Propos recueillis à Cannes par Benoit Basirico
- Publié le 23-05-2024Cinezik : Quelle est la place de la musique dans votre travail, et à quel moment intervient-elle dans le processus ? Sachant que chez vous c'est très particulier puisque la musique est majoritairement présente dans le récit en intradiégétique, elle environne les personnages en quelque sorte. Et à chaque fois, vous variez vos musiciens et compositeurs.
Jonás Trueba : Quand je fais des films, je commence par écouter de la musique à la maison. Je suis comme ça tout le temps. C'est une sorte de rituel qui m'inspire beaucoup. Peut-être même plus que le cinéma. La musique, la vie, et aussi les livres que je lis, tout cela forme un tout. La musique que j'écoute m'aide énormément à concevoir les films d'une manière sensorielle, et à penser la structure du film. Pour "Septembre sans attendre", j'ai utilisé principalement deux pièces : une pièce classique et une pièce jazz. Il y a aussi deux chansons d'artistes espagnols, très jeunes. Je peux dire que la musique est ma principale source d'inspiration pour tout créer. Elle est pensée très tôt et elle est à la base de la création de certaines scènes.
Pour "Septembre sans attendre", trois musiciens sont crédités : Imane Amar, Anas Valiadares et Guillermo Briales... Ont-ils vraiment composé une musique originale pour le film ?
J.T : Oui, ils ont composé une chanson originale qui s'appelle "Volveréis", qui est le titre espagnol du film. Ils forment le groupe "Adiós Amores", ce qui signifie "Au revoir les amours". C'est un groupe de musique basé entre Grenade, au sud de l'Espagne, et le nord. Je les apprécie beaucoup. Ils ne sont pas très connus pour l'instant en Espagne, mais je suis très heureux de leur participation parce qu'il y a quelque chose dans leur manière d'écrire les chansons, avec beaucoup de liberté et une sorte de grâce. Ils ont créé cette chanson pour le début du film, pour le générique.
C'est intéressant parce que cette musique originale intervient presque comme une musique préexistante...
J.T : C'est comme si cette chanson était née dans la tête du personnage interprété par Itsaso Arana, qui est une réalisatrice dans le film. Au début du film, elle dit : "Cette musique est une idée pour un film, mais je ne sais pas si, pour la vie réelle, elle va fonctionner". Donc, elle commence à entendre dans sa tête ce morceau qui est né pour le film. Nous avons joué avec cette idée.
A l'inverse, il y a un titre préexistant, "Izao", qui joue presque le rôle narratif d'une musique originale... Elle revient comme un thème.
J.T : Oui, c'est un thème que j'adore, que j'ai écouté les mois précédant le tournage. Il a trouvé une place importante dans mon esprit. C'est un morceau de six minutes que l'on va entendre deux fois dans le film. Cela représente pratiquement un tiers de la chanson. C'est une composition de Vincent Peirani et Ballaké Sissoko pour un album qui s'appelle en français "Les Égarés".
Ce titre est repris plusieurs fois, mais par fragments différents. On a une version assez orientalisante, avec la guitare, et également une version plus lyrique avec des cordes et des vents...
J.T : Oui, c'est une Kora, un instrument qui ressemble à une guitare, interprétée par Ballaké Sissoko, qui est peut-être le meilleur musicien du monde avec cet instrument qui dégage une chaleur merveilleuse. On commence à l'entendre une première fois comme si c'était pour le film que le personnage d'Alejandra était en train de réaliser. Mais finalement, on va écouter une nouvelle fois le même thème, comme si c'était entièrement la musique du film, pour un bloc musical très important dans le film.
Ce morceau se construit avec le personnage...
J.T : Oui, c'est un peu ça. C'est un thème fleuve, un peu, comme dans les films des années 60. J'aime beaucoup, par exemple, dans "Le Lauréat" de Mike Nichols, la manière dont le film utilise les chansons. Je trouve problématique quand un film utilise la musique de façon trop facile pour souligner les images. Ici, c'est autre chose. Parfois, c'est même pour contredire ce que nous sommes en train de voir. J'aime beaucoup ce choc entre l'image et la musique.
Le film est centré sur un couple qui a le projet de se séparer. Mais plutôt que d'être dans le mélo, on est dans le jeu, dans le ludique et dans l'aller-retour entre la réalité et la fiction. La musique participe à décoller du drame.
J.T : Oui, c'est ça. C'est comme si la musique ouvrait un peu le film, le côté comédie du film.
Ce qui est très beau dans le film, c'est qu'il s'agit d'un projet de séparation d'un couple, mais il y a une grande douceur. Aucune violence, aucune dispute dans le film. Et la musique a cette douceur dès le début jusqu'à la fin.
J.T : Oui, je crois que la douceur de ce thème musical est très importante pour donner au film cette qualité de tranquillité. On travaille avec le paradoxe : faire une comédie avec un sujet dramatique, la séparation.
Il y a aussi des citations littéraires, notamment "La Répétition" de Kierkegaard, avec cette idée dans un couple d'avoir une routine et de vouloir toujours se réinventer. Et musicalement, vous le faites avec ce morceau qui se réinvente.
