Interview / Cannes 2021 : RONE, de LA NUIT VENUE aux OLYMPIADES de Jacques Audiard

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Propos recueillis à Cannes par Benoit Basirico - Publié le 20-07-2021




A Cannes, Rone était dans le jury du Prix de la Meilleure Création pour Un Certain Regard, et en Compétition avec LES OLYMPIADES de Jacques Audiard. Il nous présente cette musique aux sonorités électroniques urbaines qui illustrent un monde moderne et connecté, avec quelques sonorités organiques comme le violoncelle et le piano. La musique aérienne retranscrit les amours multiples des différents personnages dont les histoires s'entremêlent. Très beau film et partition parfaitement adaptée. En préambule, Rone revient sur LA NUIT VENUE pour lequel il a eu le César. 

Cinezik : Vous êtes à Cannes à la fois pour un film, LES OLYMPIADES de Jacques Audiard en compétition, également au sein du jury de la Semaine du son qui décerne parmi les films d'Un Certain Regard le prix de la meilleure création sonore, et cela nous donne également l'occasion de revenir sur LA NUIT VENUE de Frédéric Farrucci pour lequel vous avez reçu le César de la meilleure musique. C'était votre première musique de film. Vous venez de la musique électronique, il y a dans ce film un mélange entre vos musiques antérieures et une musique sur-mesure ?

Rone : Oui c'est vrai. C'était un peu le projet que j'attendais. Cela faisait longtemps que je voulais faire de la musique de film. Je recevais pas mal de propositions de scénario mais qui ne me parlaient pas. Comme j'avais vraiment envie de faire ça bien j'attendais le bon projet et c'est Frédéric Farrucci qui est arrivé avec ce beau scénario. C'était un peu un pari car c'était son premier long-métrage, donc je ne connaissais pas son travail. Mais humainement je l'ai trouvé super, il connaissait très bien ma musique, c'est d'ailleurs pour cette raison qu'on entend dans le film des morceaux de moi qui existaient déjà, qu'il avait déjà très envie d'utiliser. Il m'a demandé une musique originale que j'ai dû faire assez rapidement car il y avait des délais assez courts. Mais ça s'est fait de manière très fluide.

Avant même votre implication sur ce film, il y avait déjà votre musique ?

Rone : Oui, il y avait déjà pas mal de morceaux de mes anciens albums qu'il avait placés sur les scènes. Il y avait déjà cette idée de me faire apparaître dans le film pour la scène de concert. Les personnages s'embrassent en y assistant.

À côté de ces emprunts à vos musiques existantes, il y a donc cette musique originale qui est celle du personnage de musicien dans le film...

Rone : Il fallait effectivement que je fasse tout le processus de création d'un morceau puisque le personnage fait de la musique, comme moi finalement. Il commence un morceau au début du film et on découvre ce morceau fini au générique de fin. Donc tout le long du film on voit l'évolution du morceau. C'était super intéressant à faire. Il fallait que je fasse le morceau par étape, que je donne les différentes étapes au réalisateur. Il ne fallait pas que le morceau soit parfait trop vite. Il fallait qu'on sente le tâtonnement, la recherche de mélodie. Il y a toute l'évolution du morceau dans le film. Aussi, il fallait que je prenne en compte le fait que le personnage avait très peu de moyens. Il le fait sur un matériel pourri. Il a un tout petit synthé. J'ai essayé d'utiliser le même matériel pour faire ce morceau, pour être cohérent avec le son du personnage.

Et que retenez-vous de cette première expérience pour l'image, est-ce qu'elle est fidèle à ce que vous imaginiez d'un compositeur de musique de film ou alors vous avez découvert des aspects du métier ?

Rone : J'avais déjà eu une petite expérience avec des courts-métrages. Et mine de rien c'est là que j'ai fait mes armes. C'est là que j'ai compris comment ça fonctionnait. Donc quand je suis arrivé sur ce premier long je me sentais déjà prêt. La différence c'est qu'il y a plus de musique à faire sur un format plus long. Mais ça m'a juste confirmé que j'adore ça. Il se passe vraiment quelque chose pour moi quand je compose de la musique en regardant les images. C'est une sensation très différente que de faire un album tout seul avec une liberté totale, avec ses propres images qu'on a en tête, un peu abstraites. Alors que là on travaille au service d'un réalisateur, du film, d'une œuvre collective. Et ça me plaît beaucoup de travailler dans un cadre, avec des contraintes.

Ce qui vous inspire le plus ce sont les images, plus que la lecture d'un scénario ?

