Interview B.O : Eric Neveux, ses débuts (1997 - 2003), PERSECUTION (2009) et HIDEWAYS (2011)

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Propos recueillis par par Benoit Basirico en 2006, 2009, et 2011 - Publié le 01-01-2011




Eric Neveux, né en 1972, a commencé dans la musique électronique (des albums électro sous le nom de Mr Neveux, fondateur du label Microbe), avant de rencontrer François Ozon qui lui confie son moyen-métrage « Regarde la mer », et son premier long « Sitcom ». Puis il participe aux premiers films de Delphine Gleize (« Carnages » en 2002, qu'il retrouvera sur « La Permission de minuit », 2011), Mathias Ledoux (« Une souris verte »)... Il est surtout reconnu depuis « Intimité » (2001) pour sa collaboration avec Patrice Chéreau, cinéaste qu'il ne quittera plus jusqu'à sa disparition et un dernier film, « Persécution » (2009). En 2011, il explore de nouveaux genres comme le fantastique en anglais pour Agnès Merlet (« Hideaways »).

Les débuts (1997 - 2003)

Cinezik : Vous avez débuté avec François Ozon sur REGARDE LA MER 1997) et SITCOM (1998)…

Eric Neveux : J'ai fait d'autres courts-métrages qui m'ont mené comme cela au long comme le court-métrage OPUS 66 de Lionel Delplanque pour qui j'ai composé ensuite le premier long PROMENONS-NOUS DANS LES BOIS. J'ai beaucoup aimé travaillé avec lui, j'aime son univers noir, je garde un excellent souvenir de ce travail avec lui.

Vous provenez de la musique électronique...

E.N : J'ai toujours travaillé sur les deux fronts en même temps. J'ai fait beaucoup de musiques électroniques, j'ai signé un premier album sur le label Cup of tea de Bristol, un label influencé par la musique de film d'ailleurs, des fans de Morricone. J'ai toujours voulu être sur ces deux axes par un souci de renouvellement. Et comme je travaillais en même temps sur les courts et long métrages, mon nom commençait à circuler dans le milieu du cinéma.

Avez-vous une formation classique ?

E.N : Une formation bas de gamme, c'est à dire que j'ai fais une simple formation de piano et de solfège dans une école de quartier. Je suis donc pianiste. Mon envie de composer remonte à la période où j'étais soliste dans un choeur d'enfant, on a tourné dans le monde entier, on a chanté dans des cathédrales, et j'ai eu un déclic à ce moment là. Je n'ai jamais étudié l'harmonie, j'ai donc du acquérir une oreille pour composer de manière intuitive, sans aucune formation de composition. Mais à force de faire des films, j'ai acquis certaines règles, certains codes, mais sans formation théorique et scolaire.

Votre composition est-elle marquée par ce manque d'apprentissage ?

E.N : Oui, car je suis incapable de diriger un orchestre, je travaille avec un orchestrateur lorsque c'est de l'orchestre. Par contre, lorsqu'il s'agit de petites formations, de solistes ou de l'électronique, je fais tout tout seul. Je n'ai aucune velléité à diriger un orchestre, en tant que compositeur et arrangeur de musique, je préfère être en cabine, je me situe en récepteur. Je pré-orchestre puis je travaille avec quelqu'un qui remet certaines choses en forme (tessiture), c'est un travail en binôme.

Vous avez fait plusieurs premiers long-métrages de femmes réalisatrices, une sensibilité féminine se tourne vers vous…

E.N : On m'a souvent dit ça, surtout que je travaille en ce moment sur le premier long métrage de Carine Tardieu. Je sais pas... il y a quelque chose au niveau de la sensibilité, quelque chose est passé... Mais c'est surtout une adéquation avec un ou une cinéaste qui me permet de m'immerger dans un film.

Quelles ont été les indications de Sophie Marceau sur PARLEZ-MOI D'AMOUR (2002) ?

E.N : Elle m'a appelé car elle avait aimé la musique d'INTIMITE. C'était particulier, car je lui disais qu'en voyant son film, je voyais une musique aux antipodes de celle d'INTIMITE, plus dissonante, plus tendue... J'ai travaillé dans mon coin suite à la vision des images. Ce fut un travail agréable.

