Full Metal Jacket (1987)

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par Damien Deshayes - Publié le 12-05-2008




« FULL METAL JACKET est un film « pop-rock », et c’est une première chez Kubrick : le rock’n roll remplace ici le jazz qu’affectionnait jusque là le réalisateur, avec des artistes comme Johnny Wright, The Dixie Cups, Sam The Sham And The Pharoahs, Chris Kenner, Nancy Sinatra... »

Huit ans après SHINING, Stanley Kubrick revient sur le devant de la scène avec un nouveau film de guerre : FULL METAL JACKET. Quelques mois après la sortie de PLATOON d’Oliver Stone, oscarisé la même année, Kubrick explore de façon très personnelle le traumatisme de la guerre du Viêt-Nam en adaptant sous forme de diptyque un roman de Gustav Hasford. FULL METAL JACKET suit plus ou moins le parcours d’un jeune engagé, « Joker », lors de sa formation à Paris Island (1 ère partie) et lors de l’offensive du Thêt qu’il couvre en tant que reporter de guerre (2 ème partie).

FULL METAL JACKET est un film « pop-rock », et c’est une première chez Kubrick : le rock’n roll remplace ici le jazz qu’affectionnait jusque là le réalisateur, avec des artistes comme Johnny Wright, The Dixie Cups, Sam The Sham And The Pharoahs, Chris Kenner, Nancy Sinatra, The Trashmen et The Rolling Stones (qui accompagnent avec « Paint It Black » le générique de fin). Le réalisateur a peut-être compris que la rébellion avait changé de camp : le jazz, musique noire que la fin de la discrimination raciale aux Etats-Unis a débarrassé de toute subversion, laisse place au déhanchements d’Elvis. Huit ans plus tôt, Francis Ford Coppola avait montré la voie dans APOCALYPSE NOW avec le célèbre « The End » des Doors, le « Satisfaction » des Rolling Stones et le « Suzie Q » de Buddy Holly. D’une certaine façon, l’usage du rock dans FULL METAL JACKET vient appuyer de façon subliminale une thèse sous-jacente (et pas nécessairement voulue nous le confessons) que l’on peut identifier dans le cinéma de Kubrick, à savoir que la guerre peut être assimilée à un défoulement d’ordre sexuel. Marc Lepoivre indique ainsi que « FULL METAL JACKET l’illustre parfaitement, et notamment la première partie de la formation des marines. Le sergent-instructeur Hartmann rappelle aux soldats que leur fusil, c’est leur petite copine, la seule chatte qu’ils auront sous la main, et qu’il leur faudra lui être fidèle. La deuxième partie, consacrée à la guerre elle-même, s’ouvre sur une séquence montrant une prostituée qui aguiche les soldats américains. Souvenons aussi de la fin du film, lorsque la voix-off de Joker évoque son rêve de seins durs et de la grande foutrerie du retour. » (1)

L’utilisation par Kubrick de ce type de musique pour illustrer son film a néanmoins d’autres fonctions.

En effet, ce parti-pris permet de faire de FULL METAL JACKET un témoignage réaliste de la guerre du Viêtnam, puisque la musique correspond à celle que l’on entendait à l’époque (elle permet aux soldats de garder artificiellement le contact avec l’arrière). Mais à trop généraliser, on en oublierait presque que ce genre musical est utilisé ici le réalisateur d’une façon schizophrénique et donc très ambiguë : les chansons quasi-diégétiques (2) (parmi elles « Chapel Of Love » (« Chapelle d’amour »), qui accompagne la gentille altercation des soldats avant l’attaque de la base) comme les chansons hors champs accentuent toutes l’ironie du film. Les titres des morceaux sont à cet égard pleins d’humour compte tenu du contexte : les engagés sont tondus sur une musique faussement joyeuse qui fait ironiquement allusion à ce qu’ils vont vivre après la formation (« Hello Viêtnam »), une prostituée vietnamienne se déhanche sur « These Boots Are Made For Walking » (Ces bottes sont faites pour marcher), un réalisateur filme la guerre du Viêt-Nam sur un morceau de rock californien complètement délirant (« Surfin’ Bird »). Mais le rock n’est pas le seul genre concerné par ce parti-pris humoristique: les hymnes que fait chanter le sergent sont tout aussi risibles. Le summum étant atteint avec ce pastiche que chante les soldats à Noël  : « Happy Birthday To You Jesus » et bien entendu avec l’hymne du Club Mickey, que l’on entend à la fin, lorsque Joker et l’armée traversent un paysage nocturne en feu : la « Mickey Mouse March » (à l’époque le front vietnamien était surnommé « Disneyland ») qui n’est pas un choix de Kubrick puisqu’elle est mentionnée dans le roman de Hasford.