Rone : Oui complètement. Bien sûr l'étape du scénario est très importante, c'est là que je décide si le projet m'intéresse. Au départ Frédéric m'a demandé d'écrire la musique du film dès la lecture du scénario, avant que le film soit tourné. Mais j'ai réussi à le faire patienter en lui disant que je prenais du plaisir à composer sur l'image. Le délai est devenu assez dingue car il tournait une scène puis il me l'envoyait à peine montée. Je n'avais pas forcément besoin d'un montage définitif mais au moins de voir les images. J'ai toujours en tête la référence de Miles Davis qui a composé "Ascenseur pour l'échafaud" devant l'écran, spontanément en une nuit. Et ça me parle beaucoup. Pour moi, ce sont les images qui doivent dicter les sentiments et les émotions. Je n'intellectualise pas trop. Je n'écris pas sur une partition, ça sort tout seul devant l'image.

Et donc plutôt que de le subir, ce délai court et cette urgence vous les avez provoqués ?

Rone : Exactement. C'est marrant car j'ai retrouvé cette échéance sur le film de Jacques Audiard où j'avais un mois pour faire 45 minutes de musique. Et ça me plaît beaucoup de travailler dans cette urgence. Il y avait énormément d'échanges, j'avais tous les jours Jacques Audiard au téléphone. C'est très stimulant. Il y a quelque chose de spontané, on n'a pas trop le temps de tâtonner. Il y a quelque chose d'instinctif.

Quand Jacques Audiard a fait appel à vous, vous aviez déjà reçu votre César ?

Rone : Non, tout s'est enchaîné assez vite pour moi, Jacques Audiard a en effet aimé la musique de "La Nuit venue", mais je n'avais pas encore le César à ce moment-là. Quand je l'ai reçu, j'étais déjà en train de bosser sur le film.

Et dans le fait de faire appel à vous, Jacques Audiard avait l'idée dès le début d'une musique électronique, votre style de prédilection ?

Rone : Oui je crois. Il y a plusieurs choses. Il a d'abord été touché par la musique de "La Nuit venue". Puis il a été aussi touché par le spectacle que j'ai écris avec le collectif de (La)Horde et le Ballet National de Marseille (Ndlr : "Room with a View", qui allie danse et musique électro en live, a été diffusé le 29 mai 2021 sur France 4, en replay ici). C'est un spectacle dans lequel je joue entouré de 18 danseurs. Ça l'a beaucoup touché. Et il avait envie effectivement pour ce film de sonorités assez modernes, électroniques, mais aussi qui se mêlent à des sons organiques. Il avait perçu dans ma musique qu'il y avait la possibilité de mélanger les deux. En plus de la musique électronique, il y a du violoncelle et du piano.

Ce changement de registre musical dans le cinéma de Jacques Audiard va aussi avec un changement de mise en scène et de type de film. Il y a un renouvellement chez lui. Vous y participez. Pour vous, quel est le rôle de la musique pour ce film ?

Rone : Ce rôle a évolué. Quand il m'a contacté au départ j'étais censé faire 25 minutes de musique. Au bout de quelques jours, quand j'ai commencé à lui envoyer mes premières compositions, il m'a rappelé en disant que c'était finalement un film musical, qu'il faut qu'on rajoute de la musique. C'est donc passé de 25 à 45 minutes de musique. J'ai pris d'abord cela comme un compliment, et en même temps c'était un petit peu terrifiant car le délai était court. Il avait envie qu'il y ait quelque chose de très musical tout le long du film, même si parfois ce sont des petites touches, des petites virgules.

On oppose souvent les textures à un travail mélodique. Mais dans ce film, il y a un motif qui se déploie...

Rone : Il y en a même plusieurs. C'est vrai que j'ai essayé de donner un thème pour tous les personnages quasiment. Il y a plusieurs thèmes qui ont des variations. C'est quelque chose que j'aime beaucoup faire. Il y a différents types de musique dans ce film. Il y a des musiques qui essayent de représenter l'intériorité des personnages, quand il n'y a pas de dialogue, quand il y a des non-dits, c'est la musique qui vient dire les choses. J'aime beaucoup cela. Et il y a aussi une musique plus illustrative qui vient habiller les plans, le paysage.

J'ai lu qu'une des références de Jacques Audiard au départ était dans le registre classique, Schubert notamment ?

Rone : Oui, quand Jacques m'a montré le film, j'étais un peu déstabilisé car il avait posé des musiques de référence comme ça. Et il y avait en effet beaucoup de musique classique. À un moment donné je me suis demandé s'il savait ce que je faisais. Je n'allais pas essayer de faire du Schubert quand même. Mais très vite il m'a rassuré en me disant qu'il fallait que j'oublie ces références. Il les a posées juste parce qu'il en avait besoin pour donner un ton au film. Mais il avait vraiment envie de bousculer cela, il voulait être surpris, il attendait mes propositions qui le bousculent. L'idée n'était pas de refaire exactement ce qu'il avait en tête, même s'il avait quand même une vision très précise, des timings très précis par exemple. Il voulait que la musique intervienne à 3 min 42, et se termine à tel moment précis. Et en même temps tout cela peut voler en éclats sur une proposition que je fais. C'est ce qu'il préfère, être surpris. Donc parfois j'ai fait des propositions un peu audacieuse, où je faisais des choses à l'opposé de la référence qu'il avait posée, et ça marchait, ça lui plaisait.

