Propos recueillis par Benoit Basirico
- Publié le 03-04-2023Cinezik : C'est à la fois un film qui plonge le spectateur dans le monde de la nuit et une histoire d'amour. Quel a été le point de départ de ce projet ? Est-ce l'idée du lieu ?
Lucie Borleteau : Oui, absolument. C'est le lieu, la fascination pour la figure de la danseuse légère, et la nudité dans l'histoire de l'art, les femmes nues sont au centre des représentations culturelles. Il est réjouissant de se servir de ce lieu unique, un théâtre érotique, pour me confronter à tout cela. Le projet a débuté par des rencontres avec des personnes ayant travaillé en club, par de nombreuses recherches, avant de commencer l'écriture de la fiction.
Est-ce que c'est cette musique du club de strip-tease qui a été travaillée en premier ?
Lucie Borleteau : Pierre et moi avons beaucoup échangé en amont. Je lui ai d'abord fait lire le scénario environ deux ans avant le tournage, et même si le choix de la musique préexistante était très important pour les numéros, nous avons commencé à imaginer très tôt la musique originale. Ce qui lui a plu dans le scénario c'était l'histoire d'amour. Même s'il a composé des morceaux pour certains numéros, nous nous sommes très vite dit que sa musique serait principalement la partition des personnages et de l'histoire d'amour. Nous avons beaucoup échangé sur la musique tout au long du processus. Je lui ai envoyé une sélection de musiques préexistantes avant le tournage pour qu'il puisse constater que c'était un très large spectre. C'était très différent de notre travail sur "Chanson douce", un thriller avec une musique destinée à faire peur, là nous sommes sur un registre beaucoup plus romantique et éclectique. Autant les jeunes d'aujourd'hui comme les danseuses du club écoutent une variété de styles musicaux, pour la musique de Pierre tout était possible, il n'y avait pas de direction univoque.
Pierre Desprats : En découvrant la variété musicale des morceaux intradiégétiques utilisés dans le film, j'ai eu l'impression un peu inverse que le spectre de la musique originale allait être assez limité autour d'une bulle romantique pour suspendre le continuum musical (la musique des numéros, la musique électronique, la samba) par le sentiment amoureux avec des cordes en trémolo. Mais il fallait une certaine porosité entre les deux. Et pour y parvenir, l'idée était d'avoir demandé à Rebecca Warrior (alias Julia Lanoé) de composer des morceaux à partir de titres originaux créés pour les numéros, dans le but de tisser un fil vers la bulle amoureuse des deux personnages, ce que nous avons fait dans une séquence...
Lucie Borleteau : J'étais ouverte quant au style et au type d'instruments à utiliser. Comparativement à notre travail sur "Chanson douce", où nous avions cherché des instruments un peu étranges et enfantins, là je n'avais pas d'idées préconçues pour la musique de ce film. Pour moi, tout semblait possible. Nous avons trouvé notre voie en utilisant des cordes.
Pierre Desprats : Au début, j'étais sceptique à l'idée de les utiliser. Et au final ça marche très bien.
Lucie Borleteau : Je ne suis pas très douée en musique et je ne sais pas comment exprimer mes idées avec des mots. Je n'ai pas fait d'études en la matière, et c'est pourquoi Pierre est très gentil avec moi. Il me fait écouter différents morceaux et nous travaillons ensemble sur des essais concrets, plutôt que de nous appuyer sur des références théoriques. Cette méthode de travail fonctionne bien pour moi. La musique originale a été composée pendant le montage, à l'exception des petites choses que tu as faites pour les numéros, ce qui était assez amusant.
Lucie Borleteau, c'est votre troisième long métrage, en plus de la série "Cannabis" et de nombreux courts-métrages. Après "Chanson douce", c'est la première fois que vous retrouvez un même compositeur. Est-ce que cela facilite la communication ? Le fait de constituer un duo compositeur-réalisatrice est quelque chose de commun dans l'histoire du cinéma. Comment percevez-vous cette opportunité ?
Lucie Borleteau : C'est sûr que c'est simple de travailler avec des gens que je connaîs et avec qui je m'entends bien, à tous les postes, et particulièrement à celui-là. La musique était chez moi un endroit d'angoisse et de non-confiance, pendant des années je ne voulais pas du tout travailler avec des compositeurs de musique, je m'en méfiais. Et maintenant, je me sens tout à fait en confiance grâce à cette collaboration, et j'espère bien qu'il va y en avoir d'autres. Je suis tranquille maintenant avec ça. J'ai l'impression d'avoir trouvé mon gars.
