Cinezik : Vous composez la musique d’un film français, SAUF LE RESPECT QUE JE VOUS DOIS qui est le premier film de la réalisatrice Fabienne Godet. C’est étonnant de vous retrouver sur ce projet après THE BROTHERS GRIMM et PRIDE & PREJUDICE ! Comment vous êtes-vous retrouvé sur ce film ?
Dario Marianelli : J’ai commencé à écrire cette musique avant THE BROTHERS GRIMM, l’année dernière. Je connaissais déjà le producteur du film, Bertrand Faivre : nous avions travaillé ensemble en 2001 sur THE WARRIOR d’Asif Kapadia, qui a été produit en Angleterre et tourné en Inde. Nous sommes devenus réellement amis après cette expérience, et lorsqu’il a décidé de produire SAUF LE RESPECT, il m’a fait lire le script, que j’ai beaucoup aimé, et j’ai rencontré Fabienne. C’est quelqu’un d’une grande intensité, qui a une vision très claire du film qu’elle veut faire. J’ai donc dit oui !
Pour SAUF LE RESPECT QUE JE VOUS DOIS, vous composez une musique minimaliste et intimiste pour le début du film, qui devient progressivement plus chorale et grandiose à la fin. Il y a une certaine progression…
La musique suit la progression des personnages. Celui interprété par Olivier Gourmet est de plus en plus désespéré, et de plus en plus seul. Au début de l’histoire, il ne parle presque jamais, tandis qu’à la fin il s’exprime beaucoup plus, pendant la scène où il donne rendez-vous à la journaliste, par exemple. La musique exprime cette évolution : au début, il ne parvient pas à exprimer ses sentiments, la musique est donc discrète, tandis qu’à la fin il y a beaucoup d’émotion, et même s’il ne trouve pas davantage les mots justes pour exprimer ses sentiments, la musique parle à sa place.
Vous avez donc privilégié les sentiments des personnages plutôt que l’action…
En réalité, il y a à peu près trois types de musiques pour ce film : de la musique très émouvante, avec beaucoup de cordes et de voix, de la musique plus délicate et intimiste pour les moments où le personnage ne sait pas trop s’il rêve ou s’il se trouve dans le monde réel, puisque quelque chose s’est « brisé » à l’intérieur de lui-même, et puis il y a aussi ce type de musique que j’appellerais du « destin », qui annonce ce qui va arriver tout en poussant le personnage à agir, à aller de l’avant. C’est une musique plus rythmée, bien que toujours un peu étrange, mais plus humaniste aussi.
Comment expliquez-vous l’utilisation de la voix dans votre partition ? On retrouvait aussi cela dans THE BROTHERS GRIMM…
Oui, j’utilise la voix dans beaucoup de mes musiques ! Je ne peux pas expliquer cela de manière rationnelle, mais c’est probablement la musicalité de la voix qui me touche, et qui me semble apte à évoquer l’émotion. Pas besoin de bois ou de beaucoup de cordes : l’émotion émerge directement de la voix, vient droit du cœur. Dans beaucoup de films, la voix évoque aussi une certaine forme de drame, comme dans les tragédies grecques, et sert à l’emphase : les personnages voudraient crier mais ils ne le peuvent pas. La voix crie pour eux.
Fabienne Godet a utilisé le morceau « Sacrifice » de Lisa Gerrard et Pieter Bourke, les membres du groupe DEAD CAN DANCE, pour la scène où François apprend la mort de Simon. Ce morceau avait déjà été utilisé dans THE INSIDER (Révélations) de Michael Mann. Comment avez-vous géré cette utilisation d’une musique préexistante, et d’une manière générale, y a-t-il eu recours à un « temp track » sur le film ?
C’est très fréquent, ce genre de choses : les réalisateurs aiment toujours avoir une musique temporaire pour le montage. La plupart du temps, ils utilisent une musique précédente du même compositeur : ici en l’occurrence, il y avait beaucoup de passages de ma musique pour THE WARRIOR. Mais il n’est pas toujours facile de remplacer un « temp track » dont le réalisateur est tombé amoureux ! J’ai donc fait mon possible pour écrire une musique à la fois différente et meilleure que THE WARRIOR, mais il est aussi fréquent qu’une musique temporaire ou une chanson issue d’un autre film se retrouve sur le « temp track ». Dans ce cas précis, je n’ai pas été capable de convaincre Fabienne de remplacer la chanson de Lisa Gerrard et Pieter Bourke pour cette scène par ma musique. La pièce que j’ai composée pour cette scène s’est retrouvée sur la scène de fin, lorsque le personnage d’Olivier Gourmet marche sur la voie ferrée.
