I- « Le Petit Monde De Don Camillo » : à l'origine, une saga en contexte politique.
II- Alessandro Cicognini : un maître italien pour une saga transalpine.
III- Fiches techniques et discographiques de la saga.
IV- Identifier les thèmes musicaux de la saga.
V- Jésus sur le maître-autel : une partition silencieuse pour une césure diégétique.
V- La logique musicale de la saga : une imbrication sans superposition contrapuntique.
Conclusion
Bibliographie
1946. Date à laquelle se déroule l'action du film « Le petit monde de Don Camillo » tourné en 1952. Pour la première fois depuis 1924, l'Italie organise des élections municipales. Sur fond d'une reconstruction économique fulgurante et d'avènement de la République, l'Italie se réorganise, se modernise et relègue le fascisme au rang des aberrations. Ce qui sera le cas la même année avec l'amnistie Togliatti. Le Parti Communiste est alors une force politique majeure de l'Italie postfasciste. A ces élections municipales, deux forces nationales s'opposent et mènent parfois la population à des conflits qui frisent la guerre civile : la Démocratie chrétienne (Don Camillo et ses partisans) et les forces communistes (Peppone et la cellule locale du Parti Communiste Italien). Le film débute sur cet aveu de la voix-off, quelque peu atterrée : « Ce sont les communistes qui ont gagné ! » De fait, en 1946, ces derniers arrivent en tête et seuls dans de nombreuses communes italiennes : Rome, Naples, Turin, Gêne, Bologne. Donc, de façon fictive dans "Le Petit monde de Don Camillo" : Brescello, petite commune du nord de l'Italie, dans la plaine du Pô. Le maire nouvellement élu, Giuseppe Botazzi dit « Peppone », fanfaronne au son d'une marche militaire qui se fond rapidement dans l'hymne de la Troisième Internationale, et laisse à son amère défaite le prêtre du village : Don Camillo. La saga fait de Peppone un maire exemplaire ; contraste saisissant avec l'actualité de Brescello, gangrénée jusqu'à la mairie par la Ndrangheta, la mafia locale. Le café Peppone a longtemps appartenu au parrain local et la mairie est dissoute en 2015 sur décision du gouvernement pour infiltration mafieuse. On ne s'attarde guère dans les rues pour en discuter et c'est la musique du « Clan des Siciliens » qui accompagne le reportage sur ce sujet...
Quoiqu'il en soit, la saga suit les évolutions de la Guerre froide de façon plus ou moins chronologique dans la mesure où « Don Camillo En Russie » se déroule à l'époque de la déstalinisation (dès 1953), processus antérieur à la Détente qui caractérise « Don Camillo Monsignore ». On peut également déceler chez Peppone quelques doutes sur la réalité de l'URSS. Doutes qui doivent être mis en relation d'une part avec la « ghettoïsation » du parti Communiste Italien à la fin des années 60 et d'autre part, avec la « peur du Russe » propre à la Démocratie Chrétienne Italienne sans que celle-ci en fasse un thème virulent de prédilection. Dans « Don Camillo En Russie », le maire de Brescello, cédant aux immémoriales mises en garde de Don Camillo, s'imagine être espionné par des micros soviétiques dans son hôtel ukrainien pendant que Don Camillo voit sa « couverture » mise à néant par le représentant local du Parti Communiste, trop fier de lui asséner sa propagande. Une paranoïa générale typique de la Guerre Froide.
Face à cette toute puissance des communistes, il faut, dès 1952, montrer patte blanche et le choix du réalisateur pose problème pour « Le Petit Monde De Don Camillo ». Un temps, Vittorio de Sica, chantre génial du néoréalisme italien (Umberto D., 1952) est courtisé. Mais le « pont d'or » proposé par le producteur Angelo Rizzoline, ne suffit pas à le décider. De fait, nombre de réalisateurs italiens refusent à l'identique, de peur de froisser le PCI. Une conclusion s'impose : avant que d'être une comédie, ce film est d'abord politique, reflet des tensions de l'Italie d'alors. Le film devient donc, par nécessité politique, une production franco-italienne dont la réalisation est confiée au français Jean Duvivier. Les années 30 ont constitué pour lui un véritable âge d'or avec notamment « Pepe le Moko » en 1937, musicalisé par Vincent Scotto et Mohamed Iguerbouchène. Duvivier s'adjoint René Barjavel pour les besoins des dialogues français, avec le succès que l'on sait : « Je suis heureux de voir ici rassemblées toutes ces brebis, même celles qui ont attrapé la fièvre aphteuse ».