Après "Chanson douce" vous changez de registre. Il y a cette idée de ne pas tracer un même sillon. Pierre Desprats, votre autre collaboration régulière avec Bertrand Mandico paraît plus homogène d'un film à l'autre, là où avec Lucie Borleteau vous faites de grands écarts...
Pierre Desprats : Je ne suis pas sûr que les deux films de Lucie présentent tant de grands écarts. Il y a une certaine cohérence entre "Chanson douce" et "A mon seul désir". Bien que la musique soit différente, je trouve que les deux films partagent une même vision cinématographique, des espèces de films-monde qui consistent à raconter des histoires simples mais efficaces, comme un thriller ou une histoire d'amour entre deux femmes. Dans les deux cas, Lucie apporte une grande attention aux gestes et aux détails, que ce soit les gestes de la danse ou ceux de la nounou. Même si l'esthétique musicale est différente, je trouve de nombreuses analogies entre les deux films. Dans le rapport à la composition, je retrouve une certaine homogénéité dans la manière dont la musique renforce l'intériorité des personnages. Bertrand Mandico a une approche formelle différente effectivement.
Lucie Borleteau : Nous sommes dans un rapport émotionnel au personnage. La musique est très sensuelle et sensorielle. Elle doit attraper le spectateur et l'amener dans les sentiments
du personnage, avec son cœur qui s'emballe, et la déception. Bref, toutes ces choses où, selon moi, la musique nous enveloppe, pénètre en nous, circule dans nos veines, nous emporte.
Il y a une dimension mentale dans la musique qui reflète un fantasme et la dimension sentimentale. La musique est éthérée. De plus, il y a un morceau de jazz qui intègre parfaitement cette dimension romantique...
Pierre Desprats : Ça, c'est la partie un peu amusante de mon travail qui s'apparente à un travail d'acteur. Nous devons essayer des choses que nous n'aurions pas essayées naturellement, et la metteuse en scène nous y amène en nous demandant de faire une reprise de Casse-Noisette, par exemple, ou en ayant besoin d'une bossa nova. Comme Lucie, je ne suis pas allé à l'école de musique, j'ai dû découvrir comment écrire un morceau avec des couleurs jazz et des accords très bossa. Je pense que cela crée une forme d'homogénéité dans le film, dans le fait que ce soit mis dans un seul corps d'interprète.
Le propre de la musique de film, très souvent, est de convoquer une part invisible et de compléter le film. Cette musique ajoute une dimension fantastique au film. Il y a quelque chose de l'ordre du conte, la musique y contribue.
Lucie Borleteau : Absolument. Nous avons exploré les domaines du conte et de la romance, par la musique et par l'image. La partition musicale est donc très importante dans ce sens, même dans le choix des musiques préexistantes. Il y a finalement peu de musiques que l'on pourrait imaginer entendre dans un club de strip-tease. Les gens s'attendent à voir un film avec beaucoup de sexe, de corps, et au final c'est très sentimental. Et il y a aussi une dimension fantastique puisque le personnage principal a des visions qui sont accompagnées d'une musique qui me font penser à une musique de dessins animés japonais. L'idée est que le merveilleux est au coin de la rue.
Pierre Desprats : C'était la partie séduisante, l'élan amoureux qui possède quelque chose de magique, suspendu et pur, à l'opposé de cet endroit qui incarne l'inverse, c'est-à-dire la marchandisation des corps, le spectacle artificiel. J'aime que le film mette en scène cette rencontre entre les deux, montrant non seulement la pureté présente dans ces numéros d'effeuillage, mais également l'impureté qui peut exister au sein du sentiment amoureux.
Lucie Borleteau : L'idée d'une certaine magie me semble tout à fait juste.
Louise Chevillotte est véritablement éblouissante. On suit le parcours de son personnage (Aurore). C'est un récit initiatique, on découvre l'histoire en même temps qu'elle. On est vraiment en phase avec elle. En ce qui concerne la musique, y avait-il également cette volonté d'accompagner sa progression ?