C’était pourtant une scène clé du film… Bertrand Faivre a aussi évoqué l’utilisation de THE THIN RED LINE de Hans Zimmer sur le « temp track »…
Oui c’est possible, mais je ne m’en souviens plus précisément… C’est en effet une musique utilisée fréquemment sur les « temp tracks ». J’ai d’ailleurs rencontré Hans Zimmer et nous avons justement parlé de cela : c’est un problème chez lui de travailler sur certains films parce que beaucoup sont « temp trackés » avec sa propre musique !
Au générique de SAUF LE RESPECT QUE JE VOUS DOIS, vous êtes crédité comme compositeur, orchestrateur et chef d’orchestre ! Ça fait beaucoup de casquettes ! Pour vos musiques précédentes comme THE BROTHERS GRIMM ou PRIDE & PREJUDICE, avez-vous eu recours à des orchestrateurs ?
Et je joue aussi du piano sur SAUF LE RESPECT ! En fait, l’utilisation de la musique orchestrale au cinéma est très différente en Europe et aux Etats-Unis. L’année dernière est la première année où j’ai travaillé sur autant de gros films, je ne pouvais pas tout faire moi-même. J’ai donc travaillé avec un jeune orchestrateur. J’ai écrit des démos très détaillées, avec chaque son au bon endroit, et il m’a aidé à retranscrire les démos réalisées à l’ordinateur en partitions d’orchestre.
Vous n’avez pas écrit de « sketchs » sur papier ?
Non, j’ai fait des démos sur ordinateur, que j’ai transformées en partitions ensuite. Ces dix dernières années, j’ai toujours tout fait moi-même ! Ce n’est que récemment que j’ai eu recours à un orchestrateur pour m’aider, parce qu’il y avait trop de notes à écrire ! Sur THE BROTHERS GRIMM, c’était énorme, il y avait une heure et demi de musique, c’était très dur… Et c’était encore plus dur du fait que le film changeait tout le temps, pendant que je composais ! J’avais très peu de temps pour composer et orchestrer, puisque j’avais toujours de nouvelles séquences à mettre en musique !
Parlez-nous un peu de votre parcours, on vous connaît assez peu... Votre carrière dans le domaine de la musique de film s’est envolée très rapidement : vous n’êtes diplômé que depuis 1997 ! Avez-vous fait des films en Italie ?
Non, j’ai commencé à faire des films en Angleterre, dès 1994. En réalité, j’ai continué les études tout en commençant à écrire pour la télévision et le cinéma.
Comment vous êtes-vous retrouvé sur un projet de l’ampleur de THE BROTHERS GRIMM ? Mettre en musique un film de Terry Gilliam après le grand Michael Kamen n’a pas dû être chose aisée…
En effet, ce n’était pas facile ! Mais Terry Gilliam est un type extraordinaire, et il n’est jamais facile de faire une musique de film : il y a toujours un problème quelque part, et les problèmes ne surviennent jamais au même endroit à chaque fois ! Sur THE BROTHERS GRIMM, mon principal souci fut que je n’avais jamais écrit un score d’une telle ampleur. Je ne savais même pas si je pouvais le faire ! Mais j’ai eu de la chance avec Terry parce qu’il m’a beaucoup encouragé, c’est quelqu’un de très généreux dans ses idées. Après deux mois de travail, j’ai déménagé mon studio à côté de son bureau, ce qui lui permettait d’écouter ce que je faisais, et aussi de réagir rapidement à ses idées, de lui faire écouter ma musique rapidement. J’ai vraiment eu de la chance de commencer à Hollywood avec lui !
Vous avez commencé à écrire avant de voir les images, ou après le montage ?
Pendant le montage.
Avez-vous puisé votre inspiration dans les contes originaux des frères Grimm ?