Il reste à recruter le bon casting. Affaire épineuse s'il en est dans le cadre d'une production transalpine. Après avoir hésité entre Pierre Brasseur, Jean Gabin, Jacques Tati, le rôle de Don Camillo est attribué à Fernandel. Chanteur de music-hall qui n'a pas encore débuté sa carrière au cinéma, son engagement dans le rôle doit tout à Duvivier qui impose également les dialogues avec le Christ du maître-autel. Et s'il n'a pas le physique du colosse guareschien, il possède la gouaille marseillaise et un physique « équin » propre à créer les réparties nécessaires à la veine comique du film. Pour le rendre plus colossal, on lui fera chausser du 46 plutôt que son 42 habituel... De son propre aveu, Don Camillo est le « rôle de sa vie » [archives INA]. Gino Cervi est quant à lui, une star en Italie. Jean Brochard et Giovannino Guareschi lui-même (après dialogue avec l'auteur, il renonce rapidement...) devaient initialement incarner Peppone mais face à la nécessité d'une production franco-italienne, Gino Cervi l'emporte. Le rôle le marquera également à vie ; au point qu'en 1953, pour le rôle de Porthos dans « Les Trois Mousquetaires » de Hunebelle musicalisé par Jean Marion et Costantino Ferri, le projet de casting le nomme sous le nom du « maire de Don Camillo ».
On retrouvera Gino Cervi à partir de 1964 dans le rôle du commissaire Maigret, un succès colossal pour l'acteur et la RAI puisque
que la dernière saison est suivie par un peu moins de 19 millions de téléspectateurs.
L'arrivée de l'équipe du film à Brescello se fait sans enthousiasme car la municipalité craint un abominable pamphlet. Choisie pour sa proximité avec Roccabianca, la commune de naissance de Guareschi, il faut un meeting tenu par celui-ci pour convaincre la population de jouer activement les figurants dans le film. Il est vrai que Guareschi, écrivain, auteur, journaliste et comique - la série de roman « Mondo Piccolo » s'ouvre sur le premier volet des péripéties de Don Camillo et Peppone - a le verbe haut et l'engagement implacable. Il fera d'ailleurs de la prison pour avoir outragé le président italien Einaudi et le premier ministre De Gasperi.
Ne reste plus qu'à choisir le bon compositeur. Parmi les figures qui s'imposent naturellement : Alessandro Cicognini. Sa carrière prolifique lui permet de musicaliser notamment les films néoréalistes de Vittorio De Sica : « Sciuscià » (oscar du meilleur film étranger en 1947) ; « L'or de Naples » en ; « Le voleur de bicyclette » en 1958 ; « Miracle à Milan » (palme d'or à Venise en 1951) ; « Umberto D. » (1952), le chef-d'œuvre du maître italien. Durant les années d'après-guerre, sa filmographie lui ouvre les portes du cinéma international avec « Ulysses » en 1954 (Italie) ; « Summertimes » de David Lean en 1957 (Royaume-Uni) ; « L'orchidée noire » en 1958 (Etats-Unis) ; « C'est arrivé à Naples » en 1960 (Etats-Unis).
Pourtant, la vie d'Alessandro Cicognini reste le mystère d'un homme honnête, d'une discrétion pathologique qui ne recherche pas la célébrité mais l'obtient par la seule qualité de son travail. Le fait est que les données biographiques sont malheureusement difficiles à se procurer, et il faut se contenter de bribes récupérées çà et là sans qu'il soit possible d'en garantir toujours l'exactitude.
25 janvier 1906 : naissance à Pescara dans la région des Abruzzes (littoral centre-est de l'Adriatique italienne).
