Interview B.O : John Kaced & Stéphan Castang, épouser les fluctuations du personnage (Vincent doit mourir)

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Propos recueillis à Cannes par Benoit Basirico

- Publié le 19-05-2023




John Kaced signe la musique du thriller fantastique de Stéphan Castang, son premier film “Vincent doit mourir” (Cannes 2023 - Semaine de la Critique / Sortie le 15 novembre 2023), sur un homme, Vincent (Karim Leklou), agressé sans raisons par des gens dès que ces derniers le regardent. Dans sa fuite, il rencontre une jeune femme (Vimala Pons) avec laquelle il tente de nouer une relation malgré le danger des regards. La partition, comme le film, joue dans le registre du genre, lorgnant vers le cinéma de John Carpenter. Les notes synthétiques élaborent un jeu de positionnement à la fois en retrait et en soutien de l'action, favorisant la surprise. 

Cinezik: Stéphan Castang, c'est votre premier long métrage. Comment est née votre collaboration avec John Kaced, et à quel moment est-il intervenu?

Stéphan Castang: Eh bien, avec John, notre collaboration remonte à un bon moment maintenant. On s'est rencontrés grâce à des spectacles, parce qu'on a tous les deux une affinité avec le théâtre. Moi, j'étais comédien dans des spectacles où John composait la musique. Dès que j'ai commencé à réaliser des courts métrages, j'ai toujours invité John à travailler avec moi sur la musique. Pour moi, la musique, c'est super important, c'est comme un élément clé de la narration, presque comme un deuxième scénariste. Alors, pour ce projet, qui est mon premier long métrage, il était hors de question de le faire sans John. On a continué avec une façon de travailler qu'on avait déjà testée dans les courts métrages. La première personne à qui j'ai proposé de bosser sur le film, c'était John. Moi, j'ai rejoint le projet il y a trois ans, donc avec John on a commencé à travailler ensemble à ce moment-là. La musique était au cœur du film, presque toute la bande originale a été composée avant le tournage. Cela nous a permis de faire écouter la musique aux acteurs, aux chefs opérateurs, et aux équipes de déco pendant la préparation, pour leur donner une idée de l'atmosphère du film.

Et vous, John Kaced, comment s'est passé votre premier contact avec le film ? Quels ont été les éléments qui vous ont inspiré dans la présentation du film?

John Kaced: Mon premier contact avec le film, c'était le scénario. Comme Stéphan l'a dit, au fur et à mesure qu'il modifiait le scénario avant le tournage, je recevais des mises à jour tous les deux mois. Je composais en lisant le scénario et j'envoyais à Stéphan une dizaine ou une quinzaine de morceaux. Il me donnait son avis, disant "ça, c'est cool, ça aussi". Ensuite, on reprenait des extraits des morceaux qu'il aimait et je composais de nouveaux morceaux. Petit à petit, ce qui ne l'intéressait pas a été écarté et il en est resté une sorte d'essence, notre terrain d'entente en quelque sorte. Le truc le plus compliqué, c'est de comprendre la vision de Stéphan, car même si on a un scénario, il y a mille façons de le transposer à l'écran. Le défi, c'était de comprendre ce qu'il avait en tête. Je lisais, je m'imaginais le film, et il fallait que ma vision soit aussi proche que possible de la sienne. On s'est rendu compte qu'il fallait être assez minimaliste, raconter beaucoup sans trop en dire. C'est pour ça qu'il n'y a pas de grosses évolutions harmoniques, c'est plutôt basé sur une note qui se développe, et ainsi de suite. On se disait qu'il fallait que ça bouge, que le personnage semble emporté par quelque chose qui le dépasse. Que ce soit dans les moments calmes ou plus intenses, il fallait toujours qu'on ressente qu'il y a une force qui le pousse en arrière, quelque chose de plus grand que lui. C'était une sorte de constante, quoi.

L'aspect film de genre était-il l'intention de départ qui a guidé la musique ?

