Interview B.O : ROB déchiffre la musique du BUREAU DES LÉGENDES (Série)

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Propos recueillis par Benoit Basirico - Publié le 10-04-2020




La série d'espionnage de Eric Rochant, LE BUREAU DES LÉGENDES, dévoile sa 5e saison sur Canal+ pour laquelle le compositeur ROB reprend ses motifs électroniques au cheminement crypté, au climat suspendu, inquiétant, haletant et parfois romantique pour l'impact émotionnel de cette série passionnante, aussi bien sur le plan réaliste (on apprend des choses), sur le plan du suspens de thriller, ainsi que sur l’attachement pour les personnages et l’émotion. [Entretien en écoute avec des extraits de la B.O dans notre Podcast dédié.] 

Cinezik : Comment s'est faite la rencontre avec Éric Rochant il y a 5 ans pour la première saison ?

Rob : Éric m'a appelé après avoir vu un film réalisé par Laïla Marrakchi, ROCK THE CASBAH (2013), c'est un film mélodramatique et malgré tout solaire. L'instinct du réalisateur était de se demander quel compositeur allait pouvoir amener du mélo et en même temps du suspens, de la tension et de la romance, ce dont il avait besoin pour la série. Une des originalités de la série est d'aborder le monde de l'espionnage par l'angle de l'intimité, dans le rapprochement à la psyché les personnages, à leurs tourments, leur désarroi, leurs contradictions et leurs histoires d'amour.

La série était une nouveauté pour vous. Quels sont les changements par rapport au cinéma ? Sachant que sur cette série Éric Rochant est le réalisateur et le showrunner, donc vous n'aviez qu'un seul interlocuteur comme au cinéma...

R. : Il y a beaucoup de réalisateurs sur LE BUREAU DES LÉGENDES, il y en a trois ou quatre par saison, qui tournent toutes les scènes situées dans un même pays. L'avantage d'avoir un showrunner, ce qui est effectivement le principal point en commun avec le cinéma, c'est que ça permet d'avoir un seul interlocuteur privilégié. C'est donc Eric Rochant qui m'a guidé, qui décidait de quelle musique devait être utilisée, c'est uniquement lui qui me donnait ses remarques sur les épisodes, même ceux réalisés par d'autres. La seule exception est sur cette saison 5, les deux derniers épisodes sont réalisés par Jacques Audiard, et c'est la seule fois où Eric Rochant a donné Carte Blanche à un autre réalisateur. J'ai donc eu à travailler avec comme seul interlocuteur Jacques Audiard. C'était pas mal.

Effectivement, il y a eu Hélier Cisterne ou Pascale Ferran qui ont réalisé des épisodes, et donc malgré la présence de ces réalisateurs la collaboration demeurait avec Eric Rochant... Alors pour Jacques Audiard, avec qui c'est la première fois que la collaboration s'est faite avec quelqu'un d'autre, avait-il des intentions différentes de celles d'Éric Rochant ?

R. : Oui, c'était un défi immense pour lui. Il arrive après 48 épisodes, 5 ans de travail, il a dû clore le chapitre, c'était quelque chose de difficile à aborder, en plus il l'a fait en ne trahissant rien, ni de la série ni de son propre style. Son style lié à des films noirs très pesants collait bien à celui de la série. Mais il a pu le faire avec son propre style, très graphique, avec une forme de narration et un montage particuliers. Il a su donner un épilogue grandiose. C'est à la fois du grand BUREAU DES LÉGENDES et du grand Audiard. Tout le monde a gagné.

Sur cette série, il y a quasiment une saison par année, est-ce que vous faisiez votre musique saison par saison ou parfois de manière groupée ?

R. : C'était vraiment une saison après l'autre. Chaque année on repartait à zéro, mais pas totalement non plus, puisqu'on était forts de ce qu'on avait composé la saison précédente. Il y a des thèmes que l'on retrouve d'une saison à l'autre. Sur cette saison 5, il y avait des thèmes repris de la première saison. Donc c'est vraiment un travail comme un opéra en 5 actes. Il y a une rapidité d'exécution et un mode de fabrication très différents de ceux qu'on a au cinéma.

Des morceaux composés au moment d'une saison pouvaient-ils être repris par Rochant, piochait-il ainsi dans dans les archives ?