1919 : pianiste déjà talentueux, est recruté par les gérants du cinéma de Francavilla al Mare pour accompagner les films muets. « Mettre l'accent sur les séquences cinématographiques n'était certainement pas une tâche facile, surtout pour un garçon bon mais inexpérimenté comme Cicognini. Cela signifiait être en phase avec le film, interpréter les sentiments des protagonistes et les rendre utilisables par la musique. »
1927 : obtient son diplôme de piano au Conservatoire de Milan malgré l'impératif paternel d'obtenir un diplôme de droit.
1932 : compose une Cantate intitulée « Saul ».
1933 : compose un opéra (y compris le livret) « Donna Lombarda » donnée en représentations à Milan, Turin et Rome avec des critiques élogieuses. La même année, remporte un concours pour jeunes compositeurs, ex-aequo avec Pasquale Rotella, qui le rapproche du monde du cinéma
1936 : musicalise son premier film : « Les deux sergents » de Enrico Guazzoni et avec Gino Cervi. S'en suit un partenariat très prolifique avec de grands réalisateurs comme Alessandro Blasetti qui « exige une harmonie marquée entre le réalisateur et le compositeur afin de mieux combiner l'intrigue et la bande-son du film. »
1937 : crédité pour la première fois à un générique pour la partition de « The Black Corsair ».
Après-guerre : ayant rencontré Vittorio de Sica sur les plateaux de tournage où celui-ci n'étant encore qu'acteur, il musicalisera plusieurs de ses chefs-d'œuvres (« Sciuscià » ; « Le voleur de Bicyclette » ; « Umberto D. »).
1949 : Ruban d'argent de la meilleure musique de film pour « Le voleur de bicyclette ».
1952 : compose le premier opus de la saga Don Camillo.
1956 : début de sa carrière hollywoodienne avec « Amami » de Ken Annakin.
Fin des années 50 : début d'une période difficile avec des demandes moins nombreuses pour des films moins satisfaisants. Disparaît de la circulation au point qu'on le croit mort...
Un soir d'été (peut-être vers 1965...) : pris de désespoir, jette ses partitions au fleuve Aniene et prend sa retraite d'avec le monde du cinéma.
1969 : devient directeur du Conservatoire « Francesco Cilea » de la Région Calabre.
1971 : devient directeur du Conservatoire de Musique « Luca Marenzio » de Brescia jusqu'à se retraite définitive.
9 novembre 1995 : décès à Rome.
2011 : création du Centre National de Recherche et d'Etudes Alessandro Cicognini (CRESNAC) à Francavilla al Mare. Parmi les axes de recherche du centre : retracer la vie du maestro et faire connaître son œuvre ; retrouver ou « reconstruire » les partitions perdues. La même année, création du Festival Alessandro Cicognini à l'initiative du compositeur Davide Cavuti.
Janvier 2015 : diffusion à Pescara du film-documentaire « Alessandro Cicognini, una storia senza protagonista » (« Alessandro Cicognini, une histoire sans protagoniste »).
17 août 2015 : 1ère remise du « Prix international Alessandro Cicognini ».
2017 : remise du « Prix Alessandro Cicognini » (et de la seule page manuscrite originale de Cicognini... : « La baie de Naples ») à Ennio Morricone qui avait travaillé avec lui pour « Le jugement dernier » (écoute intégrale sur le site Gallica de la BNF). « C'est un privilège pour moi de récompenser une icône de la musique de film, un compositeur connu et apprécié dans le monde entier - a commenté le compositeur Davide Cavuti, directeur du Centre national d'études de Cicognini - sa participation au Festival Cicognini représente une étape fondamentale dans notre volonté de divulgation du travail d'un illustre Abruzzes oublié depuis trop d'années par les institutions ».
Initialement, aucune suite n'était prévue à « Le petit monde de Don Camillo ». Mais face au succès de l'opus initial, il en sera autrement. On compte en tout sept films autour du duo Don Camillo/Peppone.
1952. Le petit monde de Don Camillo. |
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Réalisateur |
Julien Duvivier |
Scénario |
Julien Duvivier, René Barjavel |
Dialoguiste français |
René Barjavel |
Voix de Jésus |
Jean Debucourt (Sociétaire de la Comédie française) |
Compositeur |
Alessandro Cicognini |
Entrées en France |
12 790 676 (sur 1952 et 1953) |
Entrées en Italie |
13 000 000 |
En novembre, Fernandel reçoit le Ruban d'argent pour sa prestation. A New-York, le film est bissé intégralement et applaudi à tout rompre à Londres, à Berlin... Seule l'Allemagne de l'est boude le film, au motif qu'il serait « aussi dangereux que trois divisions américaines ». Des couples bien réels demandent au très fictif Don Camillo, de venir baptiser leur enfant... Et jusqu'aux publicitaires qui créeront le personnage de Don Patillo pour la marque Panzani de 1975 à 1999.