Pour UNE SOURIS VERTE (2003), vous êtes revenu à l'électronique…

E.N : Il s'agit d'un film franco-anglais avec un acteur américain Edward Furlong. Le réalisateur avait mis sur ses images la musique que j'avais faite pour mon premier album TUBA, pour essayer des choses, et il m'a appelé en écho à ces musiques là. L'électronique présente dans le film (le sujet est le piratage informatique) est mis en relation avec cette musique électronique.

Quel fut votre travail avec Patrice Chéreau sur INTIMITE (2001) ?

E.N : Sur CEUX QUI M'AIMENT PRENDRONT LE TRAIN, Patrice Chéreau m'avait demandé de réfléchir à des musiques existantes.. Car la seule que j'avais composée était « Welcome to Limoge », le thème du film. Pour INTIMITE, il aimait bien les choses que j'avais faites en musique électronique et m'a demandé de commencer par le conseil musical du film. J'ai donc travaillé très en amont. On a fabriqué l'identité musicale du personnage principal. Puis il m'a demandé de faire la musique du film, ce qui n'était pas évident. J'ai donc été surpris et heureux. Il y a dans ce film des musiques anglo-saxonnes qu'écoutent le personnage, des références, des titres forts, et ma musique devait être le contraire de cela, une musique abstraite, la musique intérieure du personnage. On avait tellement balisé le film avec des musique existantes (certaines " In " comme "musiques de source", d'autre comme "musiques d'écran"), que les plages à composer se détachaient naturellement, ce fut une collaboration fantastique. Avec Patrice Chéreau, on est dans un travail de parfaite maîtrise et de manière rapide. Avec INTIMITE, on a pas mal travaillé sur des plages atmosphériques, sur des filatures en reprenant des bruits de train, en travaillant la matière sonore du film...

Comment travaillez-vous par rapport à ces musiques préexistantes ?

E.N : Cela dépend comment elles sont assumées, utilisées dans le film. Dans INTIMITE ou CARNAGES, elles ont un rôle dans la dramaturgie. En général, lorsque la réflexion sur ces musiques préexistantes est bonne (ce n'est pas toujours le cas, bien souvent elles tombent du ciel sans raison), l'espace de la musique composée s'impose. On la voit, on la sent. Bien choisir, bien poser les musiques existantes est un art.

Votre musique n'est pas trop mélodique, davantage rythmique et atmosphérique...

E.N : Ca dépend, j'ai aussi écrit des thèmes, mais de manière dépouillée. En orchestre, je suis plutôt sur des choses harmoniques, puis je me dirige de plus en plus vers des choses plus franches thématiquement. J'ai toujours tendance à donner plus de part aux textures qu'à une ligne mélodique détachée. Pour le film de Carine Tardieu sur lequel je travaille en ce moment, on est sur un travail de la mélodie, on doit installer un thème sur la résolution du film. Mais l'orchestration et l'arrangement sont primordiale, j'ai besoin d'avoir un spectre harmonique large.

Quelles sont vos influences ?

E.N : Quand j'ai sorti mes disques d'électronique, j'écoutais pleins de musiques. J'était influencé par des labels comme Warp (Aphex Twin). Le creusé avec la musique de film n'est pas bien loin, ils sont nourris de John barry ou d'Ennio Morricone. Je m'y trouvais bien. On est passé à autre chose aujourd'hui. La musique électronique me passionne moins. Dans la musique de film, j'ai des choses qui m'ont marqué, Ennio Morricone encore lui, surtout dans l'intégration de la production, dans la folie contradictoire psychédélique du personnage malgré son austérité.

Quelles sont les spécificités d'un travail pour la télévision ou le documentaire ?

E.N : Un film est un film. (rires)

Vous travaillez avec l'image du film ?

E.N : Je suis obsédé par le fait que la musique entre dans la texture sonore du film et en plus je suis totalement perméable à la rythmique du montage. Un montage a un tempo, un séquencement, c'est très proche de la musique. Quand je regarde un film, je note le tempo. Je peux être libéré de l'image, parfois m'en distancé, mais j'ai besoin d'être prêt du montage.

PERSECUTION (2009)

PERSECUTION est votre troisième film avec Patrice Chéreau après CEUX QUI M'AIMENT PRENDRONT LE TRAIN et INTIMITE. Comment travaille t-on la musique avec ce cinéaste, et plus particulièrement sur PERSECUTION ?

