Ennio Morricone (rencontre avec Sergio Miceli, 1979) : 'Dépasser les conditionnements du cinéma'

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EXTRAIT DE L'OUVRAGE CINEMA ET MUSIQUE : ACCORDS PARFAITS (N.T BINH, JOSÉ MOURE, FRÉDÉRIC SOJCHER) - Publié le 28-01-2014




Au début des années 1960, le compositeur Ennio Morricone (né en 1928) alterne les films de genres (comédies, westerns, polars…) avec ceux de jeunes auteurs comme Bernardo Bertolucci, Pier Paolo Pasolini ou Marco Bellocchio. Bien que commencée dans l’anonymat et sans mention au générique, sa légendaire collaboration avec Sergio Leone – six films entre Pour une poignée de dollars en 1964 et Il était une fois en Amérique en 1984 – l’a rendu célèbre dans le monde entier et lui a ouvert les portes du cinéma international, le menant à l’Oscar (Mission de Roland Joffé, 1986). Mais elle ne saurait minimiser son travail avec des dizaines de cinéastes marquants, d’Elio Petri à Brian De Palma, de Roman Polanski à Pedro Almodóvar, en passant par Mauro Bolognini, Liliana Cavani, Gillo Pontecorvo, Terence Malick ou, en France, les succès populaires d’Henri Verneuil. En 1979, il dialogue avec son ami Sergio Miceli (né en 1945), historien de la musique, enseignant et musicologue, revenant sur une immense carrière qu’a parfois occultée sa collaboration fusionnelle avec Leone.

Sergio Miceli. Penses-tu que le producteur de cinéma puisse être l'équivalent de la figure du commanditaire pour la musique, dans le passé ?

Ennio Morricone. Je dirais que oui. Alors que le réalisateur instaure avec le compositeur un rapport seulement artistique, le producteur, lui, peut être considéré comme une sorte de commanditaire, à la seule différence que son intérêt est que le film rapporte. Il tend donc à toujours simplifier ce que le compositeur doit faire. Nous voyons cela aux difficultés que rencontrent les compositeurs qui ne voudraient pas être banals par rapport à ceux qui le sont par nature, par culture ou par volonté.

Sergio Miceli. Le fait qu'un compositeur se rapproche du cinéma peut venir de sa conviction que le cinéma représente - encore, peut-être - la forme d'expression la plus répandue et la plus efficace de notre temps.

Ennio Morricone. Je ne suis pas venu au cinéma par vocation. Je pensais faire comme tant de compositeurs qui gagnent peu, mais qui écrivent ce qu'ils veulent. Après mes études au conservatoire, j'ai composé le Concerto pour orchestre qui me rapporta, alors, soixante mille lires de droits d'auteur. Je n'arrivais pas à gagner ma vie en tant que compositeur. Je ne pouvais pas continuer ainsi. Je me suis rendu chez une vieille connaissance, Enzo Miccocci, qui était à la tête de la direction artistique d'une maison discographique, la BCA, et lui ai dit : « Je n'en peux plus, je dois travailler.» J'avais déjà fait des arrangements, de façon sporadique, puis j'ai commencé à faire des arrangements pour les disques, clandestinement, pensant ne pas me faire remarquer. Cette clandestinité ne pouvait pas durer longtemps et après quelques années je fus découvert : les réalisateurs me connurent, j'ai travaillé pour la télévision, la radio et finalement quelqu'un m'appela pour le cinéma.

Il y a trente ans, je jouais déjà de la trompette dans les orchestres qui enregistraient des musiques de film ; je jouais des musiques de Masetti, Cicognini, Lavagnino... Je me rendis compte qu'à part les trois compositeurs que j'ai cités et quelques rares autres, beaucoup étaient d'une banalité terrifiante, et peut-être me suis-je dit : « Comment est-ce possible, j'ai tellement étudié et eux écrivent des choses incroyables, impensables. »

Mon rapport au cinéma est venu par hasard, parce que je n'ai pas eu la possibilité de faire autre chose. Naturellement je pense toujours récupérer le temps perdu, mais je n'y crois pas trop ; je suis le musicien du cinéma et personne ne croit en moi comme musicien d'autre chose, même si je fais toujours des tentatives : Suoni per Dino (pour viole et deux magnétophones, Salabert, Paris 1973, dédié à Dino Asciola), par exemple, qui est une de mes œuvres écrites en dehors du cinéma. Et il y en a quelques autres écrites pour le cinéma qui, je crois, peuvent être sauvées, mais désormais j'ai...

Sergio Miceli. Une marque de fabrique.

Ennio Morricone. Oui, une marque de fabrique. Ce n'est pas que je méprise la musique de cinéma. Maintenant que je suis dedans, je dois dire que j'ai beaucoup appris d'elle. Écrire et exécuter en une semaine est ce qu'il y a de mieux pour quelqu'un qui écrit de la musique et aime composer ; il n'existe pas au monde un autre moyen qui puisse me donner cette possibilité. J'écris pour un film des variations sur trois sons, je les écoute quelques jours après, et j'ai ensuite la possibilité de vérifier ce que j'ai fait. J'ai cherché dans certains films à progresser, à m'améliorer, même dans la technique ; j'ai fait une fugue à six voix avec un double sujet et un double contre-sujet dans un film de science-fiction intitulé L'Humanoïde (Aldo Lado,1979). Je ne me suis pas laissé aller, j'ai toujours réagi à ce qu'il y a de vulgaire dans le métier ; j'ai cherché à racheter, à me racheter. Donc le cinéma, je ne le méprise pas. J'ai compris que la musique du cinéma d'aujourd'hui ne doit pas se comparer à la musique de genre sérieuse ; il faut commencer à l'appréhender sous une autre optique ; elle est trop conditionnée et le compositeur aussi. Pasolini disait - et cela correspond à ce que je pensais inconsciemment - qu'il faut trouver la manière de racheter, de dépasser les conditionnements du cinéma et de la vie actuelle, et donc de trouver une liberté nouvelle, différente, qui permette au compositeur et au créateur en général de trouver leur rachat spirituel, et ce à l'intérieur même de ces conditionnements qu'ils doivent accepter, sinon ils ne peuvent pas travailler. On communique aussi avec les gens de cette manière, même si, hélas, nous ne pouvons pas être contents de certaines limitations qui nous sont imposées. Mais je peux dire en conscience que j'ai toujours tenté, dans chaque morceau musical, même le plus vulgaire, des expériences qui pouvaient me faire faire un petit pas en avant.


 

EXTRAIT DE L'OUVRAGE CINEMA ET MUSIQUE : ACCORDS PARFAITS (N.T BINH, JOSÉ MOURE, FRÉDÉRIC SOJCHER)

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