Stéphan Castang : Il y a plusieurs éléments à considérer. J'ai aussi donné à John des références musicales qui, selon moi, étaient un bon point de départ. Donc, ouais, il y avait des trucs de films de genre, comme Carpenter, évidemment. Et puis, aussi de la musique des années 70 comme Tangerine Dream, et des choses plus classiques comme Mahler et surtout Shostakovich. On trouvait ça cool de partir de ces références variées, car notre film est à l'intersection de plusieurs genres. C'était également intéressant musicalement d'explorer cette direction. Une autre idée était d'avoir des leitmotivs pour les personnages, les situations, la violence, et un truc qui monte en puissance, comme John le disait. Je voulais un équilibre entre les images, les voix et la musique qui soit proche de ce qu'on retrouve dans un opéra. Par exemple, il y a cette scène où Vincent rencontre Joachim, qui a le même souci que lui. Si on enlève la musique de cette scène, on perd la moitié de l'ambiance fantastique. La musique que John a composée donne une dimension mythologique à la scène. C'est comme à l'opéra, où un texte simple devient extraordinaire avec la musique.

Et effectivement, à propos de John Carpenter, on pense à "Christine", avec la voiture, les phares, et aussi au "Village des damnés" avec le regard des enfants. Dans "Vincent doit mourir", Vincent, joué par Karim Leklou, croise un regard et la personne veut l'attaquer. Et il y a ce chien qui réagit comme un avertissement de ce qui va se passer. Parfois, chez John Carpenter, la musique joue ce rôle. Donc, musicalement, comment avez-vous abordé ce placement de la musique pour anticiper ce qui allait se passer ?

John Kaced : Pour les premières agressions, il n'y a pas de musique. En fait, il y a le générique qui crée une sorte d'attente, et ensuite, il y a juste un petit son, un peu comme le grognement du chien, mais très subtil. Chaque fois qu'il y a une agression, ce son s'arrête, et on entend uniquement les bruits des coups et de l'agression. La musique intervient bien plus tard dans les agressions, quand ils quittent la ville. Avant cela, toutes les agressions sont dans un "silence musical", si on peut dire ça comme ça.

Stéphan Castang : La fréquence apparaît après la première agression, il se prend des coups de téléphone dans la figure, et une fois qu'il a été frappé, cette première fréquence démarre, elle traîne un peu, et accompagne la deuxième agression. Donc, la première agression commence sans musique, mais pendant l'agression, la fréquence se met en place et après elle joue un peu le rôle du chien. C'est vraiment construit étape par étape.

Alors, en parlant du placement, la musique était pensée en amont, mais elle a été ajustée pendant le montage ?

John Kaced : C'était comme une partie de ping-pong. On avait la musique avant, Steph s'en inspirait et parfois faisait le montage dessus. Puis, y'avait des fois où ça collait pas et là, je modifiais la musique. Des fois, on faisait plusieurs allers-retours, et l'idée c'était que la musique et l'image finissent par ne faire qu'un, en quelque sorte. Faut que ça ait l'air si bien intégré qu'on ne sache pas ce qui a été fait en premier. Même pour des moments où c'était plus simple, la musique était déjà prête, on pourrait croire que ça a été monté par-dessus. Et il y a des moments où, franchement, même moi, je sais plus où on en est dans cette partie de ping-pong.

Stéphan Castang : En fin de compte, y'a eu du ping-pong, mais y'a très peu de morceaux qu'on a dû retoucher. Il y a vraiment 2 ou 3 séquences où on a dû faire des échanges, et comme je peux être un peu casse-pieds, il y a eu pas mal d'allers-retours sur certaines séquences. Mais en fait, c'est aussi l'avantage d'avoir la musique en amont, parce que plutôt que d'avoir les images et de caler la musique après, là, lors du montage, on avait des séquences où c'était la musique qui guidait le rythme du montage qu'on avait fait avec Méloé Poillevé, la monteuse du film.

Stéphan Castang, vous veniez du monde du spectacle, et John Kaced faisait partie de votre équipe, comme les acteurs ?

Stéphan Castang : Pas seulement, il faisait partie de la troupe, mais pour moi la troupe, c'est vraiment dans un sens large. Ça inclut autant les acteurs que l'équipe technique. Je ne peux pas vraiment faire de hiérarchie là-dedans. Nous sommes une troupe, on réfléchit ensemble, on crée avec tous nos talents, mais aussi nos faiblesses. C'est ça qui donne le ton du film en général. Et en fait, je n'étais pas metteur en scène, j'étais acteur et John, il composait la musique pour nos spectacles.

Donc, John, passer du spectacle vivant à la réalisation d'un film, le processus de travail est différent, ou y a-t-il une certaine continuité pour vous ?