Pierre Desprats : Lors de la première visite d'Aurore au club, elle ressent un choc, une sensation de liberté, puis ensuite un choc amoureux avec Mia (Zita Hanrot). Ce choc est associé à un souvenir musical, la musique du club. L'idée était donc que cette musique alimente la bulle amoureuse frissonnante. La musique accompagne ainsi l'histoire d'amour, incarnant les frissons, la chaleur, et puis finalement le moment où les choses se délitent. Ce qui m'intéresse particulièrement, c'est le moment du premier choc, quand on entre dans un endroit et que quelque chose d'absolument fou se produit, qui nous bouleverse. Ainsi, l'enjeu était de comprendre comment la musique du club nourrit la musique originale, la musique intérieure.
Rebecca Warrior (Julia Lanoé), reconnue pour ses albums, a composé plusieurs chansons originales, dont "A mon seul désir"... Y avez-vous participé ? On entend à plusieurs reprises cette voix douce et cotonneuse qui reprend le titre du film...
Pierre Desprats : Lucie a travaillé avec Julia sur deux morceaux pour deux numéros.
Lucie Borleteau : J'avais demandé deux titres pour des numéros, l'un étant vraiment dans l'esprit de Sexy Sushi (le groupe électroclash de Rebeka Warrior), le morceau "Club Eternity" ("Laissez-moi dans ce club pour l'éternité"). Je ne pouvais pas espérer mieux. J'ai fait de nombreux essais de stripteases sur différentes musiques, mais avoir une chanson spécialement pour notre club et notre histoire était incroyable. Il faut savoir que j'écoute peu de musique, mais je suis une grande fan de Rebeka Warrior depuis des années, donc j'étais vraiment excitée à l'idée de la rencontrer. Et j'étais ravie qu'elle soit touchée par ces personnages et cette histoire. Cette chanson est venue rapidement. Ensuite, une autre chanson devait être pour un numéro où Aurore est malheureuse, pleurant et se sentant seule, mais qui n'a finalement pas été incluse dans le film. Je lui ai dit que j'aimerais quelque chose de plus proche de ses autres groupes, comme Mansfield.TYA, c'est-à-dire une balade romantique mignonne d'amour raté. Elle a donc écrit ce morceau en utilisant le titre du film. Cela vient probablement de mes origines nantaises, mais je pense à Jacques Demy. Lorsque nous avons décidé de réaliser cette séquence en utilisant ce morceau, je me suis dit : OK, on y va, on multiplie les plans, on se lâche. Et effectivement, Pierre a travaillé sur les arrangements de cette chanson. Il y a eu une certaine synergie avec toute la partition romantique du film, aussi parce qu'ils se connaissaient, ayant travaillé ensemble. C'était vraiment pratique.
Pierre Desprats : L'arrangement a consisté à changer complètement la couleur du morceau tout en restant proche de la version initiale. Autrement dit, Rebecca avait créé un morceau plutôt tourmenté et sombre, et l'arrangement a consisté à conserver la mélodie, les paroles et la structure du morceau, tout en le rendant plus lumineux et plus suspendu, pour donner une possibilité de retrouvailles, incitant à penser "ah, il faut qu'elles se retrouvent".
Lucie Borleteau : Pour un maximum de nostalgie... Pour rebondir sur ce que vous disiez précédemment à propos d'Aurore, la musique est aussi légèrement en avance sur elle. C'est-à-dire qu'Aurore ne se rend pas compte qu'il peut y avoir de l'amour au début. Et je pense que selon les spectatrices et spectateurs, on ne perçoit pas de la même manière cette histoire d'amour. Ça peut être une réelle surprise. Mais j'ai trouvé intéressant que la musique nous offre des petits indices, des éléments, qu'elle sollicite notre sixième sens, notre sensualité. Je trouve cela plaisant que la musique soit légèrement en avance sur elle, y compris lorsqu'elles vont se rater. La tristesse aussi, elle est en avance sur elle. La morale du film, qui est justement amorale, est de ne jamais la juger. Que ce soit sur l'histoire intime qui arrive au personnage, que le choix de montrer son corps et d'être rémunéré pour cela. Je pense que cela imprègne tout, y compris la musique, il n'y a pas d'ironie ni de violence. Il y a quelque chose de bien plus complexe et ambigu que cela.
Propos recueillis par Benoit Basirico