Enfin, l’usage de la musique rock a une dimension idéologique.

Dans un premier temps, elle maintient une distance entre PATHS OF GLORY (guerre française, 14-18) et FULL METAL JACKET (guerre américaine au Viêt-Nam, années 60) : le premier est un film qui décrit une guerre essentiellement « humaine », mue par des instants patriotiques, des instincts de groupe (musique militaire, Marseillaise), le second est un film décrivant une guerre industrielle, où triomphent la solitude du sniper et l’individualisme des hommes : la musique rock est hautement personnaliste, puisqu’elle idolâtre l’interprète. En ce sens, la musique rock participe de l’idée qu’on peut se faire de la guerre du Viêt-Nam : elle est « la guerre « pop » par excellence, à défaut d’être populaire », nous dit Daniel Gauer (3). Et ce dernier de souligner que le rock est également la source d’un conflit entre la jeunesse américaine et la vieille garde, comme l’est à un autre niveau la guerre du Viêt-Nam, pendant laquelle des jeunes américains inconscients, poussés aux fesses par leurs pères, partent la fleur au fusil casser du « viêt » sans vraiment l’avoir voulu (la première musique du film, chantée par Johnny Wright, « Goodbye My Darling, Hello Viêt-Nam », accompagne une scène qui peut être interprétée comme un rite de passage entre l’enfance et l’âge adulte, entre l’insouciance et la responsabilité, entre l’amour et la guerre).

Dans un deuxième temps, l’omniprésence de la musique rock est le symbole outrancier de la puissance américaine à l’œuvre au Viêt-Nam. Il faut à cet égard remarquer que l’on n’entend jamais de musique locale, un choix qui n’est assurément pas motivé par la volonté de ne pas tomber dans les stéréotypes ou l’exotisme (4). Kubrick a voulu dénoncer le panaméricanisme de cette guerre inique. Daniel Gauer parle à cet égard de « choc de deux cultures qui ne se comprennent pas » et prend comme exemple la mort de la jeune femme vietnamienne : « là où chez les Marines on ne trouve qu’à parler sexe et haine (elle n’a qu’à "crever" là où elle est, la "baby-san"), elle prie ses ancêtres (ou ses dieux) et ensuite supplie qu’on l’achève (5) ». La marche finale, accompagnée par la chanson du Club Mickey montre quant à elle à quel point la victoire américaine avait quelque chose d’absurde et de ridicule : « l’univers mièvre, insoutenablement conformiste, bêtifiant, infantile et pour tout dire ringard (il n’y a pas d’autre terme) d’un Disney, emblème fort adéquat de cette "culture" hollywoodo-américaine qui a pollué (et continue plus que jamais de polluer) cette malheureuse planète » (6), appelé à remplacer la culture ancestrale des vietnamiens.

Dans un troisième temps, dans la continuité de ce qui précède, la musique rock laisse entendre que la guerre du Viêtnam est un jeu : pour les politiques, le Viêtnam est une partie d’échecs entre le capitalisme et le communisme, un « business » dit le Guignol, un problème de fric ; pour les jeunes, la guerre est une occasion de satisfaire des désirs inassouvis au pays : baiser et tuer (à cet égard on se souviendra de cette scène où un soldat héliporté abat sans broncher des paysans dans les rizières, comme s’il dégommait les quilles d’un bowling), ce qui renvoie encore à l’obsession de Kubrick pour l’analogie Eros/Thanatos. Kubrick déclara par ailleurs au magazine Rolling Stone, à propos du morceau « Surfin’ Bird » : « Ce que j’aime à propos de la musique de cette scène, c’est qu’elle suggère l’euphorie d’après combat… le plaisir décrit dans tant de récits de guerre… Ces choix n’étaient pas arbitraires. » Le concept dualité est en effet présent tout le long du film : le Joker juxtapose sur son costume un symbole de paix et l’inscription « Born To Kill » (« Né pour tuer »). Le soldat répond au colonel qui l’interroge sur cette « mauvaise plaisanterie » que cette provocation a pour objectif de montrer la dualité de l’homme, le « truc jungien ».