1953. Le retour de Don Camillo. |
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Réalisateur |
Julien Duvivier |
Scenario |
Julien Duvivier, René Barjavel et Giuseppe Amato |
Dialoguiste français |
René Barjavel |
Voix de Jésus |
Jean Debucourt (Sociétaire de la Comédie française) |
Compositeur |
Alessandro Cicognini |
Entrées en France |
7 425 550 |
Entrées en Italie |
7 921 487 |
1955. La grande bagarre de Don Camillo. |
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Réalisateur |
Carmine Gallone |
Scénario |
Giovanni Guareschi, Léo Benvenuti, Agenor Incrocci, Furio Scarpelli |
Dialoguiste français |
René Barjavel |
Voix de Jésus |
Jean Debucourt (Sociétaire de la Comédie française) |
Compositeur |
Alessandro Cicognini |
Entrées en France |
5 087 231 |
Entrées en Italie |
6 862 676 |
1961. Don Camillo Monseigneur. |
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Réalisateur |
Carmine Gallone |
Scénario |
Léo Benvenuti, Piero de Bernardi |
Dialoguiste français |
René Barjavel |
Voix de Jésus |
Paul-Émile Deiber |
Compositeur |
Alessandro Cicognini |
Entrées en France |
4 281 889 |
Entrées en Italie |
6 620 165 |
1965. Don Camillo en Russie. |
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Réalisateur |
Luigi Comencini |
Scénario |
Giovannino Guareschi |
Dialoguiste français |
René Barjavel |
Voix de Jésus |
Jean Topart |
Compositeur |
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Entrées en France |
2 424 200 |
Entrées en Italie |
3 599 000 |
Autres épisodes sans Fernandel ni Alessandro Cicognini :
1972. Don Camillo et ses contestataires. |
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Réalisateur |
Mario Camerini |
Scénario |
Adriano Baracco, Leonardo Benvenuti, Mario Camerini, Piero De Bernardi et Lucio De Caro |
Voix de Jésus |
Denis Savignat |
Compositeur |
Carlo Rustichelli |
Commencé en 1970, le film ne voit jamais le jour suite au décès de Fernandel en 1971. De toutes les façons, Gino Cervi refuse de poursuivre l'aventure sans son acolyte de toujours. Mais les assureurs ont déjà prévu la parade et le film sort finalement en 1972 avec Gastone Moschin dans le rôle de Don Camillo et Lionel Stander dans celui de Peppone. Pour la musique, Carlo Rusticchelli : « Il ragazzo che sorride » (1969) ; « Avanti » (1972) ; « L'homme pressé » (1977).
1984. Don Camillo. |
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Réalisateur |
Terence Hill |
Scénario |
Lori Hill |
Compositeur |
Pino Donaggio |
Entrées en France |
1 080 069 |
Cet opus, sans aucun rapport avec la saga historique, mériterait amplement de figurer sur le site Nanarland. Terence Hill n'ayant pas rassemblé le financement nécessaire pour un film auquel personne ne croit (ah le poids indélébile voire mortifère des films « à baffes »...), il fonde sa propre maison de production. Travaillant en honnête homme, il refuse d'engager Bud Spencer, son éternel comparse, dans le rôle de Peppone car « le public aurait été déçu »... La musique de ce « Don Camillo » est confiée à Pino Donaggio, par ailleurs collaborateur du grand Brian de Palma pour sept de ses films. Celui-ci affirme que Donaggio possède « la sensibilité musicale exacte pour [ses] thrillers sensuels ». C'est ainsi que Donaggio passe de « Carrie » en 1976 à « Domino » de De Palma en 2019 en passant par « Hercule » en 1983 et « Petit papa baston » en 1994.