Eric Neveux : Avec Patrice Chéreau, on réinvente les choses. Nous ne sommes jamais dans un schéma pré-établi mais dans une recherche de textures, ce qui se rapproche de la recherche à l'image du réalisateur et son aspect charnel. Dans nos discussions, il n'y avait pas d'indications musicales précises. Pourtant, il a un grand sens du langage musical avec son travail de mise en scène d'opéra. Il parle plutôt du rapport à la séquence, dans le détail de chaque action. Il aime que la musique débute avec le plan, et que l'on ne sache pas vraiment quand elle se termine. Elle prend du temps pour disparaître, j'aime cette idée. Aussi, la musique est une intégration à la matière sonore du film. Patrice Chéreau laisse une place primordiale à la musique, comme un personnage. Il y a même à un moment un écran noir laissant entendre ma musique, ce qui est assez rare.

Comment est apparu le choix de la guitare ?

Patrice ne voulait pas que la partition fasse trop "musique de film", cela excluait d'aller vers l'orchestre. Le choix de la guitare s'est donc imposé de manière intuitive. Ce n'est pas mon instrument familier, mais je l’ai tout de même interprété pour la majeure partie de la partition, aidé pour certaines textures par le guitariste Jean-Pierre Ensuque. J'ai composé en jouant, car je n'écris rien en amont. La richesse de la guitare s'est révélée, en jouant sur les pédales, en fonctionnant par couches. Cette démarche se rapproche d'ailleurs de la musique électronique qui m'est familière, dans le sens où un son est modelable, non pré-défini. On est dans la manipulation d'une matière sans limites et cela m'a donné une palette insoupçonnée.

Par quelles étapes successives êtes-vous passé pour obtenir la musique du film ?

Patrice Chéreau m'avait au départ demandé de travailler sur la séquence d'ouverture. L'idée était de rentrer musicalement dans le film. Cela devait se limiter à la façon d'aider le spectateur à pénétrer dans l'ambiance du film. Après, il en fallait plus, en travaillant sur la prolongation de cette sensation initiale et son évolution. Je travaille rarement au moment du scénario. J'ai travaillé avec un premier montage du film, en étroite collaboration avec Patrice, et le monteur François Gédigier n'hésitait pas à faire bouger son montage pour permettre à une articulation musicale de se produire. Et sur le fond, l'idée de persécution se joue dans la musique qui nous agresse, nous calme, et nous émeut. Elle joue de l’ambiguïté dans le changement permanent d'humeur. Il y aussi l'histoire amoureuse, fragile, à évoquer avec une certaine douceur, que l'on sente qu'il est fou amoureux d'elle. 

Des références musicales ont-elle été évoquées ?

Patrice n'a jamais cité de références, le sujet n'a jamais été abordé. Me concernant, j'ai pensé à un moment à "Dead Man" de Jim Jarmush pour la guitare, même si Neil Young est un grand guitariste de rock. J'ai pensé aussi aux sons chez David Lynch. Ce qui est amusant, c'est qu'il y a à la fin du film une chanson de "Blue Velvet" ("Mysteries of love") reprise par Antony and the Johnsons. Patrice a choisi cette chanson avec pertinence, par la signification du titre, et cette émotion dans la voix. C'est une très belle fin.

A propos du disque, avez-vous mis toute la bande originale ?

J'ai tout mis, même une piste qui a été retirée pour le film. Et s'ajoutent à cela les chansons de bar. Le disque intègre aussi des extraits de dialogues entre chaque morceau, en fin de plages, et cela donne une cartographie du film, validée par le réalisateur. C'est une manière de se replonger dans l'oeuvre. De plus, j'ai décidé de le sortir moi-même, sans maison de disque, de réfléchir à une manière alternative de le diffuser, via les boutiques Agnès B qui nous soutient, chez des disquaires indépendants, et en digital.

HIDEWAYS (2011)

A quel moment de l'élaboration du film HIDEAWAYS s'est produite la rencontre avec la réalisatrice Agnès Merlet ?