Pour autant, cette prédominance de la musique rock dans la seconde partie ne doit pas faire oublier la musique originale, qui domine la première partie illustrant la formation des futurs marines et qui est signée par la fille benjamine du réalisateur, Vivian Kubrick, sous le pseudonyme intrigant d’Abigail Mead (une référence à la demeure des Kubrick, « Abbot’s Mead »). A priori, ce choix est très surprenant : que Stanley Kubrick, tourmenté à l’idée d’être dépossédé de son œuvre ou de tomber dans la médiocrité, puisse faire confiance à sa fille, compositrice inconnue et inexpérimentée, a de quoi étonner en effet.

La musique originale de FULL METAL JACKET épouse pourtant à merveille le film du maître. Abigail Mead a signé une musique essentiellement percussive, comme un écho aux thèmes dépouillés de PATHS OF GLORY. Mais l’époque a changé. Nous sommes en 1987, le film a lieu près d’un demi-siècle après la guerre de 14, et la fille de Kubrick a préféré prendre le contre-pied de l’approche orchestrale de Gerald Fried en utilisant à foison synthétiseurs Fairlight et musique concrète (rythmes cardiaques dans « « Time Suspended », bruits extra-diégétiques et intrigants de machines inconnues dans « Ruins » et « Time Suspended »). La musique se montre volontiers humoristique lorsque les percussions synthétiques reprennent les chants des marines, mais sait également se montrer plus subtile, notamment à travers ce thème identifiable et très ambigu à base de trois notes (tonique-sous dominante-dominante), avec une mystérieuse septième mineure, que l’on entend très clairement dans « Leonard »

Transcription à l'oreille du thème de FULL METAL JACKET.

En effet, c’est lors de la séquence centrale du film, au cours de laquelle l’engagé Léonard abat le sergent Hartman avant de se suicider que Kubrick a utilisé le mieux ce thème. Et ceci dans un lieu insolite, les toilettes, ce qui en dit long sur l’humour du réalisateur. Vivian Kubrick signe avec « Leonard » une musique synthétique envoûtante et sublime, avec seulement trois notes, ne musique réverbérée, assez froide, qui retranscrit à la fois l’atmosphère glacée du lieu et la douleur du soldat.

Le Washington Post a qualifié les compositions d’Abigail Mail d’ « ingénieuses, plaintives, pulsantes, gémissantes, métalliques, comme si des mitraillettes pouvaient chanter. »

 

(1) Marc Lepoivre, Objectif Cinéma, « Le sexe dans le cinéma de Stanley Kubrick »

(2) J’appelle musique quasi diégétique des musiques qui ne le sont pas clairement mais qui sont traitées de telle façon qu’on pourrait le croire… Ainsi « Chapel Of Love » pourrait être diffusée par la radio d’un soldat.

(3) Daniel Gauer : « De Paths Of Glory à Full Metal Jacket : d’une guerre l’autre selon Stanley Kubrick »

(4) Michel Chion ( « Stanley Kubrick » in « La musique au Cinéma ») parle quant à lui de musique « neutraliste », qui « ne désigne plus les camps en présence ». Pour les raisons précitées, nous pensons qu’il a tort.

(5) Daniel Gauer : « De Paths Of Glory à Full Metal Jacket : d’une guerre l’autre selon Stanley Kubrick »

(6) Daniel Gauer : « De Paths Of Glory à Full Metal Jacket : d’une guerre l’autre selon Stanley Kubrick »

par Damien Deshayes

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