R. : Exactement, c'est comme si on avait créé une base de données qui s'enrichissait de saison en saison, même si un des défis à chaque fois était d'amener de la nouveauté, un nouvel élan, un nouveau souffle. C'était un défi pour moi et pour les scénaristes chaque année de réussir à créer de nouvelles arches narratives, de réinventer les personnages, de faire évoluer les musiques, et de préserver l'appétit des spectateurs.

On retrouve dans la partition de cette série votre style électronique, mais votre travail est aussi dans le mélange avec des sonorités plus acoustiques...

R. : Typiquement, le morceau d'ouverture de la saison 5, qui est une reprise d'un thème des saisons précédentes, est l'exemple d'une musique hybride entre mes sources électroniques d'où je viens et l'orchestre qui vient apporter une dimension dramatique et mythologique à cette dernière saison. L'orchestre vient aussi marquer ce dernier élan vers la fin du BUREAU DES LÉGENDES.

Il y a un climat assez soutenu, inquiétant, avec des scènes typiquement d'action, aviez-vous des références liées au genre du film d'espionnage ?

R. : Non pas du tout. C'est un univers que l'on fantasme énormément, notamment au cinéma, dont l'exemple le plus connu est James Bond. On est évidemment très très loin ici de cet univers, même s'il y a quelques gadgets. Tout l'intérêt était d'aborder cet univers comme si c'était la première fois qu'on en parlait. Et on l'aborde de manière très intime, très cérébral et très réaliste, à la française. On n'avait jamais vu l'espionnage ainsi. C'est pour ça que les gens se sont passionnés pour cette série. C'est comme si on nous montrait exactement comment ça se passe.

Souvent au cinéma, lorsqu'il s'agit d'un univers réaliste, les réalisateurs se dispensent de musique. Dans la série, la musique n'empêche pas l'immersion quasiment documentaire. Peut-être que pour y parvenir il ne fallait pas que la musique soit illustrative, mais qu'elle joue sur un autre tableau ?

R. : Évidemment, comme toujours, j'aime que la musique raconte quelque chose de plus que ce que l'on voit à l'image, qu'elle créé du relief, qu'elle participe au sentiment de la relation entre le spectateur et la fiction qu'il est en train de regarder. On est aussi dans un contexte télévisé et ce sont des codes différents par rapport au cinéma. La télévision a beaucoup besoin de musique car elle a peur du silence. On a toujours un appétit plus grand pour la musique quand on est à la télé. Même si elle est souvent sous-mixée et un peu cachée, mais il en faut beaucoup. Éric a réussi à mélanger toutes ces contraintes. On rentre en profondeur dans l'intimité des personnages avec des situations extrêmement complexes où il y a du mensonge personnel et d'état. C'est pour cela qu'on a inventé cette musique hybride et étrange que je ne comprends pas moi-même.

Concernant le placement de la musique, est-ce que vous êtes intervenu en amont pour créer une matière dans laquelle Eric Rochant a pu puiser librement, ou alors vous étiez là sur les images pour vous adapter au montage ?

R. : C'est une particularité du travail qu'on a fait ensemble avec LE BUREAU DES LÉGENDES, c'est qu'effectivement pour chaque saison j'ai composé presque l'intégralité de la musique simplement en lisant les scénarios et en discutant avec Eric. Je lui ai livré cette première salve de musique qui était constituée de deux heures de musique avec une trentaine de morceaux, parmi lesquels Éric choisissait ses favoris en m'indiquant ce que je devais développer pour la saison, en me donnant quelques indications de durée. Je ne participais pas au choix des séquences qui étaient mises en musique, mais je livrais ma vision fantasmée de ce qui allait être la saison et il se débrouillait avec ça. Après, il me livrait un premier montage sur lequel je pouvais réintervenir. Je faisais des modifications nécessaires, j'apportais les finitions.

La série voyage beaucoup, dans différents pays, dans quelle mesure pour la musique il fallait correspondre aux différentes géographies ? Dans un morceau par exemple on entend une flûte qui peut évoquer la situation moyen-orientale des personnages...