La discographie des « Don Camillo » est parcellaire dans la mesure où les quatre premiers films ne font l'objet d'aucun disque alors qu'on trouve des 33 tours narratifs sans musique : « Le petit Monde de Don Camillo » et « Le retour de Don Camillo ». Seul « Don Camillo en Russie » paraît en 2008 sous son titre italien « Il Compagno Don Camillo » grâce aux archives historiques du label CAM qui a conservé les enregistrements d'époque. A la baguette : Bruno Nicolaï, autre compositeur italien de renom et compagnon de route d'Ennio Morricone.
La musique de « Don Camillo et ses contestataires » est disponible en 2007 sans que cette sortie tardive représente un quelconque intérêt. Quant au « Don Camillo » de Terence Hill, sa musique est disponible de façon tout aussi dispensable en téléchargement sur Amazon. Quoiqu'il en soit, les musiques des Don Camillo « historiques » ont bénéficié (fait assez rare pour être souligné...) d'un enregistrement récent et d'autant plus satisfaisant que les partitions d'origine des quatre premiers films sont perdues. Il a donc fallu procéder à un patient travail de reconstruction à l'aide des musiques audibles durant les films.
Ce travail est à porter au crédit de Fabrizio Francia et propose un florilège musical des cinq films historiques avec une qualité de son et d'interprétation permettant de savourer l'ensemble des musiques du maître [à découvrir sur DEEZER]. Le tout sous la baguette de Marcello Rota à la tête de l'Orchestra Sinfonica Conservatorio « A. Vivaldi » di Alessandria.
Ainsi, ce qui était musicalisation d'une série de films apparaît comme une œuvre à part entière, autonome et de qualité. On pourrait aisément qualifier l'ensemble d'emblématique ou de révélateur de la globalité de l'œuvre de Cicognini. Mais ce serait à la fois réducteur et simpliste. Ce qui brille ici, gage de réussite comme dans bien des cas, c'est la simplicité et la discrétion du propos musical.
Au-delà de ce constat fondamental, l'essentiel du matériau musical de la saga est donné dans le premier opus et réutilisé de façon plus ou moins satisfaisante dans les quatre suivants. Par ailleurs, on ne trouve (conflit des générations oblige...) que peu de femmes et peu de thèmes romantiques. Quatre thèmes et un motif fondamentaux sont à répertorier dans l'ensemble de la saga : le thème de Don Camillo, le thème de Peppone, le thème du calvaire, le thème de la modernité urbaine, le court motif du drame à venir. Les deux premiers constituent le leitmotiv à deux faces de la saga et se retrouvent sur les cinq films. Les deux suivants sont plus épisodiques mais possèdent une logique qui leur est propre ; logique que nous aborderons plus loin. Ainsi, le thème du calvaire se retrouve dans les deux premiers films : la procession dans « Le petit monde de Don Camillo » ; la montée vers Montenara dans « Le Retour de Don Camillo ». Le thème de la modernité urbaine n'est audible que dans « Don Camillo, Monsignore ». Quant au motif du drame à venir, il ne s'entend - malheureusement - que dans le premier film. Il serait possible de dégager d'autres au fil de la saga mais ils n'ont, me semble-t-il, pas la même force intemporelle de caractérisation.
J'utiliserai ici les titres du disque « Don Camillo » issus de la reconstruction à l'initiative de Fabrizio Francia dont je parlais précédemment [écoute DEEZER].
C'est le thème majeur de la saga, décliné tout au long des cinq films. Il s'agit d'une valse, vraisemblablement en Mib majeur et à 6/8 si l'on suit la reconstruction sur laquelle j'ai pu mettre la main ICI. Un thème pastoral au double sens de champêtre (Brescello et sa vie agricole) et religieux (le curé qui garde les brebis du seigneur).
On retrouve la trame de ce thème dans le film de Vittorio de Sica, « Umberto D. ». C'est ce que l'on peut entendre subrepticement (à 18'20) lors du concert donné en 2014 par l'Orchestre Symphonique Métropolitain de Bari sur les musiques composées par Cicognini pour le maître du néoréalisme italien. Un concert à télécharger rapidement avant qu'il ne soit supprimé...