Plus ou moins. J’ai écrit certains thèmes simples et naïfs dans cette perspective du conte pour enfants. Mais l’harmonie n’a rien de naïf : elle est très trouble, très sombre. Il y a beaucoup de moments forts qui provoquent un mal de ventre ! J’ai essayé de mélanger cet esprit enfantin à quelque chose qui progressivement, devient plus torturé. Mais curieusement, ma propre fille adore cette musique ! Je ne l’ai pas autorisé à voir le film, je le trouve un peu trop effrayant pour son âge, alors je réponds à ses demandes en lui disant qu’elle le verra quand elle sera plus grande ! Mais elle adore ma musique : quand elle la met dans la voiture, je lui raconte ce qui se passe à chaque instant de la partition ! Avec du recul, je me rends compte maintenant que la musique raconte vraiment l’histoire à elle seule… Je pense qu’on peut l’écouter sans avoir vu le film tout en ayant une idée assez précise de l’histoire.
Pour THE BROTHERS GRIMM, quelles ont été les instructions de Terry Gilliam ?
Il ne m’a pas vraiment donné d’instructions, il ne travaille pas comme ça. J’ai eu la chance au fil de mes expériences de travailler avec des réalisateurs qui acceptent de me laisser aller où je veux, de laisser libre cours à mes idées. Aucun réalisateur ne m’a jamais vraiment donné d’instructions, ou de voie à suivre. Parfois, quand il y a un « temp track » sur le film, je demande au réalisateur à quel point il aime ce « temp track ». Sur THE BROTHERS GRIMM, j’ai franchement dit à Terry que le « temp track » ne marchait pas du tout ! Et visiblement il était heureux de l’apprendre !
Ce « temp track » ressemblait à quoi ?
De grosses musiques hollywoodiennes, essentiellement. Des classiques de la musique de film d’horreur, ou des classiques de films d’action. C’était trop fort, trop présent. Lors de ma première conversation avec Terry, je lui ai dit qu’il lui fallait une musique plus étrange, plus ambiguë. Ce n’était pas assez subtil pour le propos du film. Je pense que trop de musique tue le film.
On trouve plusieurs références à la musique classique dans THE BROTHERS GRIMM…
Oui ! Vous en avez trouvé combien ?
Je crois en avoir trouvé deux : LA PIE VOLEUSE de Rossini, et aussi la berceuse LULLABY de Brahms… Pourquoi ces références ?
C’était, entre autres, pour la scène où Matt Damon se retrouve transformé en crapaud ! J’ai aussi pensé à CARMEN de Bizet, pour cette scène, ça m’est venu comme ça… Ça n’a pas de sens particulier ! La berceuse LULLABY de Brahms a été écrite bien longtemps après l’époque où se déroule THE BROTHERS GRIMM ! C’est une blague, une citation. Il y a aussi une référence au générique de VERTIGO, dans un plan en plongée : j’ai cité la musique d’Herrmann pendant seulement deux secondes, et certaines personnes s’en sont aperçues ! C’est amusant !
Oui, mais pour le coup, le film peut être perçu comme une parodie. C’est votre intention ?
Oui, parce que c’est un film complètement fou ! Pourquoi ne pas s’amuser sur la musique ? Le personnage du général Delatombe est burlesque, mais il évoque aussi un certain raffinement français : on l’imagine aller à l’Opéra de Paris, écouter du Rossini… Je ne sais pas, je trouve ça drôle !
Ça rappelle aussi les références de Michael Kamen sur les précédents films de Terry Gilliam ! Est-ce que Terry vous a parlé de ces références ?
Oui, c’était de grandes musiques, mais Terry ne m’a pas demandé de citer d’autres musiques, je l’ai fait de moi-même parce que je les aime, et pour m’amuser !
Pour PRIDE & PREJUDICE, vous signez une musique qui est tout le contraire de THE BROTHERS GRIMM : tandis que cette dernière était sombre, dense et mystérieuse, celle-ci est légère, fraîche et fougueuse. Comment êtes-vous parvenu à changer aussi radicalement de style en si peu de temps ?
C’est mon métier ! Ça vient du film : je ne pourrais pas prendre la musique que j’ai écrite pour PRIDE & PREJUDICE et la mettre sur THE BROTHERS GRIMM, évidemment ça ne marcherait pas ! Je pense qu’il y a un certain malentendu sur la musique de film, et sur le fait d’évoquer des styles… C’est une erreur : je ne pense jamais en fonction d’un style. Je ne pense pas avoir de style : je suis comme une voix. Prenez l’exemple d’un acteur : il enfile un costume, et il joue : il n’impose pas son style, il s’adapte au film, essaie de s’imprégner du personnage, de lui créer une réalité. C’est la raison pour laquelle on croit au personnage. On ne voit pas forcément qui est l’acteur derrière tout cela. C’est la même chose en musique : je capture l’essence de l’histoire, sa réalité, la psychologie des personnages, et j’écris la musique en conséquence.
