Cinezik : Vous avez débuté de manière autodidacte, c'est à dire ?
Zbigniew Preisner : Lorsque j'ai pris la décision de devenir compositeur, j'ai décidé d'apprendre ce métier d'art. J'ai alors réalisé que j'avais appris en deux ans ce que les étudiants faisaient en 8/10 ans.
Comment s'est produite la rencontre avec Kieslowski ?
Z.P : Avant de travailler avec Kieslowski que j'ai rencontré en 1984 pour le film SANS FIN, je travaillais dans un cabaret en Pologne à Varsovie (Ndlr : le cabaret Piwnica pod Baranami), un cabaret artistique un peu comme ce que faisait Edith Piaf et Jacques Brel en France. J'ai composé à ce moment-là une musique totalement différente de ce que je ferai plus tard. Ainsi, quand j'ai commencé le travail avec Kieslowski, j'étais déjà un compositeur mature. C'était une période difficile car la Pologne était en guerre. Je me souviens, la première fois où je l'ai rencontré, on était dans un bar horrible avec de la vodka chaude. Il m'a parlé de son nouveau film. Il savait que je venais du cabaret de Cracovie pas très sérieux. Il me dit alors qu'il faudrait que je m'applique vraiment pour son film. Je lui réponds sur le mode de la blague que ce n'est pas tous les jours que l'on peut saccager une première. Il était choqué, mais il a accepté que l'on travaille ensemble. Ça a commencé ainsi. Par la suite, il ne m'a jamais demandé d'être sérieux. C'est la confiance qui compte. Il me fait confiance, je dois en retour lui faire confiance.
Krzysztof Kieslowski était-il directif ou vous laissait-il libre ?
Z.P : Au début comme à la fin de notre collaboration, j'avais Carte Blanche. À l'époque de notre premier film SANS FIN, le DVD n'existait pas, j'habitais à Cracovie et Krzysztof à Varsovie. Il y avait 400 km de distance, par le train c'était six heures. Je suis allé voir le film à Varsovie, et je devais me souvenir du film et de l'histoire, pour revenir à Cracovie et écrire la musique sans images. Ce n'est pas comme maintenant avec "Pro Tools" qui permet de revoir 100 fois le film. Tout était dans la tête. A mon avis, c'était une très bonne époque pour les artistes, parce que la création était dans la tête, pas sur l'écran.
Quelle a été la première orientation musicale pour SANS FIN ?
Z.P : Je pensais que le film n'avait pas besoin de musique. Je dis à Krzysztof : "Quelle musique pour ce film ? Le film n'a pas besoin de musique". Il me répond sèchement qu'il avait envie d'une musique. "Mais pourquoi une musique pour ce film ?" ai-je insisté. J'ai alors proposé à Piotr (Piotr Skrzynecki) qui travaillait avec moi dans la compagnie de voir le film. Il me dit alors que ce film était comme un rituel. Cela m'a aidé.
Comment s'est réalisé à l'époque l'enregistrement de la musique ?
Z.P : Je me souviens d'avoir enregistré la musique avec deux pistes alors qu'aujourd'hui il y en a parfois 170. Il y avait l'orchestre et les solistes installés en studio et on enregistrait à 100 %, s'il y avait une faute on refaisait depuis le début. A un moment dans la partition il fallait un chant. Je propose alors à l'orchestre de chanter. Il me signale qu'il n'y a pas de chœur. Je réponds que je n'ai pas besoin de chœur, j'ai juste besoin que l'orchestre chante. Ils me prenaient pour un fou. (Il murmure l'air). Le résultat était incroyable. Krzysztof m'a dit "tu es complètement fou, on va travailler ensemble jusqu'à la fin de ma vie". C'est ainsi que notre travail a commencé.
Pour LA DOUBLE VIE DE VÉRONIQUE, Krzysztof Kieslowski savait-il ce qu'il voulait ?
Z.P : Il y avait au départ une phrase d'intention : "Véronique chante une très bonne chanson". Alors je demande à Krzysztof : "Qu'est-ce qu'elle doit chanter ?". Il ne savait pas. "Combien de minutes ?". Il ne savait pas non plus. Mais qu'est-ce que je dois faire ? Je ne savais pas. C'était tout.
Vous n'aviez pas les images ? Tout devait se faire en amont ?
Z.P : Toutes les musiques pour TROIS COULEURS : BLEU, pour LA DOUBLE VIE DE VÉRONIQUE et celle du boléro pour TROIS COULEURS : ROUGE ont été enregistrées avant le tournage.
Aviez-vous de la part du réalisateur des références ?
Z.P : Aucunes. D'ailleurs, Krzysztof Kieslowski n'a jamais utilisé de musique temporaire. Il est très courant aujourd'hui que le réalisateur fasse le montage avec de la musique et qu'ensuite il demande au compositeur de composer la même musique. Ce n'est pas possible pour moi !
Quelle connaissance musicale avait Krzysztof Kieslowski ?
Z.P : Il ne connaissait pas grand chose à la musique, mais il savait de façon géniale la fonction qu'elle devait jouer dans un film. Il me disait ce qu'il voulait atteindre, nous discutions de la signification de la musique, pas de quelle musique ou de quel style. Et je dois vous dire que j'ai rencontré très peu de réalisateurs de cinéma comme lui. De façon général, les réalisateurs d'aujourd'hui ne croient pas vraiment à ce qu'ils font, ils exigent de la musique partout, ils veulent de la musique sur un baiser, sur une personne qui pleure, c'est une erreur ! Car la musique est la seule métaphysique dans un film. Kieslowski connaissait justement la fonction de la musique. Dans LA DOUBLE VIE DE VÉRONIQUE, la musique est située au premier plan. Parfois, les metteurs en scène au cinéma basent leur film sur le choix de l'acteur ou sur les prises de vue, Kieslowski a fait ses films sur la base de la musique.