John Kaced : C'est différent. Je ne me suis jamais vraiment posé la question, mais ce qui m'intéresse au théâtre, c'est le fait que c'est du live, donc je l'aborde un peu comme un concert. Généralement, tu n'as pas droit à l'erreur, c'est plus l'art de composer en live, d'être bon du premier coup. Le cinéma, par contre, c'est plus comme de la littérature, tu peux revenir dessus, le travail s'étale dans le temps. Il faut trouver le bon moment, mais tu as vraiment le temps de le composer. Ce n'est pas exactement le même art.

Stéphan Castang, vous étiez acteur dans le monde du spectacle vivant, où la musique est souvent présente sur scène et peut influencer les acteurs. Dans quelle mesure la musique influence-t-elle votre travail, et maintenant, en tant que réalisateur, est-ce qu'une certaine musique était présente sur le plateau pour guider, même dans un film, les acteurs ?

Stéphan Castang : Pour moi, la musique est vraiment fondamentale. Même si je devais faire, disons, un film sans musique, j'aurais toujours une sorte de musique dans mon processus d'écriture, dans ma préparation. Il y aurait toujours une chanson qui m'accompagnerait. C'est pourquoi, en plus de toute la partition de John, il y a "Vanina" de Dave. C'est une sorte de perversité de ma part, j'en suis conscient, mais pour moi, c'était évident. À un moment donné, quand je travaillais sur le scénario, je ne sais pas pourquoi, Dave m'est venu à l'esprit. Pour moi, il y avait une certaine évidence dans cette chanson, une sorte de vintage, et quand on écoute les paroles, ça correspond parfaitement à l'histoire. C'est comme un cri, presque comme le cri de Vincent, et c'est dans la tonalité du film. Pour moi, la musique, je la faisais écouter au directeur de la photographie, à l'équipe de décoration. Ça leur donnait vraiment une idée de l'ambiance et c'était aussi pour les acteurs. Je n'ai pas diffusé de musique sur le plateau parce qu'il n'y avait pas de scène qui, pour moi, nécessitait cela. Mais je n'exclus absolument pas l'idée de jouer parfois de la musique sur le plateau, pour tout le monde, pas seulement pour les acteurs.

Nous avons parlé de l'aspect horrifique, mais pas de la romance. Parce que Vincent, dans "Vincent doit mourir", va rencontrer une jeune femme, Margot (Vimala Pons), qui vit dans une péniche. La musique ne soutient pas vraiment la romance avec une musique romantique, elle semble être sur le même registre que les autres musiques ?

Stéphan Castang : Il y a bien une musique pour la romance, mais elle fait partie intégrante du reste. Margot a son propre thème, qu'on entend lorsqu'ils se rencontrent et que John a décliné et développé quand Vincent traque Margot sur internet et quand ils vont sur le bateau, il y a une petite mélodie qui accompagne leur histoire d'amour.

John Kaced : C'est le même rapport harmonique que le reste de la partition, sauf que toute l'instrumentation, les synthétiseurs, etc., sont retirés. Le tempo est ralenti, tout est ralenti. C'est le moment dans le bateau quand il fume un joint, etc. C'est dépouillé, c'est calme, c'est presque détendu. C'est le même rapport harmonique qu'on retrouve presque dans tout le film mais avec des instrumentations différentes selon les situations.

Cette musique est finalement dans l'esprit de ce personnage, constamment dans sa tête ? Ainsi, quand il est effrayé ou amoureux, la musique lui colle à la peau...

John Kaced : Avec Stéphan, au début du processus de création, nous avons cherché à créer ce que nous appelions entre nous la "matrice". C'était une pièce qui évoluait avec une augmentation de l'instrumentation, un peu comme un boléro de Ravel, représentant tous les états dans lesquels Vincent allait se retrouver au cours du film. Donc il y a d'abord cette partie où on entend seulement un Rhodes qui joue une note, "doum, doum, doum, doum, doum". C'était ce qu'on appelait entre nous l'étape 1, le module 1. C'est le moment où il est presque à un point mort, on sent qu'il y a quelque chose, mais c'est tout. Ensuite, il y a le piano, c'est l'étape 2, le moment où quelque chose se passe, et ainsi de suite. Et lorsque le synthétiseur se déclenche, nous avions environ 7-8 états qui correspondaient à tous les états dans lesquels il allait se trouver, du plus calme au plus intense. Ensuite, nous avons extrait chaque partie et recomposé les morceaux en fonction de ce qui se passait à l'écran. Il y avait cette idée d'avoir un fil conducteur qui était son état d'esprit, son émotion.

Et Stéphan Castang, en tant que réalisateur, la relation avec la musique peut être très délicate, car parfois un réalisateur peut craindre que la musique domine le film. Comment percevez-vous la juste place de la musique dans ce contexte ?

