Cinezik : Comment s’est faite la rencontre ? Eva, comment avez-vous eu l’idée de solliciter Bertrand Burgalat ?
Eva Ionesco : Je connais Bertrand depuis plusieurs années, je voulais déjà travailler avec lui pour mon moyen-métrage il y a 3/4 ans mais il ne pouvait pas. J’ai maintenu mon envie de travailler avec lui et cela s’est produit pour ce premier long-métrage. Je connais bien sa musique que j’écoute régulièrement.
A quel moment est-il intervenu sur ce film ?
E.I : Il est intervenu quand on a commencé à tourner. Mais dès la préparation, Bertrand est venu vers moi en me disant que telle ou telle chose l’inspirait. On avait émis la possibilité de plusieurs thèmes, celui de l’enfance, de la Roumanie, du fantastique, et on a essayé de ne pas en faire énormément, même s'il y en a quand même quatre ou cinq. Il y avait aussi l’idée de travailler sur une musique ne provenant pas des années 80, mais qui en était inspirée. Le film est assez intemporel, on ne voulait pas le situer puisqu’il s’agit d’un conte. Au début, Bertrand m’a composé pas mal de musiques roumaines. Mais je ne savais pas tellement déchiffrer le piano, je ne suis pas musicienne, donc je ne comprenais pas tout de suite la traduction littérale de ce que cela pouvait dire. Peu à peu, il m'a montré avec d’autres instruments, ce qui commençait à m’ouvrir un petit peu les oreilles.
Puis pendant le montage du film, je voulais que la musique intervienne assez tôt. Il est très important dans un film où l’image est assez composée, avec une narration simple, que cette musique soit aussi foisonnante que l’image, qu'elle soit travaillée au montage - j’aurais aimé plus tôt mais on n'avait pas la possibilité. Avec Laurence Briaud, la monteuse, Bertrand est venu avec son clavier et ses instruments pour commencer à chercher l'inspiration sur les images du film.
Comment est venue l’idée de cet instrument un peu insolite, le mellotron ?
B.B : Cela faisait partie des couleurs que l’on cherchait avec d'autres instruments utilisés dans le film, des percussions classiques, vibraphone, piano, il y a un peu de harpe, des instruments à vent et des cordes. Pour les cordes synthétiques par exemple, je voulais vraiment qu’elles aient l’air synthétiques, que ce ne soit pas un faux son de cordes. On cherchait à jouer sur les réminiscences et ne surtout pas faire un exercice de style en se disant que cela se passe en 1979. De mes souvenirs de l’époque, où j’avais 16 ans, je me souvenais que dans les années 70 il y avait un certain intérêt pour les années 20. C’est donc une espèce de réminiscence des années 20 et 70 avec ce son synthétique un peu nostalgique. Il y a plein de tentations, comme créer un thème et le décliner, mais finalement Eva m’a poussé à ce qu’il y ait énormément de musiques différentes dans le film. Il y a une sorte de thème au début du film, une mélodie qui ne revient qu’une seule fois ensuite, puis il y a un sous-thème pour le sanctuaire (l’atelier de la mère). Il y a plein de choses très différentes, ce qui est assez compliqué parce qu'il faut arriver à donner une unité à tout cela. Mais j’étais ravi qu’elle ose parce que c’était assez osé.
Dans cette musique de film et dans votre travail en général, il faut être efficace en peu de temps, essayer de "marquer" l’oreille avec un son, une mélodie, un thème. C’est ainsi que vous travaillez ?
B.B : L’emplacement de chaque musique, c’est vraiment Eva qui l’a décidé. On avait la chance de ne pas avoir de music supervisors, ces gens qui coordonnent, ce qui peut être très pratique pour certaines choses, mais ils peuvent aussi mettre des musiques préexistantes dans le montage pour donner une idée, ce qui rend très difficile le travail du compositeur pour s'en détacher et cela limite beaucoup l’imagination. Donc à chaque fois que la musique intervient, c’est Eva qui le voulait. C’était très pratique, je n’avais pas à me poser ces questions-là car je savais que c’était vraiment dans son esprit, que telle morceau soit à cet endroit.
E.I : On a eu le temps de travailler parce que je sais que parfois, d’après ce que j’entends, les compositeurs ont un mois, parfois même trois semaines. Mais là nous avions eu quand même un peu plus de temps pour construire des choses, faire des choix, étoffer une dramaturgie parallèle par rapport à cette histoire. La musique n’est pas plaquée sur le film, il ne s’agit pas d’illustrer, il s’agit véritablement de créer des espaces et des champs. La musique est plutôt mélodramatique, avec des ouvertures mélodramatiques, c’est assez fin par rapport à la grammaire visuelle du film.
C’est la manière d’accompagner le personnage de cette petite princesse, qui passe de l'innocence à la prise de conscience ?
B.B : Au moment du scénario, Eva voulait que ça commence comme un conte de fée, puis qui se transforme en film d’horreur. Les premières séances de poses sont plus légères, et au fur et à mesure, cela s’assombrit.