C'est la marche de Peppone, audible également tout au long de la saga, en contrepoint du thème pastoral. Parfois, elle cède le pas à la IIIe Internationale ou à une marche moins intéressante dans « Don Camillo en Russie » (Marcia di Peppone). C'est par excellence la marche militaire, celle qui correspond au pas de l'oie de l'inflexible maire de Brescello et de ses troupes, volontiers paramilitaires.
C'est le thème de la souffrance christique réactivée au travers de celle de Don Camillo. Peut-être une variation en mineur du thème pastoral de Don Camillo. Et le calvaire amène la rédemption : celle des troupes de Peppone qui s'effacent non devant Don Camillo mais devant « lui » (le Christ en croix porté lors de la procession au fleuve) ; celle de Don Camillo lors de la montée à Montenara et qui, portant la croix du Christ comme rachat de son orgueil, retrouve la voie de Dieu et la voix de Jésus.
Avec le quatrième opus de la saga, « Don Camillo, Monsignore », les frères ennemis sont devenus l'un Monsignore, l'autre député. Finie la campagne brescellienne ; bonjour le monde urbain de Rome avec son architecture moderne et son activité bruyante. Désormais, on ne chicane plus en milieu rural ; on règle les problèmes de la nation. Si les thèmes historiques se retrouvent aisément, il en faut un nouveau pour notifier cette promotion « à la ville » des deux principaux protagonistes. C'est chose faite dès le générique d'ouverture avec un thème jazz en rupture totale avec ce que Cicognini propose jusque-là.
Ce motif de trois notes, bref et brillantissime, s'entend dans « Le Petit Monde de Don Camillo » (à partir de 1h 00); lorsque Gina et Mariolino, amoureux malgré leur appartenance à des « camps » - sinon à des clans - différents, avouent leur amour à Mme Cristina. Ils croient alors entendre la cloche de la chapelle engloutie, laissant le soin à l'ancienne institutrice du village de rappeler quand et qui est mort. A chaque malheur, la cloche se serait mise à sonner. Fond de superstition parfaitement musicalisé, ce motif ne sera repris qu'une seule fois et dans ce seul film : lorsque les deux amoureux tentent de se noyer.
Je le répète lors de mes différents articles : une bonne musique de films doit aussi savoir se taire. C'est le cas dans la saga « Don Camillo » durant les nombreux passages où le curé de Brescello et le Christ en croix devisent et se répondent. Et si Don Camillo dialogue fréquemment avec Jésus, c'est en un lieu précis : le maître-autel. Parfois, un crucifix. Plus rarement, un lieu extérieur lorsque la diégèse l'impose.
Ce n'est pas n'importe quel Jésus qui dialogue avec le curé et marque sa présence auprès du spectateur mais Le Jésus en croix sur le maître-autel. Celui qui, crucifié, rachète les péchés de l'humanité et sauve les hommes de Brescello et d'ailleurs du non-sens de l'existence. L'ordre de Jésus est donc un ordre moral qui englobe des conceptions aussi opposées que l'ordre selon Don Camillo et l'ordre selon Peppone. Cet ordre divin doit donc se voir ; d'où le choix du Christ en croix sur le maître-autel qui, par des séquences en plongée et contre-plongée, place la présence du Christ et sa voix au-dessus de Don Camillo et de toutes les ouailles de la commune. Par ailleurs, le maître-autel est un lieu à la fois symbolique et familier du rite chrétien. Symbolique car sa présence rappelle la table commune autour du Christ et permet une élévation du sacrifice christique qui le rend accessible à tous. Familier car il est présent dans toutes les églises et les dialogues entre Jésus et Don Camillo créent une familiarité à laquelle le spectateur peut s'identifier quelle que soit ses conceptions spirituelles.