La musique chez Kieslowski est au premier plan tout en étant mesurée, avec une importance accordée aux silences...
Z.P : Le silence va souligner quelque chose de manière plus forte que la musique. S'il y a toujours de la musique, la musique n'existe pas. S'il y a toujours du silence, je préfère. Regardez les films de Bergman, il n'y a pas de musique. D'un autre côté, dans les films de Fellini avec la musique de Nino Rota, s'il n'y a pas de musique il n'y a pas de film. Pareil pour les films de Sergio Leone avec la musique de Morricone.
Avec Kieslowski, aviez-vous tout le temps nécessaire pour la création de vos musiques ?
Z.P : Aujourd'hui, les compositeurs n'ont jamais le temps de composer la musique. Le temps est réservé pour le montage, pour l'acteur, pour le tournage, mais pour le compositeur c'est à la dernière minute. Tout le monde est surpris quand le compositeur dit qu'il ne peut pas composer en un mois. C'est possible, même en une semaine, mais après le résultat se ressent... Parce que composer la musique est une chose mais penser c'est autre chose. C'est très facile de composer la musique mais très difficile de trouver la fonction de cette musique. Beaucoup de fois, j'ai dû casser les contrats car ce que me demandait le réalisateur était stupide. Parce qu'à la fin, c'est moi le responsable. Le réalisateur ne va jamais dire que c'est de sa faute, il dira que c'est son compositeur. S'il n'y a pas une bonne relation, je lui propose de prendre quelqu'un d'autre. Avec Kieslowski, ce n'était pas non plus idyllique, c'est un travail, on discute et parfois nous ne sommes pas d'accord.
Et que pensez-vous de Hollywood ? Vous auriez pu y avoir une belle carrière suite au succès de la trilogie TROIS COULEURS ?
Z.P : Hollywood, c'est un problème différent. Il y a des manières que je n'ai pas comprises, personne ne veut prendre de décision, bonne ou mauvaise. Si on parle avec les producteurs ou les réalisateurs, tout le monde dit que c'est l'autre qui est le responsable. Pour moi, le créateur du film c'est le réalisateur. C'est lui qui doit prendre des décisions et la responsabilité de ce qu'il fait. Quand j'ai reçu trois fois à Los Angeles (en 1991 / 1992 / 1993) le prix du Los Angeles Film Critics Association Awards, on m'a demandé de rester, en me disant que la prochaine fois j'aurai un Oscar. J'étais presque décidé à rester. Un jour on m'appelle pour "The Island of Dr. Moreau" (1996). Je signe un contrat avec le réalisateur anglais. Je parle avec lui. Au regard du synopsis, je lui ai proposé de créer une religion pour ce film. Je savais qu'il fallait le raconter du point de vue du créateur. Nous étions tout prêt de ce but avec ce metteur en scène. Je devais écrire une musique pour l'Apocalypse. Je suis donc allé le rencontrer en Australie. Et le temps d'arriver, ils ont mis le réalisateur à la porte. Le nouveau réalisateur est John Frankenheimer. Il connaissait ma musique mais travaillait déjà avec son compositeur. Je lui ai demandé pourquoi ne pas m'avoir téléphoné. J'ai voyagé en première classe certes, mais j'ai mis deux jours à arriver. Il n'y avait pas le téléphone portable ni les e-mails. J'ai tout de même passé une fantastique nuit avec Marlon Brando. On a bu beaucoup de vin. Il adore les films de Kieslowski, on a discuté jusqu'à l'aube. Je lui ai demandé comment il avait joué "Le Parrain". Il m'a répondu "Je suis Le Parrain". C'est un bon exemple pour les jeunes acteurs, il faut être, il ne faut pas jouer. Moi, je n'ai pas composé la musique de ce film, je suis la musique de ce film. Quand je suis rentré de Los Angeles, j'ai dit que ce n'était pas pour moi. On touche beaucoup d'argent pour une création, il faut faire cette création. Les producteurs disent que c'est très important pour eux de faire un film commercial, que tout le monde vienne au cinéma. Je leur ai dit : "Est-ce qu'il est garanti que tout le monde vienne au cinéma voir un film commercial ? Parce que si vous êtes sûrs, OK, produisez ce film et vous êtes riche. Mais parfois on fait un petit film comme avec Kieslowski et ensuite ce film devient commercial. Mais si on commence par penser à l'aspect commercial, j'ai bien peur qu'une personne dans un petit village ne veuille pas voir ce film. J'ai dit "assez". Je fais la musique d'un film s'il y a un bon projet, un bon réalisateur, et s'il y a quelque chose que je comprends, si c'est une collaboration normale.
Pensez-vous à jouer vos musiques en concert ?
Z.P : Quand je fais le choix des musiques pour le concert, les films de Kieslowski ne sont pas suffisants pour 1h30 de spectacle. Ce sont des musiques qui ont une force, et c'est parfois le silence qui travaille cela, et c'est difficile de jouer un silence pendant un concert.