R.
: La flûte correspond à l'histoire d'amour entre Malotru et Nadia El Mansour. C'est un thème de la première saison, qui est repris dans la saison 5 en lui donnant un souffle nouveau, orchestré avec un quatuor très riche. C'était pour pousser le curseur du romanesque à fond, exactement comme si je devais faire un thème d'opéra. La référence était de me placer dans un cadre opératique et mythologique, de faire de ces héros des figures mythologiques, que leur histoire d'amour puisse raisonner à travers les âges. Cette flûte était présente dès la première saison, Nadia El Mansour est syrienne, elle nous fait voyager au Moyen-Orient. Le récit nous amène à voyager énormément, et pourtant l'idée était d'effleurer ces voyages sans jamais essayer de rentrer dans des clichés. On aurait été sinon embêtés puisque la série voyage beaucoup, il aurait fallu jouer du balalaïka dès qu'on est en Russie, du duduk, etc... cela aurait été grotesque, une sorte de grand cirque. L'idée était de pénétrer dans des mondes inconnus, un peu inquiétants, que l'on pénètre en tant qu'espion. Il faut à la fois se fondre dans la masse et en même temps de comprendre ce qui s'y passe en tant qu'espion. On n'épouse pas vraiment l'identité de ces endroits mais on est une sorte d'intrus masqué. La musique a pu prolonger cette position ambiguë et tellement étrange.

La musique est aussi une énigme à déchiffrer...

R. : Exactement, c'est une des beautés de cette série, c'est qu'on est dans un univers totalement crypté. Les mensonges sont sur plusieurs générations. Il y a plusieurs couches de mensonges les uns sur les autres. On parle de double espionnage mais là c'est du triple espionnage. Cela crée un tissu extrêmement complexe dans lequel on est perdu. Si la musique peut aider à se sentir encore plus perdu alors je suis content.

Votre partition à la fois électronique et mélodique rappelle les ambiances romantiques de Vangelis, notamment le thème appelé "Light"...

R. : Je n'ai pas vraiment réfléchi, c'est instinctif, je me suis laissé porter par l'émotion de la narration. Au-delà du suspens et de la tension, ce qui intéressait Éric c'était de questionner la difficulté intime d'être au quotidien quelqu'un qui doit mentir. Qui es-tu quand tu mens en permanence ? Est-ce que tu deviens le personnage de tes mensonges, ce qu'on appelle "la légende" dans la série ? Ou est-ce que tu restes encore toi-même ? Quelle est la part de toi-même qui subsiste dans un mensonge permanent ? Ce sont des questions pertinentes et magnifiques qui appellent un certain lyrisme, à la fois romantique et romanesque. C'est à la fois triste et mélancolique, car il y a une part de tristesse à l'idée de laisser une part de son identité, laisser sa famille et son pays. Et en même temps il y a une dose de devoir, de dévotion pour l'État, la mission rend les choses belles et grandioses malgré tout.

Il y a donc aussi un travail de mélodies... est-ce que vous avez réfléchi l'élaboration des thèmes par personnages ?

R. : Souvent c'est une fausse bonne idée. J'aurais pu me demander de faire un thème pour Malotru, un thème pour JJA, c'est souvent un point de départ qui permet d'écrire, mais on se rend compte finalement qu'une narration est beaucoup plus complexe que cela. Ce n'est pas Pierre et le Loup. C'est plus intéressant de chercher des thèmes en fonction des situations plutôt que des personnages. Mais bien évidemment, s'il y a un thème qui fait penser à une histoire d'amour, forcément on va entendre ce thème souvent quand on voit les personnages en question.

Et est-ce que pour brouiller les pistes, Eric Rochant a pu changer un thème de place par rapport à sa situation initiale ?

R. : Souvent il a placé des musiques à des endroits auxquels j'aurais pas du tout pensé. J'appelle ça la magie du cinéma. Je compose une musique pour une course de voiture et elle se retrouve sur une scène d'amour. C'est aussi pour cela que j'ai cherché à laisser un maximum de liberté à Eric et son équipe pour le choix du placement. C'est pour cette raison que j'ai donné des noms à mes morceaux aussi cryptiques, ils ne s'appellent pas "poursuite" ou "romance" mais "research", "strate"... pour permettre d'aborder l'écoute des morceaux de manière vierge de toute préconception de l'utilisation.

Aussi la série est portée sur la duplicité permanente des personnages... la musique contribue ainsi à cette opacité...

R. : Comme le principe est qu'ils soient tous dans la manipulation et dans des identifications permanentes, la musique participe à cela. Il y a des contre-emplois, des contradictions, des choses inattendues.

Est-ce que Eric Rochant avait des intentions précises ou vous aviez Carte Blanche ?