A intervalles réguliers, la voix de Jésus vient rappeler à Don Camillo ses excès, ses égarements, ses blasphèmes, son « esprit de parti » qui obscurcit ses pensées au point de le rendre sourd à Jésus. Elle lui interdit d'aller plus loin dans la condamnation d'illettrés qui, bien que « bolcheviks », n'en sont pas moins des enfants de Dieu qu'il doit guider dans l'ordinaire du quotidien. Car après tout, même Peppone va se confesser... Pour marquer ce rapport hiérarchique entre Jésus et les hommes, une musique est inutile. Elle est possible (le cinéma hollywoodien contemporain ne s'en serait pas privé...) mais superflu. Mieux vaut jouer sur les registres vocaux et opposer la gouaille parfois irritante et aux accents marseillais de Don Camillo (ou les emportements lyriques de Jacques Eyser, voix française de Gino Cervi), à la voix douce et apaisante de Jean Debucourt incarnant Jésus. Cette voix de Jésus marque une césure récurrente entre les épisodes de querelles. Elle est la garante d'un ordre immuable, d'une vérité simple donc accessible à tous les hommes. Cette voix est la seule musique adaptée à un homme équivalent à Dieu, mais anthropomorphisé et sans miracles. Quoiqu'il qu'il arrive aux hommes, quels que soient les choix qu'ils opèrent, Jésus reste Jésus, fidèle à sa promesse de sauver les hommes. Et selon Guareschi dans Don Camillo et don Chichi, il y a urgence en la matière : « Ce que le paysan fait quand le fleuve envahit les berges et envahit les champs : il faut conserver la semence. Une fois que la rivière aura retrouvé son lit, la terre ressurgira et le soleil la séchera. Si le fermier a gardé la graine, il peut la jeter sur la terre rendue encore plus fertile par le limon de la rivière, et la graine portera ses fruits, et les oreilles turgescentes et dorées donneront aux hommes pain, vie et espoir. La graine doit être sauvée. Don Camillo, nous devons aider ceux qui ont encore la foi à la garder intacte. Le désert spirituel s'étend de plus en plus chaque jour ; chaque jour de nouvelles âmes se dessèchent parce qu'elles sont abandonnées par la foi. Chaque jour, de plus en plus d'hommes aux mots multiples et sans foi détruisent l'héritage spirituel et la foi des autres. Des hommes de chaque race, de chaque extraction, de chaque culture. »
Face à la sagesse de Jésus, le compositeur, sage dans ses choix, fait le choix d'éviter toute musique afin de ne pas diluer la voix de Jésus. Seul « Don Camillo en Russie » échappe à cette règle avec « Nella chiesa abbandonata » qui recycle le thème pastoral. Une explication est possible à défaut d'être certaine. Après avoir dialogué avec Jésus sur cette musique, un bruit révèle à Don Camillo la présence clandestine du « pope » local. Don Camillo le rattrape et lui rappelle par la force physique, les devoirs de sa charge. Et c'est là, sur cette promesse d'un retour vers un Jésus toujours en croix (le maître-autel fut-il invisible sous les gravats...), que le silence se fait. Jésus pourra à nouveau parler et être entendu.
Le « petit monde » de Brescello est un monde binaire, à l'image de la Guerre froide qui débute en 1947. D'un côté, le petit monde selon Don Camillo : un monde conservateur, axé sur les valeurs chrétiennes défendues par Mr l'archiprêtre aux « manches relevées pour aller frapper du coco ». De l'autre côté, le petit monde progressiste, fondé sur les principes du communisme portés par la force s'il le faut, par un maire au faciès tout stalinien.
Nombreux sont les éléments du quotidien qui marquent la césure entre ces deux ordres de notre petit monde.
Brescello selon Don Camillo |
Brescello selon Giuseppe Botazzi dit « Peppone » |
Eglise |
Conseil Municipal |
église |
mairie |
Jardin d'enfants |
Maison du peuple |
Cloche de l'église |
Cloche de la Mairie |
Horloge de l'église |
Horloge de la Mairie |
Mariage clérical |
Mariage civil |
Bréviaire |
Pensées de Lénine |
Culture de lettré |
Culture de bon sens populaire |
Vendus à Moscou (insulte cléricale) |
Propagandiste réactionnaire (insulte pepponesque) |
Spiritualité |
Matérialisme |
Ancrage politique à droite |
Ancrage politique à gauche |
Manigances et coups bas divers et variés pour nuire aux communistes |
Manigances et coups bas divers et variés pour nuire aux curés |
Equipe de football (il faut pulvériser l'équipe de Peppone sinon « je vous pulvérise l'arrière-train à coups de pieds d'accord » ?) |
Equipe de football (il faut pulvériser l'équipe de Don Camillo sinon « je vous casse la figure ; à tous !) |
Pourtant, les deux frères ennemis se retrouvent lorsqu'il faut défendre l'intérêt du peuple, des pauvres, des « gilets jaunes » de l'époque. Car Don Camillo se découvre volontiers socialiste au même moment où Peppone se rappelle être de culture chrétienne. L'un et l'autre apparaissent dans toute leur complexité, loin de l'image de monolithe idéologique qui peut leur coller à la peau au premier regard.