Le film a beaucoup d'échos avec la situation de la société d'aujourd'hui, avec des personnages en isolement, qui discutent par Internet en visio, cette solitude en appartement, et ces histoires qui s'entremêlent, se rencontrent... La musique est là pour créer le lien, la liaison, entre ces individus seuls...

Rone : C'est vrai, il y a de cela. La musique a ce rôle de liant entre les scènes et entre les personnages. Il y a un thème pour un personnage qui va évoluer avec des variations quand ce personnage va en rencontrer un autre. Ce sont deux thèmes qui vont s'entrechoquer et qui vont en créer un troisième thème.

Est-ce que le noir et blanc du film a quelque part influencé la nature de la musique ?

Rone : Ah c'est intéressant comme question. Très honnêtement, je n'y ai pas pensé. Mais je pense qu'il se passe inconsciemment quelque chose. J'ai commencé par travailler sur le générique d'ouverture, où c'est un long travelling sur les tours des Olympiades. D'un coup il y avait ces plans très lents, et cela m'a tout de suite inspiré ces nappes avec beaucoup de réverbération pour que le son se perde un peu dans le paysage, se diffuse. Et le noir et blanc inconsciemment a dû jouer sur ce type de sonorités.

En plus des sonorités électroniques, il y a donc comme on le disait le violoncelle et le piano, pourquoi ce choix ?

Rone : L'idée était de jouer sur les contrastes entre les sonorités électroniques où je suis allé vraiment jusqu'à la saturation, notamment lorsque le personnage se drogue, j'ai joué une sorte de montée d'arpège électronique. Et à l'opposé en contraste, il y avait des scènes qui nécessitaient autre chose. L'idée n'était pas de faire de l'électronique tout le long, il fallait du relief et de la dynamique par le contraste. Il y a donc des morceaux à l'opposé, très épurés et organiques, parfois juste quelques notes de piano. J'ai fait pour cela appel à un musicien avec lequel je travaille souvent, Gaspar Claus, violoncelliste. J'ai aussi fait moi-même le piano.

Quelle place a le son dans votre travail de compositeur, est-ce que les sons du film ont inspiré votre musique par exemple ?

Rone : Oui, toujours dans cette scène d'ouverture, où on entend les bruits de la ville, les sons de télé, on imagine l'intérieur des différents appartements, il y a du bruitage que j'ai intégré dans la musique. Dès le départ, Jacques voulait que j'échange avec Hortense Bailly qui s'occupait du sound design du film. Il trouvait intéressant qu'il y ait une fusion entre le son du film et la musique donc on a un peu travaillé là-dessus.

À Cannes vous êtes dans le jury du prix de la meilleure création sonore (attribué cette année à NOCHE DE FUEGO de la réalisatrice mexicaine Tatiana HUEZO - voir notre annonce), aux côté de Bruno Coulais (voir la photo), vous avez vu tous les films d'Un Certain Regard, sur quels critères avez-vous déterminé ce prix ?

Rone : Je me sens très chanceux d'avoir participé à ce jury. C'est mon premier festival de Cannes donc je découvre que la musique n'est pas vraiment mise en valeur ici, et le son de manière générale. Évidemment c'est un festival de l'image, très glamour, l'image est mise en avant, et le son est donc négligé. Ce prix est important, qui ne récompense pas un compositeur mais un film. Et à travers lui toute l'équipe du son. Il y a plein de critères, notamment l'intelligibilité des dialogues. Mais au final il s'agit de juger la globalité du son, et ce qu'il apporte concrètement et narrativement au film. J'ai vu une vingtaine de films, des films passionnants. J'ai fait une sorte de tour du monde. J'ai comme une photographie du monde. Les films nous font voyager. Avec cette sélection on est passé de l'Islande au Mexique en passant par le Maroc.

Parfois on oppose le son et la musique, parfois on l'oppose au mixage, que pensez-vous de cet aspect conflictuel de la relation entre son et musique ?

Rone : Il y a un vrai équilibre à trouver. J'avoue que quand je fais une musique de film je tiens à être là au mixage. En tant que compositeur on a toujours un peu peur que la musique ne soit pas mise en valeur, qu'elle soit sous mixée, qu'on ne l'entende pas assez. Mais au final, c'est le réalisateur qui décide, il sait ce qu'il fait. Et le mixeur, je le vois plutôt comme un allié. Il faut que la musique accompagne le dialogue, que le dialogue se glisse dans la musique. On est tous ensemble au service d'une œuvre. Il faut mettre les égos de côté. C'est une œuvre collective.

 

Propos recueillis à Cannes par Benoit Basirico

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