Eric Neveux : 
Le montage de HIDEAWAYS était presque abouti au moment où Agnès Merlet  m'a contacté. J'ai fait des essais très vite après avoir vu le film que j'avais beaucoup aimé. J'ai commencé à composer pour un nombre important de séquences, notamment les dix premières minutes qui décrivent la malédiction des Furlong. Il y avait à ce stade-là des musiques temporaires placées par d'Agnès et sa monteuse, Sylvie Landra. Cela donnait des indications intéressantes. Le "temp-tracking" comportait des extraits de musiques de Danny Elfman ("Alice in Wonderland" notamment), de la musique folk, des extraits de la musique de "L'Arbre" (composée par Grégoire Hetzel). Mais tout ceci n'était qu'un point de départ, des suggestions d'intentions et de couleurs à explorer. Je n'ai pas de problèmes avec cette méthode de travail assez répandue aujourd'hui, elle peut inciter à explorer des directions insolites, à essayer des choses qui ne me seraient pas forcément venues à l'esprit, et à l'arrivée nous n'avons pas eu de difficultés à nous séparer des musiques temporaires (je ne les avais écoutées que peu de fois avant de commencer à composer). Les moments musicaux étaient déjà jalonnés par ce montage, la topographie musicale du film était fixée, cela m'a aidé et m'a fait gagner un temps précieux car les délais étaient courts.
Ensuite nous avons parlé avec Agnès de ce que nous voulions que la musique apporte au film, de la façon de traiter la dimension du conte fantastique, du rôle de la nature, de l'histoire d'amour.

Comment trouver et définir dans ces conditions une identité musicale propre au film ? Comment avez-vous choisi la mise en place des thèmes ?

E.N :
 J'ai eu envie de travailler à la fois sur l'idée du conte, l'aspect fantastique, une dimension burlesque aussi (surtout au début lorsque la chronologie des Furlong est retracée), et la mise en place de la couleur romantique, lorsque l'attirance que Mae et James ressentent l'un vis à vis de l'autre se développe. Le thème traversant tout le film est celui de leur histoire d'amour naissante, mais aussi de leur solitude, la "malédiction" de ces deux personnages émouvants qui ne peuvent pas se mélanger à leurs congénères. Les aspects romantiques et nostalgiques se mêlent. Simultanément, Il y a aussi le thème de la malédiction qui va se développer de manière lyrique, un peu épique même. Mais avant de se focaliser sur les deux personnages, je voulais que la musique précise le contexte de l'histoire, située dans la campagne irlandaise, je voulais que la musique contribue à installer le film dans cet environnement, en accord avec la présence magique de la nature, et qu'elle soit en accord avec la photographie aussi (c'est une dimension essentielle dans mon travail, de film en film).

Et pourquoi le choix d'une musique orchestrale ?

E.N :
 L'idée de l'orchestre est venue très vite. Le rôle de la forêt et son importance dans la narration de HIDEAWAYS m'ont donné envie que le score ait une certaine ampleur. Faire appel à une grosse formation orchestrale m'a permis d'écrire une musique qui puisse par moment se déployer et encercler le spectateur, un peu comme cette forêt qui protège et emprisonne à la fois Mae et James.

Je n'ai pas à l'origine une solide formation classique, je ne suis pas passé par le Conservatoire, du coup j'utilise l'orchestre d'une façon un peu particulière : il est un élément de mon arrangement, croisé avec des matières sonores abstraites, des synthés, des samples un peu bizarres. Il ne se suffit pas à lui même, il existe comme l'un des ingrédients de la matière sonore. C'est d'ailleurs parfois troublant à l'enregistrement car il ne "fonctionne" qu'une fois qu'il est mélangé aux autres ingrédients ! Je suis très attaché à cette approche de la musique de film, c'est dans la fusion et les mélanges que je suis le plus heureux et que la musique me touche le plus.
La bande-son a donc une dimension hybride assumée, et la balance se renverse progressivement, les musiques deviennent plus électroniques, les machines l'emportent sur les 55 merveilleux musiciens du Philharmonia, mais ce n'est pas si simple !

Pour résumer, et c'est quelque chose qui m'obsède autant qu'à l'époque où je composais la musique d'INTIMITÉ (le film de Patrice Chéreau), "texturer" la musique est essentiel pour moi. La dimension "sonique" me parait au moins aussi essentielle que la composition harmonique et mélodique.

Il y a dans le film une place accordée aux silences et au bruit de la nature, comment cela s'organise par rapport à votre composition ?

E.N : 
L'absence de musique permet de retranscrire la réalité de cette forêt, elle nous replonge dans la réalité et l'aridité de la nature. Cela rejoint ce que je disais à l'instant, l'ampleur de la musique du film permet d'accentuer les effets de rupture quand la "vraie" nature reprend ses droits. Et en tant que spectateur, c'est ce qui m'a énormément touché dans le film d'Agnès, le fait d'aller vers le cinéma de genre puis de faire machine arrière, de nous confronter à la réalité qui se cache derrière le fantastique. C'est pour moi la grande poésie de ce film.

