Il est inutile de retracer ici le parcours édifiant d'Ennio Morricone, maître incontesté de la musique de films. Beaucoup a été dit sur son style musical et son génie de la composition et de l'orchestration (il avoue lui-même travailler directement au crayon sur le conducteur d'orchestre...). Mélodiste incomparable (NOSTROMO, série Télé de 1996). Utilisateur d'effets sonores et de bruitages pour le moins inattendus (bêlements d'âne dans SIERRA TORRIDE en 1970). Introduction des monuments de la musique classique dans certaines compositions (La chevauchée des Walkyries de Wagner dans MON NOM EST PERSONNE en 1973 ou La lettre à Elise de Beethoven dans A GENIUS, TWO FRIENDS AND A IDIOT en 1975). Pourtant c'est bien l'utopie musicale qui apparaît comme l'une des clefs de lecture de son œuvre. L'utopie s'entend comme la représentation d'une réalité idéale et sans défaut. Une perfection sociétale qui ne se trouve nulle part sinon dans l'imagination des individus que nous sommes. L'utopie musicale en est une variante et permet de fusionner des mondes différents et opposés par le truchement d'un jeu musical d'exception permettant de créer un tout cohérent.
Si Morricone a toujours été un touche-à-tout de la meilleure espèce, il est possible de délimiter trois grandes lignes dans son œuvre. Je m'en tiendrais à ces trois-là et laisse de côté des productions plus marginales (comme la Marche officielle pour le Mondial de Football de 1978...).
Une première ligne serait constituée par une production mélodique tour à tour originale, séduisante et toujours anticonformiste. C'est elle qui le fit connaître du grand public et qui fut la matrice de son succès. On trouve : LE BON, LA BRUTE ET LE TRUAND, CINÉMA PARADISO (la musique, simple, y joue le rôle de protagoniste et parvient à trouver un équilibre qui concilie « valeur esthétique et fonction dramatique »), KALIDOR/RED SONJA (qui « sauve » le mauvais film éponyme de Richard Fleischer en 1985), LE CLAN DES SICILIENS, et beaucoup d'autres. La ligne mélodique est toujours simple, facilement mémorisable et servie par une orchestration impeccable. Volontiers lyrique et puissante, on y reconnaît rapidement la main d'un maître capable de mobiliser d'innombrables genres musicaux.
Une deuxième ligne apparaît dans les productions dites plus « sérieuses » sur le mode sériel et atonal comme MUSICA PER UNDICI VIOLINI (musique de chambre) ou MUSICA ASSOLUTA. Bien que surprenant et méconnu pour ne pas dire ignoré du grand public, cet autre style musical d'Ennio Morricone est un pan majeur de son œuvre et renvoie à ses débuts. En effet, en 1953, il compose de la musique expérimentale en utilisant, notamment, la machine à écrire. Puis, en 1965, il intègre le groupe d'improvisation Nuova Consonanza. L'analyse styliste de ces œuvres reste à faire.
Une troisième ligne de production réunit les deux premières et créée l'utopie musicale dont nous parlions en introduction. Des univers qui, dans la réalité, ne pourraient se côtoyer, encore moins coexister, se rapprochent et finissent par fusionner grâce à la musique composée par Ennio Morricone, laquelle rend possible l'impossible. Trois B.O.F. d'exception permettent d'illustrer ce propos :
MISSION tout d'abord. Une des plus belles réussites du maître pour le film de Roland Joffé en 1986 (très impressionné par le film, Morricone n'accepte pas immédiatement la composition de cette bande son...). Personne n'imagine, aux 15ème et 16ème siècles, une coexistence pacifique et harmonieuse entre les artistes de la Renaissance, ceux à l'origine de la musique voulue par l'Eglise dans le cadre de la Contre-Réforme et les sonorités amérindiennes du Nouveau Monde. Pourtant, la partition composée par le maître permet la réalisation d'une telle utopie...
Dans LES INCORRUPTIBLES (Brian de Palma, 1987), la superposition des deux styles musicaux (mélodique et atonal) est patente. La piste 13, intitulée "Machine Gun Lullaby", correspond au moment où, dans le film, une mère de famille poussant son landau voit l'existence de son enfant mis en péril par l'arrivée des truands. Alors que la comptine propre à l'enfance se déroule, cyclique, égale à elle-même, se glisse rapidement en arrière-plan un autre thème, en contrepoint atonal du premier, pour renforcer la tension dramatique qui va crescendo. A priori ces deux univers totalement opposés (celui de l'enfance innocente et celui des truands coupables) ne peuvent coexister sans un drame à la clef. La musique englobe pourtant ces deux univers et en créée du même coup un troisième.
Néanmoins, c'est pour le film (raté ?) MISSION TO MARS (Brian de Palma, 1999) que le maître sublime son art et révèle toute sa puissance expressive. Il offre à l'auditeur des plages musicales contrastées où se succèdent ses deux univers. Les plages atonales renforcent le mystère d'une rencontre (espérée mais utopique à ce jour...) entre les hommes et les extra-terrestres alors que les plages mélodiques jouées au violon donnent, par leur sérénité, l'espoir d'une résolution imminente du mystère. L'utilisation de l'orgue (l'instrument fascine le compositeur) rajoute une bonne dose d'espérance de la part d'un homme par ailleurs extrêmement croyant. Quelque chose comme un monde meilleur en germe dans la musique et qui dépasserait les différences propres aux parties en présence...
La musique d'Ennio Morricone est donc bien une utopie musicale. Un éloge musical de la contradiction. Une esthétique de la diversité des existences. Une transcendance unifiant les opposés. Dans tous les cas, une œuvre qui est encore loin d'avoir révélé toute sa puissance et sa diversité.
Interview B.O : John Williams par Jean-Christophe Manuceau (auteur, L'Oeuvre de John Williams)