avant l'interprétation ? Le réalisateur était-il présent en studio pour proposer des changements sur la maquette ?
Clovis Schneider : Nous nous sommes vus deux ou trois fois, en fait. Nous avions très peu de temps. Les maquettes sont des versions que j'ai autoproduites en studio. Le film a aussi un aspect un peu lié aux tonalités des archives qui proviennent de sources différentes. Il y a quelque chose de l'ordre du bricolage, de la "bidouille". Et je pense que le fait de travailler ainsi en studio, de transformer mes sons, de les fabriquer, etc., correspondait bien à l'âme du projet.
Il y a aussi Youssef Chahine, figure tutélaire d'un grand cinéaste égyptien, qui parcourt le film à travers des extraits de ses œuvres. Youssef Chahine est connu pour ses films très musicaux, flamboyants. Il y a donc ce côté un peu luxuriant du cinéma de Chahine. Votre musique exprime une intimité et une modestie qui contraste avec la flamboyance de ce cinéma ?
Clovis Schneider : Eh bien voilà, vous avez tout dit, je pense. Je crois que ce qui était intéressant, c'était justement d'avoir ce contraste. Dans l'histoire, Namir évoque le fait que sa mère aurait voulu qu'il fasse un "vrai film". Ces musiques d'archives des vieux films de Chahine sont donc les musiques du "vrai film". Avec la musique originale, nous avons fait quelque chose de plus actuel, dirons-nous, de minimaliste, qui contraste avec les grands orchestres flamboyants des films de Chahine.
Cette musique, telle qu'on l'entend dans le résultat final, a-t-elle trouvé sa place très tôt ?
Clovis Schneider : Non, cela s'est fait au fil des discussions avec Namir. Soudain, j'ai proposé cette idée de renverser le son du piano en le diffusant à l'envers. Cela lui a beaucoup parlé, ça le touchait. Je crois que c'est un réalisateur qui est beaucoup dans la connexion à l'émotion. On le ressent bien dans le film ; c'est un film touchant. Donc, vraiment, son premier guide est : "Est-ce que ça me touche ?". Et à partir de là, on peut commencer à travailler.
Dans sa recherche d'émotion, justement, ne craignait-il pas que la musique surjoue cette émotion ?
Clovis Schneider : Je ne pense pas que nous soyons tombés dans un surlignage, en tout cas. Mais en faisant confiance à ses émotions, finalement, il considérait la musique par rapport à la scène ; il ne se contentait pas d'écouter la musique seule. Donc, si cela le touchait à ce moment-là, je pense que c'était la réponse. La vérité pour lui était dans cette émotion qu'il ressentait à cet instant précis.
Dans un documentaire, il y a cette véracité, cette vérité. La musique, souvent, apporte une narration, c'est un peu l'élément de fiction. Est-ce ainsi que vous avez travaillé ? C'est-à-dire, quelle narration la musique allait-elle entreprendre ?
Clovis Schneider : Oui, en tout cas, il y avait un sens. Après, nous n'étions pas du tout dans une musique narrative de documentaire traditionnel. Je pense que c'est un documentaire qui s'éloigne complètement du documentaire traditionnel. Par conséquent, la musique originale a un autre rôle, je pense.
La partition est à la fois dans une recherche mélodique, mais aussi dans une recherche sonore. Il y a un lien aussi avec les sons de la ville. Quel a été ce travail sonore ?
Clovis Schneider : Oui, il y a aussi un lien avec l'électrocardiogramme, par exemple, qui fait "bip, bip, bip", que nous connaissons tous. J'ai donc joué avec cela, avec cette accélération, ce ralenti de l'électrocardiogramme. Puis, tout d'un coup, ce "bip", qui est normalement sur une seule note, commence à générer des mélodies. Nous nous sommes donc amusés avec ça pour évoquer le fait qu'à un moment donné, la vie s'arrête. Mais Namir, lui, essaie de faire redanser cette vie en allant fouiller dans les archives. Il y avait donc un peu cette idée-là que nous avons eue, en plus des sons renversés dont nous avons déjà parlé.
Le thème de l'exil est vraiment quelque chose qui traverse un peu toute votre filmographie. Dans "Dans la cuisine des Nguyen", c'était au cœur du sujet. Vient-on vous chercher pour cela ? Ou alors, est-ce vous qui allez vers ces thèmes ?