On évoquait à l’instant les références dans THE BROTHERS GRIMM : je trouve qu’il y a dans PRIDE & PREJUDICE le charme de la musique de Mozart…
Je n’ai pas pensé à Mozart, mais plutôt aux jeunes années de Beethoven. Pour PRIDE & PREJUDICE, j’ai dû écrire plusieurs morceaux avant le film, pour que les acteurs puissent la jouer au piano pendant le tournage. On ne souhaitait pas de musique existante ou connue. Les personnages jouent au piano le thème qui revient aussi dans le score. J’ai donc dû imaginer le thème avant le tournage, sachant que Beethoven avait 27 ans à l’époque où se déroule le film. On n’est pas très loin de Mozart, mais je pense qu’à cette époque on est plus proche de Beethoven. J’ai donc essayé de m’approcher de ce qu’aurait pu être sa musique dans l’Angleterre de 1797. Mais rapidement, la musique devient plus romantique, ça n’est plus chronologiquement correct. Elle suit davantage ce qui arrive aux personnages, et s’éloigne du 18ème siècle…
Pourquoi avoir choisi Jean-Yves Thibaudet pour le piano alors que vous en jouez vous-même ?
Tout simplement parce qu’il est exceptionnel ! Il joue beaucoup mieux que moi ! Son interprétation est absolument fantastique : il ne fait aucune erreur. Il savait pourtant qu’il est difficile d’enregistrer pour une musique de film, puisqu’il avait déjà travaillé sur THE PORTRAIT OF A LADY de Jane Campion. Il sait à quel point il est difficile d’être juste et synchro : il est impossible de tricher, on est obligé de sortir le son au bon moment. Telle note doit être parfaitement synchronisée avec telle image du film. On doit donc avoir une méthode pour contrôler l’interprétation. Mais je ne voulais pas utiliser de « clics », je souhaitais une interprétation plus libre. Il lui a donc fallu être très précis avec les images. Et pour cela, il faut un flair très spécial, et Jean-Yves l’avait. J’ai eu de la chance parce qu’il a aimé le film et qu’il voulait travailler dessus.
Evidemment, on ne peut pas passer outre votre nomination a l’Oscar de la meilleure musique cette année pour PRIDE & PREJUDICE ! Comment l’avez-vous vécu ?
Je n’y crois toujours pas ! C’était très impressionnant, j’ai cru que c’était une erreur ! Non, enfin pas vraiment, mais ça m’a étonné ! C’est Joe Wright, le réalisateur de PRIDE & PREJUDICE qui me l’a annoncé l’après-midi même, alors que je travaillais sur un nouveau film, THE RETURN. Après ça, j’ai été incapable d’écrire un seul morceau pendant trois jours !
J’ai lu que vous étiez impatient à l’idée de rencontrer John Williams pendant la cérémonie !
J’ai dit précisément que j’étais comblé à l’idée même de me retrouver dans la même salle que lui ! Si j’avais l’occasion de lui parler, je ne saurais même pas quoi lui dire… Les mots me manqueraient !
Procédez-vous à des enregistrements spéciaux pour le CD ?
Très occasionnellement. Quand le producteur ou le réalisateur me le demande, j’enregistre deux versions, et je mets dans le disque la version que je préfère.
Quelques mots sur votre approche de la musique pour V FOR VENDETTA ?
C’est un film très compliqué. Il y a beaucoup d’éléments contrastés. L’un de ces éléments est l’aspiration à la liberté, que j’évoque avec des sons très particuliers dans le score. J’ai tenté de créer des sonorités pour exprimer la liberté, ou plutôt cette aspiration à la liberté. Les dictateurs sont aussi illustrés par des sons particuliers. Et bien sûr, y a un thème, l’ensemble du score est lié par un motif principal. C’est un film très politique, avec des thèmes très contemporains, les gens vont en entendre parler. Ça évoque même des événements récents, à travers un futur pas spécialement réjouissant.
Quel genre d’orchestration ?
On a enregistré avec un très grand orchestre, et avec beaucoup de percussions. On a parfois passé une journée entière à enregistrer une percussion ! Il y a d’énormes grosses caisses, introuvables en Europe, qu’on ne trouve qu’au Japon. Et bien sûr, des voix, plutôt calmes.
Interview B.O : John Williams par Jean-Christophe Manuceau (auteur, L'Oeuvre de John Williams)