E.I : Comme le film glisse du conte enchanté vers le film d’horreur, et vers la série B, dans une sorte de spirale et de névrose amenée par le personnage de la mère, j’ai en effet dis à Bertrand d’aller vers le film d’horreur. Je lui avais parlé de Mario Bava, de Dario Argento, et de certains films d’horreur américains, mais il n’a jamais été question de copier, c’était juste une indication parmi d'autres.
B.B : Quand on me dit "film d’horreur", "giallo italien", qui sont des genres que j’adore, mais je n’ai jamais analysé précisément la musique de ces genres-là pour les imiter, je vais donc arriver à quelque chose de très différent. En revanche, les morceaux dont je suis le plus satisfait dans le film sont plus proches de Messiaen, dans l’utilisation des demi tons.
Y a t-il une partie de la musique qui a été diffusée sur le tournage pour aider les comédiens ?
E.I : Oui, notamment une partie de la musique des années 80. Bien sûr j’ai fait écouter à Isabelle Huppert des morceaux, même à la petite. Une chanson a été coupée, le personnage faisait trop de choses, il ne pouvait pas chanter, ça faisait trop. Il y a un thème, celui du sanctuaire dans ses prémices, qu’on a fait écouté à Isabelle et à la petite lors des séances de poses. On leur a dit qu’il y aurait de la musique et que ce serait celle-ci. Elles avaient ainsi la musique dans la tête. Il y avait aussi quelques thèmes roumains que Bertrand avait fait qu’on a fait écouter à l’équipe. Les acteurs savaient qu’il y aurait de la musique. Le reste s’est composé au fur et à mesure et bien sûr ils n’ont pas pu écouter les choses finales comme le violon ou les vents.
Bertrand, en quoi l'image influence votre travail de musicien ?
B.B : Quand on fait de la musique, on veut exprimer des choses qui sont souvent des images. J’ai des images en tête quand je fais des morceaux, des images qui correspondent très rarement à celles qu’un autre auditeur peut avoir, et c’est ce qui est intéressant aussi. Parfois dans ce que je fais, il y a des choses qui ont l’air plutôt joyeuses, mais qui s'avèrent être aussi mélancoliques. Il y a une chose qui ne trompe pas : quand les gens essaient de synchroniser ces musiques là pour une publicité, ça marche moins bien, c’est beaucoup plus triste qu'il ne parait, moins commercial que certains morceaux qui ont l’air plus tristes mais qui finalement ne le sont pas tant que ça. Mes musiques ne sont pas faites pour les publicités Air France qui emploient souvent des choses étrangement assez tristes, comme du trip-hop, les Chemical Brothers. C’est plus commercial, plus vendeur, que des choses en apparence assez gaies mais moins formatées.
Vous sentiez-vous tout aussi libre dans ce travail-là que lorsque vous faites vos albums ?
B.B : Je me sentais même plus libre, parce que pour moi la contrainte est assez libérateur, on se pose moins de questions. Cette expérience formidable est due à la volonté d’Eva qui sait diriger les choses, être précise dans ce qu’elle veut, et en même temps laisser beaucoup de libertés. Il y a des remarques, des indications, qui peuvent libérer, et d’autres qui peuvent complètement paralyser. Laurence Briaud est aussi une personne déterminante. Aujourd’hui, il me semble qu’avec le montage numérique le rôle du monteur image est très important sur la musique. Il peut avoir un rôle bénéfique ou bien il peut compliquer les choses pour le compositeur. Certains monteurs image amènent leurs CD préférés, les mettent pour rythmer une séquence, et sabotent tout travail antérieur. Imaginez si on faisait la même chose pour l’image… les réalisateurs deviendraient fous. On pourrait très bien se dire avant de faire un film qu'on ne va pas s’embêter à filmer l’ascenseur qui descend, combien de fois on a filmé un ascenseur qui descend depuis les débuts du cinéma, on pourrait reprendre une scène existante pour économiser de l’argent. Si on appliquait aujourd’hui à l’image certains tics que le montage utilise pour la musique, il n’y aurait plus de tournage, on ne réaliserait plus de films non plus. Là, Florence Briaud a été formidable parce qu’elle n’a pas du tout été dans cette direction.
En plus d’être musicien, vous êtes aussi acteur, on vous voit dans le film...
B.B : J’espérais que cela ne se remarquerait pas. J’ai de la chance cette fois-ci parce que j’ai eu une période de très mauvais sort où plusieurs fois, je devais faire la musique d’un film, et le réalisateur me demandait de faire une apparition, de dire deux mots, et il suffisait que j’apparaisse au tournage pour qu’après la musique ne se fasse pas. J’avais eu cette expérience avec Philippe Harrel et Jean-Paul Rouve. Donc j’étais très réticent à l’idée de dire cette phrase pour ce film parce que je me disais que la malédiction allait se poursuivre, que finalement Eva allait prendre Alexandre Desplat. Cela a donc permis de conjurer le mauvais sort.
Interview B.O : John Williams par Jean-Christophe Manuceau (auteur, L'Oeuvre de John Williams)