Propos recueillis par Benoit Basirico
- Publié le 06-03-2023Cinezik : Sébastien Bailly, c'est votre premier long métrage, mais ce n'est pas votre premier film puisque vous avez déjà réalisé trois courts-métrages : "Douce" (2011), "Où je mets ma pudeur" (2013) et "Une histoire de France" (2015). Ces trois films étaient déjà des portraits de femmes, avec des musiques composées par Laurent Levesque. Est-ce que le choix de travailler à nouveau avec ce compositeur sur votre long métrage était motivé par une volonté d'unité et pour retrouver un collaborateur avec lequel vous vous comprenez bien ?
Sébastien Bailly : C'est plus qu'une volonté, c'est une évidence. Je lui avais laissé peu de place dans les courts-métrages, car ce sont des films d'une durée de 20 à 30 minutes, pour lesquels je n'avais pas toujours le sentiment qu'il y avait un besoin impérieux de musique sur une très longue durée, justement à cause de leur brièveté. Mais pour le long métrage, je savais que j'aurais besoin de beaucoup plus de musique. J'avais l'intuition qu'il fallait accompagner les sentiments, l'évolution et les transformations du personnage. La musique devait être le reflet de son âme, la transcription de ses émotions, plutôt qu'un simple commentaire extérieur. Elle devait être sa musique intérieure. Je pouvais laisser à Laurent un peu plus de terrain de jeu.
Laurent Levesque, on a pu vous entendre sur des documentaires de Karl Zero ou Agnès Varda... Quel réalisateur Sébastien Bailly est-il pour un compositeur ?
Laurent Levesque : C'est quelqu'un avec qui d'emblée on s'est compris. On n'a pas dû batailler pour arriver à ce qu'on voulait tous les deux. C'est ça qui est bien. Et à chaque fois, comme on l'a dit, ce sont des portraits de femmes, j'aime beaucoup ça. Avec Sébastien, il y a une entente, une connivence, qui nous permet de travailler dans la même direction, et de construire ensemble. Pour ce film en particulier, la construction s'est mise en place petit à petit très en amont.
L'intention initiale pour la musique de ce portrait de femme était-elle de relater son intériorité, sa sensualité, ainsi que son déchirement intérieur ?
L.L : Oui, dès le début j'ai fait une proposition en termes d'instrumentation, ce que je n'avais jamais fait auparavant, ce qui a permis à la musique de s'épanouir à travers les différents états d'âme de l'actrice. Nous avons donc opté pour un quatuor à cordes de violoncelle et un véritable orgue d'église enregistré en direct pour obtenir ce son très grave et en même temps entendre tous les défauts de l'orgue. Par "défauts", j'entends le fait d'enregistrer l'instrument là où il est joué, dans l'église, et de l'enregistrer directement à côté des tuyaux. Cela permet d'ajouter de nombreuses petites subtilités à la musique que l'on n'entend pas nécessairement habituellement, comme des accidents. C'est ce qui fait que la musique est très vivante, qu'elle n'est pas aseptisée. Et cela correspond bien à ce que vit le personnage tout au long du film avec ses transformations.
Sébastien Bailly, à travers vos films vous donnez l'impression d'être un cinéaste qui explore les troubles des personnages. Dans chaque film, il semble que les personnages soient plongés dans un état de confusion à la suite d'une sorte de révélation. C'est également le cas dans votre dernier film. Le trouble est une part invisible, donc la musique a toute sa place pour convoquer et faire exister cette part invisible. Quelle est votre relation avec la musique ? Lorsqu'elle est présente, elle semble jouer un rôle clé dans votre œuvre.
S.B : Je veux que la musique soit vraiment audible. Elle joue un rôle presque aussi important qu'un personnage. Travailler avec un compositeur, c'est presque comme travailler avec un acteur. Il faut le guider dans la bonne direction, trouver un langage commun, ce qui est différent du langage qu'on peut utiliser avec des acteurs, certes, mais il faut quand même trouver un langage commun pour qu'on arrive à partager tout ce qui est de l'ordre du non-dit d'un personnage. Il s'agit de lui faire ressentir les choses et de l'amener à aller dans la même direction que celle que nous cherchons. C'est toute la difficulté, comme dans le travail avec les acteurs, il y a des choses que je sais et d'autres que je perçois petit à petit. Nous avançons un peu dans le brouillard. Nous avons travaillé longtemps sur la musique, avec des discussions bien avant le tournage. Laurent a eu différentes versions du scénario. Je voulais des cordes, car je savais que le film avait une dimension romantique au sens fort du terme. Il y a eu beaucoup de versions pour certains morceaux, avec beaucoup d'allers-retours. Laurent est même venu sur le tournage, ce qui était intéressant car cela lui a permis de voir les acteurs travailler et de s'immerger dans l'ambiance. Par exemple, lorsque nous tournions dans la maison du personnage principal où le personnage est perdu, la maison n'était pas du tout traitée en mode réaliste. Je pense que cela a permis à Laurent d'amasser du matériel, même inconsciemment. C'est un travail long et difficile, mais je le compare assez volontiers au travail avec un acteur.
Est-ce que la musique est parfois présente sur le plateau pour conditionner les émotions des acteurs ?
S.B : Je n'ai pas encore fait cela, mais j'aimerais le faire un jour. Je sais que certains cinéastes le font.
Lorsque vous discutez pour définir la nature de la musique, sur quel langage vous reposez-vous ?