Stéphan Castang : Je n'ai absolument aucune peur de la musique. La musique est nécessaire, elle est essentielle. Mais ce dont il faut être prudent, c'est avec les clichés, les lieux communs. Par exemple, avoir de la musique de cordes dans une scène romantique, ça rend l'histoire d'amour ennuyeuse pour moi. À moins qu'il s'agisse d'un grand mélodrame, comme ceux de Douglas Sirk, où il faut vraiment pousser à l'extrême pour que cela devienne intéressant. Ce qui m'intéressait, en travaillant avec John sur la façon dont nous allions accompagner cette histoire d'amour entre Margot et Vincent, était d'être presque dans une ligne mélodique épurée, avec le moins de commentaires possibles. Je ne pense pas qu'il faille craindre une musique qui domine, mais plutôt une musique qui commente. Ce qui est intéressant, c'est que la musique raconte quelque chose, que ce soit l'état d'esprit des personnages ou autre, par le biais de leitmotivs. C'est merveilleux avec la musique, car elle peut toucher le spectateur de manière différente qu'avec une narration linéaire ou des dialogues. Et ce qui est formidable, c'est que chaque spectateur peut y trouver son propre sens.

John Kaced : Stéphan me disait constamment : "Je veux que l'on puisse écouter la musique seule, sans regarder le film". Ce sont des défis que l'on se lance. Il me disait aussi : "Je voudrais qu'en entendant 2-3 notes, on se rappelle du film." Donc voilà, quand tu as tous ces petits défis et que tu essaies d'y répondre, tu n'y parviens peut-être pas à 100% pour tout, mais cela te place dans une position où la musique doit avoir une certaine autonomie tout en devant correspondre avec ce qui se passe à l'écran.

John Kaced, dans votre méthode de travail, utilisez-vous une partition écrite de manière traditionnelle ou jouez-vous directement sur un clavier pour explorer des idées?

John Kaced : J'utilise les deux méthodes. Je crée des partitions soit directement sur l'ordinateur ou en MIDI, et dans ce cas, je ne suis pas en train de jouer, je cherche plutôt des harmonies. J'ai une formation classique en musique, et d'ailleurs, nous discutons souvent de musique classique avec Stéphan. Cela constitue vraiment la base de notre travail. Parfois, tu peux réinterpréter ta partition avec un synthétiseur Moog, par exemple, mais tu te retrouves face aux mêmes problématiques que si tu utilisais un violoncelle. Parfois, même sur une bonne musique, si tu n'as pas choisi le bon synthétiseur, elle est difficilement audible. Mais quand on parle de musique classique, on est vraiment sur la bonne base.

Votre approche semble être en quelque sorte l'opposé de celle de Hans Zimmer. Ce dernier crée de la musique électronique jouée par un orchestre. Vous, en revanche, semblez écrire dans un style classique mais joué avec des synthétiseurs...

John Kaced : C'est exactement ça. Pour être honnête, Stéphan a une solide culture en musique classique, opéra, etc. Quant à moi, j'ai passé 12 ans au conservatoire en étudiant le piano classique et la composition. Donc, oui, on a tendance à parler plus de Bach et Chostakovitch, et on a eu de grandes discussions sur Schumann, plutôt que de musique électronique. Cela étant dit, j'écoute beaucoup de musique électronique. J'ai mes références même en matière de musique de film, et elles sont souvent les œuvres de musiciens contemporains. Mais lorsqu'on discute, on a tendance à avoir des conversations qui pourraient être plus typiques du 18e siècle que de ce qui est actuellement tendance dans la musique.

Stéphan Castang : Oui, absolument. Je trouve très pertinent le parallèle que vous faites avec le travail d'Hans Zimmer. C'est exactement cela. Si l'on écoute les premières partitions de Zimmer, je pense que l'une de ses premières œuvres est pour le film "Travail au noir" de Skolimowski, c'est assez fascinant de voir son évolution et comment par moments il donne l'impression de faire du Vangelis. Ce qui peut être formidable mais parfois aussi un peu trop imposant. Ce qui est vrai, c'est qu'avec John, nous avons tendance à partir de l'essence de la musique, de l'épure. On cite souvent Bach, car peu importe comment vous l'arrangez, sa musique reste incroyable, on peut la rendre intemporelle ou contemporaine, que ce soit à travers des sonorités, des mélanges de textures, ou de l'orchestration.

 

 

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