Quels ont été vos choix dans l'instrumentation de la partition ?

E.N :
 La musique avait un rôle à jouer dans les séquences surnaturelles et les moments fantastiques, nous voulions qu'elle y soit très présente. Pour ce type de séquences, j'utilise des "clusters" (quand l'orchestre devient dissonant, voire distordu), et des glissendi, mélangés à des passages presque atonaux pour fabriquer ces moments de trouble, où la musique se met à vriller, à devenir folle. J'utilise aussi les machines pour accentuer cet aspect surnaturel. Les samples, les matières et les textures trafiquées ! C'est la partie expérimentale et empirique que j'aime tout particulièrement dans le processus de la composition, celle qui me rappelle que je viens de la musique électronique et que je suis fier d'être toujours un bidouilleur ! Pour moi les artistes des années 90 de la scène électronique, les purs et durs comme Aphex Twin, les artistes du label Rephlex, les Coldcut, Amon Tobin, Kid Koala, Boards of Canada, Squarepusher, etc, sont des génies de la matière sonore, ils avaient une  approche empirique et jouaient leur musique dans les clubs et les raves. Ils ont atteint un niveau d'abstraction sonore et de sophistication rarement égalé. Ils sont, à mon avis, les Stockhausen et les Pierre Henry d'aujourd'hui !

Pour aborder les moments romantiques du film, j'ai voulu utiliser l'orchestre de façon plus pleine et non composite, pour développer un sentiment de quiétude et de simplicité. J'ai alors utilisé les instruments solistes, le piano, le violoncelle, la harpe. Dans ces moments-là, le score retrouve une forme de classicisme assumée.
Puis sur deux séquences que je ne dévoilerai pas pour les lecteurs qui n'auraient pas encore vu le film, j'ai opté pour une forme "pop", un mélange entre l'orchestre et des guitares acoustiques et électriques, un thème très simple et lyrique. À l'unisson avec Mae et James. Je ne peux pas trop en parler car il faudrait trop évoquer la résolution du film.

Quel est le travail avec les maquettes, avant d'enregistrer la partition avec l'orchestre ?

E.N :
 Dans une musique originale comme celle-ci où l'orchestre a une place importante, une grosse partie de la couleur doit exister au stade des pré-productions (je n'aime pas le terme de "maquette", il n'a plus beaucoup de sens aujourd'hui, on produit la musique en même temps que l'on compose). J'arrange les moments d'orchestre de manière très précise, en utilisant des banques de samples orchestraux et je suis très attentif à l'orchestration pour m'assurer que je retrouverai à l'enregistrement ce que j'ai mis en place avec les machines.
Évidemment, lorsque les musiciens interprètent la musique, l'ensemble gagne énormément, le supplément d'âme apporté par l'interprétation du score par des musiciens inspirés est inestimable et irremplaçable, quelques soient les progrès des machines et des banques de sons.
Mais la couleur doit être présente dès le départ, avant que les parties soient rejouées on doit être dans les mêmes rapports d'échelle. C'est très important, l'orchestre peut être trop ample, il peut atteindre un niveau de présence et d'intensité qui n'est plus en adéquation avec l'image, il peut l'écraser (cela arrive plus souvent que l'on ne croit). Le rôle du compositeur est aussi d'être le garant de l'équilibre entre le film et sa bande sonore. Les étapes de création et de fabrication d'une musique de film sont nombreuses et de nombreux intervenants (musiciens, ingénieurs du sons, monteurs musiques, ...) la manipulent. Notre rôle est aussi de garder le cap et de faire en sorte que le score soit à la bonne place. Cela implique de sentir les moments où on peut "lâcher les chiens" et ceux où il faut au contraire rester en retrait. C'est essentiel. Le mixeur du film a bien entendu un rôle déterminant sur ce point. Contrairement à ce que l'on entend parfois, je pense qu'il faut établir un dialogue avec le mixeur du film, en tout cas les fois où cela s'est produit j'ai toujours été enchanté de la place de ma musique dans le film, qu'elle soit mixée en avant ou au contraire en retrait.

Pourquoi le choix du Philharmonia Orchestra de Londres ?