Chaque ordre est musicalisé différemment et Cicognini donne à chacun une force de caractérisation sans égale avec toute la spontanéité, la ciselure et les excès propres à chaque « leader ». Le thème de Don Camillo sera donc une valse. On peut avancer plusieurs hypothèses à ce choix musical : un mouvement à trois temps (tout comme le mystère de la Sainte Trinité) ; un thème cyclique qui symbole les saisons qui se succèdent et reviennent à l'identique sur les champs de Brescello et l'humeur de ses habitants ; un thème qui précise que, malgré les aléas et les coups de la vie, le calme revient toujours dans le sillage de Jésus. Le thème de Peppone doit apparaître à l'opposé. Ce sera une marche, celle du progrès social, de la victoire inéluctable du peuple contre ses ennemis. Donc une structure à quatre temps, binaire (les communistes contre les curés) et linéaire. Ici, aller de l'avant équivaut à s'éloigner d'un clergé considéré comme oppresseur du peuple.
Mais la logique de ces deux ordres ne s'arrête pas là. Tenant compte des relations d'amitiés conflictuelles entre les deux hommes, on aurait pu imaginer, à certains instants de communion idéologique, une superposition contrapuntique des deux thèmes. Ennio Morricone agira de la sorte dans « Le Clan des Siciliens » en mariant deux des thèmes proposés à Henri Verneuil pour ce film. Mais Cicognini ne s'y résoudra jamais. La raison ? Elle est simple, évidente et avouée par la voix-off au terme du troisième film « La Grande Bagarre De Don Camillo » : « Et les voilà repartis. Chacun veut désespérément arriver le premier mais quand l'un prend du retard, l'autre se laisse rattraper. Don Camillo roule à droite. Peppone roule à gauche. Mais ils pédalent sur le même chemin. La route est encore longue. Que Dieu les préserve des crevaisons ! » Et nous, humbles spectateurs, d'un autre reboot...
Les deux thèmes principaux sont donc successifs, antagonistes, entremêlés mais jamais simultanés. Ni l'œuvre, ni les routes parallèles, ni l'affection profonde et sous-jacente de Peppone et Don Camillo ne le permettent réellement. « Une histoire que le grand fleuve emporte pour aller la raconter à la mer »...
La musique constitue donc un fil conducteur à la saga ; fil constitué de simplicité et d'unité transfilmique par le renforcement de l'identité scénique. Le succès de cette saga ne s'est jamais démenti et seule la modernité inutilement pressée de tout et de rien, peut passer à côté en affirmant son aspect démodé. La musique de Cicognini est le témoin d'une époque révolue. Une époque où, en dépit des inévitables antagonismes, les démocraties n'étaient pas encore gangrénées par les revendications identitaires et autres indigénats mortifères. On était croyant ou matérialiste mais d'abord italien, de la plaine du Pô. Tout comme on était français au temps de Pompidou, un âge d'or encore ancré dans les mémoires. « Non, ce n'était pas mieux avant ! » disait le regretté Michel Serres. Vivre au temps du fascisme, de la Guerre froide et de la décolonisation : était-ce vraiment mieux qu'aujourd'hui ? Oui ; surtout si l'on oublie ce que cela pouvait signifier que de subir les chemises noires ou d'encaisser la férule du progrès colonisateur. Ce n'était pas mieux avant. Pourtant, la musique de Cicognini nous impose un brin de saine nostalgie auquel il n'est pas vain de céder. Un temps...
Il n'existe pas à ce jour de biographie d'Alessandro Cicognini. Les informations recensées dans le présent article proviennent d'une fiche établie par le Conseil général des Abruzzes : « Alessandro Cicognin, 1906-1995 ». Au-delà, je fais figurer ci-dessous quelques références qui m'ont permis de construire mon propos :