Interview B.O : Gael Rakotondrabe (État limite, de Nicolas Peduzzi)

[Au cinéma le 1er mai 2024]

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Propos recueillis à Cannes par Benoit Basirico

- Publié le 18-05-2023




Le pianiste Gael Rakotondrabe signe une musique électro pour “État limite” (au cinéma le 1er mai 2024, après sa diffusion sur Arte le 28 février, et sa Selection ACID à Cannes 2023), documentaire de Nicolas Peduzzi en milieu hospitalier, auprès d’un médecin qui arpente les couloirs vêtu de sa blouse blanche et fait face au manque de moyens. La partition illustre un univers en tension, joue l’urgence par ses rythmiques, et le chaos d’un milieu en détresse par ses textures hybrides. Avec la musique, le documentaire quitte la simple représentation du réel pour toucher au trauma global de toute une société.  

Cinezik: Vous êtes à l'origine pianiste de jazz. Vous avez accompagné différents artistes, Cocorosie, David Byrne, Matmos. Comment s'est faite la transition vers le cinéma?

Gael Rakotondrabe: Alors, je n'ai pas connu une transition très nette en tant que musicien de scène vers compositeur de film, parce que je continue à faire des tournées. Cependant, j'ai toujours eu l'envie de composer de la musique pour l'image, depuis mon plus jeune âge. J'ai d'abord commencé avec le théâtre il y a quelques années. Ensuite, cela s'est fait plus naturellement à travers des rencontres avec des réalisateurs qui m'ont simplement demandé de composer des musiques pour des films, principalement des documentaires. J'ai collaboré avec Tessa Louis-Salomé, qui a réalisé le documentaire sur Léos Carax, "Mister X", qui a été présenté à Sundance. Ce fut l'un des premiers documentaires pour lesquels j'ai participé. J'ai de nouveau travaillé avec elle récemment sur "The Wild One", un documentaire sur la vie de Jack Garfein. Et actuellement, avec Nicolas Peduzzi, c'est la première fois que je collabore avec lui.

Alors, concernant ce documentaire qui a une approche sociologique et s'immerge dans un service public, l'hôpital, on pourrait faire le parallèle avec le style cinématographique de Wiseman aux États-Unis ou de Nicolas Philibert, qui a récemment réalisé "L'Adamant", un genre de cinéma qui se passe souvent de musique. Ici, Nicolas Peduzzi, venant d'un film intitulé "Ghost Song" où la musique avait un rôle central, il est passionné par la musique et se confronte au genre documentaire qui s'en passe habituellement. Comment cette alliance a-t-elle pu se réaliser? La musique s'est-elle imposée rapidement?

Oui, nous avons abordé le sujet de la musique dès le début du montage. En réalité, nous nous sommes rendu compte que la majorité du temps, le film se déroule à l'intérieur de l'hôpital, où il y a énormément de bruits ambiants. On suit de près l'intimité des consultations, on est vraiment au cœur de la relation entre les patients et les médecins, ce qui est filmé de très près et est à la fois très intime. Avec tous les bruits de machines et de couloirs, il semblait que la musique n'avait pas nécessairement sa place. Au départ, nous souhaitions donc ne pas en ajouter trop. Cependant, nous avons réalisé que cela pourrait être bénéfique. Il y a des moments assez intenses dans le film, notamment quand le docteur met en scène une pièce de théâtre avec un patient, et soudainement, nous avons senti qu'il manquait quelque chose, peut-être un élément émotionnel pour mettre en valeur ce qui se passe. Au fur et à mesure, la musique est devenue un personnage à part entière du film.

Et ce film, en effet, décrit un service public sous pression, manquant de ressources. Est-ce que le rôle de la musique, à un moment donné, était d'accentuer cet état de tension, cette ambiance presque cauchemardesque? Parfois, le film ressemble à un cauchemar.

Oui, le film est un cauchemar. La première scène du film est une immersion assez brutale dans le système hospitalier en crise, sur une adaptation du Prélude n°4 de Chopin. On ressent immédiatement la tension, le malaise, et cela a ensuite servi de fil conducteur pour les musiques que j'ai composées tout au long du film, en créant une sorte de dichotomie entre quelque chose de très doux au piano et très intense avec de la techno et des rythmes assez percutants.

Vous parliez de tension et maintenant vous mentionnez le rythme. Effectivement, c'est une musique très rythmée. Est-ce que cela correspond aussi à l'esprit d'état d'urgence qui anime ce médecin, constamment en train de courir dans les couloirs?

Oui, parfois je compose littéralement en utilisant les pas du docteur que nous suivons dans l'hôpital, en prenant ses pas comme un métronome, afin de le suivre au plus près. C'est lui qui donne le rythme, le battement de cœur de la musique. D'ailleurs, j'intègre des échantillons de battements de cœur et des bruits de machines d'hôpital dans la bande-son elle-même. Nous voulions véritablement faire partie de l'hôpital et de l'histoire qui se construit dans le film. La musique tient compte des sons, en quelque sorte. Il y a une interaction entre les sons et la musique.

Nicolas Peduzzi en tant que réalisateur vous laissait-t-il une totale liberté ou vous donnait-t-il des instructions précises?