Clovis Schneider : Non, en fait, c'est la vie qui m'a apporté cela, dirons-nous. Et l'ingénieur du son Roman Dymny est le tronc commun à quasiment tous mes projets. Ce qui est drôle, c'est que j'ai baigné toute mon enfance dans les musiques du monde parce que mon père était mélomane et en écoutait énormément. J'ai donc toujours adoré ça, et c'est une manière de renouer avec cela d'un certain côté.
Et maintenant que les longs métrages s'accumulent, avez-vous le sentiment, film après film, de faire évoluer votre manière d'écrire, votre pratique ?
Clovis Schneider : Je n'ai pas le sentiment que cela évolue tant que ça. Pour moi, c'est plutôt le film qui m'inspire quelque chose. Évidemment, tout ce qui est peut-être technique, analyse de l'image, etc., ce sont des choses qui évoluent mais qui, finalement, j'ai l'impression, ne me changent pas la vie, parce que c'est le film qui essaie de dicter un peu la musique que je vais faire, ou en tout cas que j'essaie de trouver en lui.
Donc l'idée est vraiment de repartir de zéro et de se poser les questions spécifiques au film à chaque fois ?
Clovis Schneider : Oui, c'est ça. Pour le dire un peu grossièrement, je ne fais pas la musique que j'ai envie de faire. J'essaie plutôt de comprendre ce dont le film a besoin, et puis, petit à petit, de dégager une intelligence, des mots liés à l'histoire, aux personnages. Comme on a pu le dire précédemment pour le film de Namir, ce sont les retours dans le passé, la tentative de réanimer la vie. Dans d'autres films, ce sont d'autres choses, d'autres thématiques. Et ces thématiques ne sont pas forcément traduites par des mélodies. Je travaille beaucoup sur les sons, sur la fabrication, le "bricolage".
Donc, il y a à la fois cette intuition que vous avez à la découverte du film, au cas par cas, film après film, mais il y a aussi ensuite la collaboration et parfois la confrontation avec un réalisateur qui a des attentes précises. Par exemple, avec Namir, quels ont été ses refus, les choses que vous saviez qu'il ne voulait pas ?
Clovis Schneider : Lui, en fait, ce n'est pas très compliqué : c'est soit oui, soit non. Donc, il n'y a pas de : "Oui, peut-être qu'on va travailler cet élément à l'intérieur, comme ça on va réussir à en tirer quelque chose". Soit ça le touche et c'est parti, on y va, on finit la musique comme ça. Soit, sinon, on oublie, on mettra autre chose, on fera autrement.
Et dans la recherche d'idées, cela passe-t-il par les machines avant d'écrire ? Ou alors y a-t-il quand même une étape d'écriture ?
Clovis Schneider : Je suis quelqu'un d'assez "sonique", donc je travaille vraiment avec le son, et je ne passe pas vraiment par l'écriture. Ça m'arrive de chercher un thème au piano ou à la guitare, quand je sens que j'ai besoin d'écrire quelque chose d'un peu plus recherché, et puis développé, etc. Mais pour ce film, c'était vraiment la production musicale, et tout le film s'est fait comme ça. C'était aussi la démarche qui allait avec ce "bricolage". Ça a été beaucoup de choses que j'ai enregistrées, que j'ai samplées, que j'ai retravaillées.
Pour le "bricolage", la collaboration avec le monteur était-elle importante sur ce point ?
Clovis Schneider : J'envoyais tous mes éléments à Roman Dymny, et il jouait avec les "stems" (pistes) de la musique originale. Il est très friand de pouvoir avoir des stems de musique en même temps qu'il fait son montage son, et puis ensuite son mixage. Comme ça, lui, il a déjà tous les ingrédients pour faire sa cuisine.
Il y a parfois une confrontation entre le bricolage, la nécessité d'un cheminement du côté du compositeur, et du côté du réalisateur, l'envie d'avoir un résultat au plus tôt...
Clovis Schneider : Oui, c'est sûr. Mais ce qui est difficile aussi, c'est que le montage est en transformation continue. Surtout ce film, c'était une espèce de magma vivant. On avait l'impression que le film était complètement différent d'un montage à l'autre. Le montage s'est fini deux semaines avant Cannes. On peut donc imaginer le temps qu'il me restait pour finaliser la musique.
[La version podcast de l'entretien sera publiée ultérieurement]
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