E.N :
 J'aime beaucoup le son des orchestres anglais, en particulier pour la musique de film. Et pour HIDEAWAYS, Stéphane Reichart (mon ingénieur du son et mixeur) et moi avons voulu enregistrer à Air Studios à Londres, c'est un studio où on ne rajoute pas de reverb car on enregistre dans une ancienne grande église, sous un dôme, le son y est magique et il n'y a rien de plus beau que d'entendre les résonances et les réverbérations naturelles de l'orchestre.
À nouveau, cela correspondait au rôle joué par la nature dans le film, l'orchestre sonnait de manière pure et réaliste.  
Comme je le disais ma culture musicale est essentiellement anglo-saxonne, j'ai été particulièrement influencé par la musique anglaise. J'ai toujours aimé travailler avec les musiciens anglais, pas seulement les orchestres, j'ai d'ailleurs produits des groupes anglais sur le label que j'ai co-dirigé pendant 9 ans, Microbe.

De plus, le film est en anglais...

E.N : Oui, et je trouve d'ailleurs que la langue anglaise permet une fluidité dans la manière de placer la musique, c'est très différent du français. Je pense que j''aurais fait une musique différente sur un film francophone. C'était le cas déjà pour INTIMITÉ, en jouant avec les sons urbains et les voix des acteurs. Ici c'est la question de la nature. Il se passait avec l'anglais des choses que j'aimais beaucoup. Je ne le théorise pas, c'est intuitif.

Pourquoi avoir intégré une chanson en générique de fin ?

E.N : 
Agnès en avait envie, d'autant que le personnage de Mae écoute une chanson sur un vieux walkman quand elle s'enfuit dans la forêt, c'est un accessoire important dans l'histoire. L'idée de départ était que cette chanson finale soit celle du walkman du personnage, puis on en est arrivé à une autre idée : faire une véritable Title Song, une chanson de fin inspirée par le film. La chanteuse Bless a eu envie de nous proposer une chanson, Agnès était intéressée, et Bless nous a offert le titre "With Love and Faith" qu'elle a composé, arrangée et dont elle a écrit le texte. Elle m'avait demandé de lui donner les dernières images du film et ma dernière musique pour faire en sorte que sa chanson puisse émerger du film, comme une résonance des derniers accords du score. "With Love and Faith" est une chanson folk, à la guitare, très simple et très belle. Pour boucler la boucle, l'orchestre intervient dans la seconde moitié de la chanson, un arrangement se déploie, et au final, la chanson et la musique du film se rejoignent. C'est une jolie conclusion.

Concernant votre parcours de compositeur, qu'avez-vous appris au fil des films ?

E.N
 : Cela fait plus de dix ans que je fais de la musique de film, j'ai beaucoup évolué, j'ai fait des choses différentes, j'ai beaucoup appris, en abordant différents styles de films. Je me suis affranchi de la culture de la musique électronique qui était mon point de départ, et je me suis rendu compte que ce qui m'intéresse c'est la fusion des couleurs musicales. Que ce soit dans des comédies, dans HIDEAWAYS ou encore PERSECUTION (le dernier film de Patrice Chéreau), j'ai appris en traversant ces différents styles cinématographiques que je pouvais poursuivre mon travail stylistique
Chaque film est à la fois une nouveauté, et une occasion d'améliorer, de régler mon moteur ! Cela me renvoie à la richesse de ce métier si particulier de compositeur de musique de film. Il ne s'agit pas d'être un caméléon mais de tisser des liens entre les films, des liens stylistiques. Et ces liens existent entre UNE PURE AFFAIRE (qui est une comédie très particulière), les guitares distordues de PERSÉCUTION, et même l'orchestre sous acide de LA CROISIÈRE !  Je me sens proche à ce sujet de Clint Mansell et Cliff Martinez, de cette approche hybride et de cette envie d'utiliser des instruments que l'on ne maîtrise pas forcément sur le plan technique pour expérimenter et créer un son inédit. C'est ce qui s'est produit pour PERSÉCUTION, score quasi intégralement composé et joué sur des guitares électriques alors que je ne suis pas guitariste (je ne sais pas aligner quatre accords !), ce qui m'excitait c'était de prendre un instrument pour l'utiliser à contre-emploi, en espérant qu'il pouvait en sortir quelque chose d'intéressant, une émotion, une tension, quelque chose de cinématographique !

Propos recueillis par par Benoit Basirico en 2006, 2009, et 2011

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