C'est assez inhabituel, mais Nicolas fait preuve d'une grande confiance. Il accorde vraiment sa confiance et m'a donné carte blanche sur de nombreux aspects. C'est quelqu'un qui est très réceptif à la musique, ce qui est fascinant. Nous avons beaucoup travaillé autour du piano ensemble. Il est venu chez moi et ensemble nous avons exploré différentes idées. Je lui faisais des propositions et bien sûr, il faisait des retours, mais il a été très généreux à cet égard, ce qui est assez rare dans le milieu du cinéma.

Et ce que vous avez composé, était-ce très ciblé au point de créer uniquement ce dont le film avait besoin, ou bien avez-vous fourni de nombreuses compositions parmi lesquelles il pouvait choisir?

Eh bien, cela s'est passé il y a environ un an, lorsque j'ai reçu la première version du film sans musique, et j'ai simplement proposé une dizaine de compositions que j'ai créées, non pas directement en fonction des images, mais qui m'ont été inspirées juste après avoir regardé le film. Et à partir de là, nous avons fait des allers-retours avec ces morceaux qui lui ont plu.

Vous venez du jazz en tant que pianiste, et pour cette musique, il y a une composante électronique très importante. Vous vous écartez de votre style initial, comment abordez-vous cette exploration de nouveaux territoires ?

Effectivement, je viens du jazz, mais j'ai également étudié la musique classique et j'ai beaucoup joué avec des groupes de musique pop, électronique, rock. J'ai également produit des albums, et j'aime beaucoup travailler avec des machines, des synthétiseurs, et des échantillons; tout cet univers me passionne autant que le reste. Donc, il a été assez naturel pour moi d'emprunter cette voie. Ce n'était pas nécessairement ma spécialité de faire de la techno, mais c'est toujours excitant de s'aventurer hors de sa zone de confort.

Différents styles vous influencent, et en tant que pianiste de jazz, vous êtes peut-être initialement axé sur la mélodie et le développement de motifs, mais là, on se dirige aussi vers une dimension beaucoup plus texturée, beaucoup plus atmosphérique. C'est un peu l'Apocalypse Now de l'hôpital, comme si on était parfois dans une descente aux enfers, avec le chaos qui prend de plus en plus d'ampleur. Cela se traduit par ces textures qui deviennent de plus en plus envahissantes...

Oui, effectivement, on adopte le point de vue du médecin traitant ses patients. Et au fil du film, on réalise que non seulement les patients sont malades, mais l'hôpital lui-même est malade. Le médecin et les infirmières se plaignent des conditions de travail, et on réalise que tout cela s'entremêle. On ne sait plus vraiment qui est malade, tout se fond en un tout, on est pris dans un tourbillon de crise. Le film a d'ailleurs commencé à être tourné pendant la crise du Covid, donc je pense que cela résonne en chacun de nous d'une certaine manière, et on prend véritablement conscience de la situation en regardant le film. Cependant, il est vrai qu'il n'y avait pas d'orchestration évidente qui pouvait faire le lien tout au long du film. Nous avons exploré plusieurs directions d'orchestration. Il y a des moments où c'est seulement le piano, mais il y a aussi des moments avec des superpositions de synthés très dissonants, très distordus.

En termes de positionnement de la musique, était-ce également le fruit de la discussion, ou le réalisateur savait-il exactement quand la musique devait jouer son rôle ?

Je pense qu'il avait une vision assez nette pendant le montage. Cela a probablement été affiné en cours de route, mais il avait une idée assez claire des moments où il voulait que la musique soit présente, et quelles scènes il voulait mettre en évidence grâce à la musique.

Et concrètement, dans le processus de création de cette musique, s'agit-il d'une musique que vous avez réalisée seul dans un studio, ou avez-vous également collaboré avec d'autres personnes ?

En fait, en raison d'un budget limité, tout a été fait chez moi, sur mon piano et mon synthétiseur. Pour la première composition de ce film, je me suis inspiré du prélude de Chopin qui apparaît au début du film pour créer un morceau de piano sous la forme d'une fugue à plusieurs voix. Cela a commencé avec cette simple idée d'empiler plusieurs voix, plusieurs thèmes en même temps. Cela a constitué le fil conducteur. J'ai utilisé cette fugue comme base pour les autres thèmes du film. Donc tout est étroitement lié à partir du même motif.

Y avait-il des références spécifiques? Est-ce que Nicolas [Peduzzi] avait en tête certaines musiques qu'il vous a fait écouter ?

Oui, il y a eu un moment où nous avons écouté ensemble Isao Tomita, un compositeur qui a réorchestré des pièces classiques de Debussy avec des synthétiseurs, ce qui donne un effet assez exaltant, et nous voulions essayer de recréer un peu cet état d'exaltation dans la musique. Je me suis donc inspiré de cela pour l'une des scènes.

Et actuellement, travaillez-vous sur d'autres projets ? La musique de film devient-elle une activité qui occupe beaucoup de votre temps, ou reste-t-elle secondaire par rapport à vos performances sur scène ?

Cela prend de plus en plus de place, mais je dirais que c'est à 50/50. Cela dépend bien sûr des périodes. En ce moment, cette année, cela va prendre un peu plus de place. Je suis en train de travailler sur la musique pour un nouveau film, mais je viens également d'enregistrer un album de jazz en trio, mon premier album en tant que leader, qui sortira d'ailleurs en novembre. Donc je pense que c'est assez équilibré.

 

Propos recueillis à Cannes par Benoit Basirico


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