J.T : Oui, et aussi avec une autre pièce, qui est un lied de Schumann, que l'on va écouter plusieurs fois, trois ou quatre fois, je crois, par petits extraits. Ce lied est une pièce que j'écoute depuis que je suis adolescent. Et depuis toujours, je me dis qu'un jour je ferai un film avec cette musique. Et finalement, le moment est venu. C'est une pièce très lyrique, très romantique aussi, et qui revient. Une fois, deux fois, trois fois, quatre fois. Et chaque fois, d'une manière un peu différente.
Et vous n'avez pas dans vos films ce qu'on appelle traditionnellement de la musique de film. Est-ce quelque chose que vous rejetez systématiquement ?
J.T : Oui, c'est ça, parce que j'aime beaucoup la musique au cinéma. Et c'est pour cela que je n'aime pas quand on utilise la musique de manière facile ou trop évidente. Donc, ma méthode, c'est plutôt de travailler la musique avant, pas après. Généralement, le réalisateur fait le film d'abord et ensuite cherche la musique. Ou bien, il y a un compositeur qui intervient sur les images, sur le montage. Et j'aime beaucoup plus faire à l'inverse. Avoir d'abord la musique qui va donner le style, puis tourner et monter le film avec la musique en tête.
Et pour trouver ce titre, "Izao", qui a justement façonné le film, avez-vous écouté beaucoup de musique pour parvenir à celui-ci ?
J.T : Pas vraiment, ce n'est pas comme si j'écoutais beaucoup de musique pour trouver quelque chose. C'est comme si la musique arrivait et que c'était ce thème. Je ne sais pas, je crois que je l'ai trouvé d'une manière un peu hasardeuse et j'ai commencé à penser que je pouvais faire un film avec ça, avec cette douceur, avec cette joie que cette pièce me transmet.
Vous témoignez d'un amour pour la nouvelle vague française. Il est cité François Truffaut dans le film, qui lui, collaborait avec des compositeurs...
J.T : Oui, bien sûr. Truffaut travaillait la musique avec Delerue, mais aussi avec Antoine Duhamel, qui est un musicien extraordinaire, que j'aime beaucoup. Il a fait pour Truffaut toute la sélection musicale de "L'Enfant sauvage", la sélection de musique classique que l'on écoute dans ce film, que j'adore. Mais aussi dans "Baisers volés" et "Domicile conjugal". Bien sûr, avec Delerue, c'était un duo. Delerue et Truffaut ont toujours été une référence dans mon expérience cinéphile. Par exemple, je pense à la musique des "Deux Anglaises et le Continent", qui est peut-être le plus beau score que j'ai jamais entendu. Je crois que Truffaut donne à la musique un espace très beau dans ce film. Il avait une confiance énorme et géniale en Delerue. Je crois que pour Truffaut, Delerue était son meilleur collaborateur.
Votre cinéma se rapproche beaucoup plus de celui d'autres réalisateurs de la Nouvelle Vague comme Eric Rohmer et Jacques Rivette...
J.T : Oui, c'est surtout Eric Rohmer, un cinéaste qui compte beaucoup pour moi. Aussi Rivette, mais ils sont très différents. Leur travail avec la musique est très différent de celui de Truffaut. Il y a beaucoup plus de musique dans le cinéma de Truffaut que dans le cinéma de Rivette et Rohmer, où c'est surtout de la musique diégétique, uun peu plus comme moi.
Et comment travaillez-vous la musique sur le plateau, lors du tournage ? Parce que cela interagit très souvent avec les acteurs. Est-ce que les acteurs sont conditionnés par la musique ?
J.T : Parfois, je donne aux comédiens la musique que nous allons utiliser et je leur demande de l'écouter pour ressentir le film à travers la musique.
Dans "Eva en Août", par exemple, tout l'été de ce personnage, elle va dans des cafés et il y a des moments de chant et de danse. Il y a une vraie interaction. Les musiques du plateau sont-elles maintenues en post-production ?
J.T : Il n'y a pas de rajout. J'aime beaucoup travailler avec les sons directs. J'aime beaucoup filmer avec tous les éléments présents, sans ajouter de musique après. J'aime beaucoup filmer les sons directs, les dialogues et la musique en même temps.
Quelle est la part d'improvisation dans votre film ?
J.T : Oui, peut-être pas de l'improvisation, mais une écriture que nous développons pendant tout le processus. Avant, avec une sorte de scénario, qui parfois n'est pas un scénario conventionnel, mais des notes, des bouts de dialogues... Et nous continuons à travailler l'écriture avec les comédiens. Ils sont la matière principale du film, avec leurs visages, leurs voix, et tout cela.
Il y a dans vos films quelque chose de toujours surprenant. On ne s'attend jamais aux bifurcations du récit, et pourtant il y a une unité... Et cette unité passe par la musique. Dans "Venez voir", on a le piano de Chano Dominguez, dans "Les exilés romantiques", on a une même chanteuse, et dans "Septembre sans attendre", on a cette unité à travers un morceau qui revient...
J.T : J'aime beaucoup ce que vous dites, que vous percevez cela, parce que oui, nous faisons des films qui ne sont pas exactement des films narratifs. Je crois que nous faisons des films plus sensoriels, donc la musique nous donne la sensation d'unité, finalement, qui peut-être n'est pas présente dans le récit. Nous faisons des films un peu sinueux, donc la musique est très importante pour donner cette unité.
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