R. : Au début, il y a cinq ou six ans, il m'a fait écouter des musiques électroniques minimales, très abstraites, très éloignées de mon univers personnel, je pense qu'il voulait me montrer la voie vers quelque chose de simpliste et complexe à la fois, très cérébrale mais avec peu d'éléments. Il voulait aussi m'amener vers quelque chose d'assez froid et d'oppressant. J'ai dû réinventer les influences qu'il me faisait écouter car ce n'était pas les miennes. Cela nous a amené à dialoguer, à chercher les sonorités, il avait un vrai appétit pour la musique électronique au départ en tout cas. Et finalement, j'y ai apporté quelque chose de plus organique et de plus romantique. La fusion de ces différents éléments fait l'originalité de la musique.

Est-ce que Canal+ était présent ?

R. : Ils avaient un visionnage de chaque épisode pour donner leurs notes. On leur montrait une V1 de chaque épisode, et en fonction de leur appréciation on retravaillait tous. Ils avaient leur mot à dire sur chaque épisode. S'ils avaient trouvé la musique insupportable dès le premier épisode j'aurais été mal à l'aise, mais il se trouve qu'ils ont fait confiance aux intuitions d'Eric et aux miennes, ils nous ont suivi assez rapidement.

Dans quelle mesure l'expérience de cette série depuis six ans a pu aider et influencer votre travail pour le cinéma qui continue ?

R. : Ça m'a professionnalisé en fait. J'avais une approche très artisanale, de tout fabriquer dans mon studio. Je continue à faire la même chose mais avec des épaules un peu plus solides pour aborder les choses de manière plus industrielles Je ne dis pas cela dans le sens péjoratif mais en terme de quantité de rendu et de rapidité d'exécution. L'idée est que sur une année je dois composer la musique pour 10h de film, soit l'équivalent de cinq long-métrages. On a trois fois moins de temps et trois fois moins d'argent pour faire ce travail-là. Cela impose de trouver une méthode, d'inventer une nouvelle manière de créer de la musique, sans pour autant trahir ma vision de la composition qui est de faire confiance à mon instinct, d'être dans le maniement des instruments, que ce soit moi qui touche les synthés, les samples, de faire des boucles, de fabriquer la musique comme une matière vivante. J'essaie de mêler les deux éléments maintenant.

Et quand vous faites LES SAUVAGES, une série de Rebecca Zlotowski avec laquelle vous collaborez depuis son premier long-métrage BELLE ÉPINE, est-ce que votre expérience dans la série a pu lui apporter car ce format était nouveau pour elle ?

R. : Typiquement, c'était très intéressant car avec Rebecca on avait déjà fait trois long-métrages ensemble avant d'aborder la série LES SAUVAGES. Donc c'était intéressant pour elle d'avoir son partenaire musical de toujours lui apporter ce soutien émotionnel et original qu'on a créé ensemble depuis le début. Et en même temps j'ai pu apporter mon expertise en terme de nécessité industrielle lié au mode de la série, soit produire beaucoup de musique, être capable d'échanger rapidement avec le monteur et d'être efficace sur les rendus. C'était intéressant d'aborder ces questions-là avec Rebecca avec laquelle on avait nos habitudes.

Et donc pour terminer, cette cinquième saison s'annonce comme la dernière pour Eric Rochant, quel est votre sentiment sur la suite de la série, sachant que les deux derniers épisodes ont été entièrement confiés à Jacques Audiard ?

R. : J'ai l'impression qu'Éric a créé un cycle solide qui commence à la saison 1 et qui se termine en saison 5 et que ce cycle se suffit à lui-même. Mais pour autant le monstre qu'il a créé, cet objet cinématographique, maintenant il peut évoluer comme un enfant. L'enfant monstre qu'il a créé peut voler de ses propres ailes. Il faudra évidemment quelqu'un qui ait la tête qui fonctionne très bien et les épaules très solides car c'est une série complexe et difficile à écrire. Mais les personnages sont si forts, le concept est tellement intéressant que ça mérite bien sûr de prolonger l'expérience et de voir où ça nous mène. Jacques Audiard ne semble pas être en lice, mais l'avenir nous le dira.

En dehors de la série, quelles sont vos prochaines actualités ?

R. : Je profite actuellement pleinement du confinement pour me ressourcer et retrouver l'inspiration auprès de ma famille. Il y a quelques projets qui ont été mis en pause, j'ai travaillé sur deux documentaires, une série avec Alexandra Aja que j'espère retrouver très bientôt., mais pour le moment c'est la grande pause du confinement.

Propos recueillis par Benoit Basirico

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