L.L : C'est surtout sur le ressenti. Il ne sert à rien d'utiliser des termes musicaux exacts. Depuis le début, je savais que je voulais enregistrer un musicien en particulier, alors je me suis tourné vers Nemanja Radulovic, qui, à mes yeux, est le plus grand violoniste, le plus troublant et le plus touchant. Quand j'écris de la musique, je le fais en pensant à quelqu'un en particulier, aux gens qui vont jouer la musique. Si j'enregistre à Abbey Road, par exemple, je sais que je peux écrire des choses difficiles et je sais exactement comment ça va sonner. C'est pareil pour les musiciens. Lorsque nous avons un musicien particulier en vue, avec sa manière de jouer, nous écrivons des choses très puissantes qui lui correspondent. C'est ce que j'ai essayé de faire pour ce film. Il y a eu une tractation qui a duré six mois pour l'avoir, avec beaucoup d'allers-retours pour avoir ce violoniste.
C'est vrai qu'on parle très peu de l'apport des interprètes dans la musique de film, est-ce qu'il est intervenu en dernière étape, après une étape de maquette ?
L.L : Oui j'ai fait une maquette sans lui au départ, que je lui ai soumise.
Sébastien vous avez pu apprécier la plus value de l'interprète ?
S.B : Ah oui, absolument. Nous avions des maquettes synthétiques avec la partie de violoncelle, mais nous n'avions pas encore les violons de Nemanja Radulovic. Même moi, qui ne connais pas vraiment la musique du point de vue technique ou d'interprétation, je n'ai jamais joué d'un instrument ni écrit de la musique, j'ai tout de suite remarqué la différence. Tout d'un coup, il y avait quelqu'un qui avait une sensibilité très forte, qui faisait corps avec son instrument, c'était tout simplement incarné. C'était assez troublant d'entendre ces morceaux avant le mixage, ça prend toute son ampleur. On se dit alors qu'on a bien fait de le faire.
L.L : C'est exceptionnel qu'il ait accepté, car il n'avait jamais joué pour de la musique de film auparavant. Il a sorti huit albums solos chez Deutsche Grammophon et joue avec son ensemble et des orchestres dans le monde entier. Lors de ses concerts, les gens sont tous debout et pleurent. Donc, c'était assez exceptionnel de l'avoir. La séance avec lui n'a duré que trois heures, et j'ai pu vivre la séance de musicien la plus intense de ma vie, car sa générosité est très grande. Il a même parfois changé quelques notes de ma musique, s'excusant ensuite, alors que c'était juste parfait.
Dans le film, avec les différentes personnalités du personnage de Julie Gayet, on ressent un tourbillon, proche du vertige... Et sur le plan musical, Laurent Levesque, vous avez traduit cette sensation par l'utilisation d'un ostinato, du violon qui tourbillonne...
L.L : Effectivement, l'idée est venue naturellement, sans que je ne la réfléchisse vraiment. C'est le film qui a inspiré cette composition. J'aime explorer différents styles musicaux, mais il y a toujours une constante dans mes œuvres : l'utilisation de petites cellules musicales qui sont répétées.
Quel a été le travail concernant le son du film ?
S.B : Nous avons travaillé sur les ambiances sonores, la réverbération des sons, la spatialisation, ainsi que sur le mélange des voix et des respirations pour créer une confusion. Par exemple, nous avons superposé la voix de Julie Gayet sur les images d'Agathe Bonitzer, de sorte qu'il soit difficile de les distinguer, mais il y a une légère différence. Cela permet de ressentir la présence de deux personnes en une seule. Nous avons également travaillé sur une dimension charnelle au son.
Et Laurent, dans quelle mesure le son du film a-t-il inspiré la musique ?
L.L : Lorsque je suis arrivé sur le lieu de tournage, j'ai demandé à l'ingénieure du son, Marie-Clotilde Chéry, de me fournir des sons de respiration que j'ai mélangés avec des bris de miroir, des bruits de langue et des sons électroniques pour en faire des nappes musicales.
Un autre aspect de la musique est lié au fantastique. L'actrice prend des gouttes d'un liquide pour se transformer, elle en prend trop par rapport à la règle, elle dépasse la prescription. La manière dont elle prend ces gouttes sur sa main, comme si elle suçait le sang, évoque le mythe de Dracula. Sauf que ce dernier le faisait pour rajeunir, alors que dans ce film elle se détériore en se transformant. Ainsi, l'utilisation de l'orgue dans la partition peut évoquer le conte gothique...
L.L : Au départ, j'avais en tête la beauté de l'orgue et le fait que cet instrument est rarement utilisé en musique de film. Je n'ai donc pas du tout pensé à Dracula. Cependant, il est vrai que l'orgue évoque souvent un univers gothique lorsqu'on l'écoute.
Y a-t-il eu des références pour guider la composition musicale ?
S.B : Non, il n'y avait pas de références musicales particulières. Cependant, dans les références que j'ai données au chef opérateur il y avait des clins d'oeil visuels, des choses qui guidaient mes choix esthétiques en termes de lumière, un plan de Vertigo, ou les films de Jacques Tourneur, Franju, James Gray, Pedro Almodovar (pour le bandage sur le visage dans "La Piel que habito") mais aussi "L'homme invisible" et "Les yeux sans visage", ça se recoupe. Il y a un réalisme magique qu'on ne voit plus beaucoup en France, de Marcel Carné à Léos Carax. Tous les films fantastiques en France aujourd'hui sont forcément délurés. J'ai souhaité revenir à un fantastique qui ne soit pas forcément spectaculaire.
Propos recueillis par Benoit Basirico
Interview B.O : John Williams par Jean-Christophe Manuceau (auteur, L'Oeuvre de John Williams)