Interview BO : Ella van der Woude, compositrice de 'Armand', Prix de la meilleure création sonore & et Caméra d'Or (Cannes 2024)

Cannes 2024 (Un Certain Regard)

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Propos recueillis à Cannes par Benoit Basirico

- Publié le 25-05-2024




La compositrice et chanteuse suisse-néerlandaise Ella van der Woude a composé la musique pour ce premier film norvégien de Halfdan Ullmann Tøndel, qui traite de parents convoqués à l'école après un incident impliquant leur fils, notamment la mère (Renate Reinsve) d’Armand. Une certaine folie envahit les esprits et une exagération se manifeste dans les situations, le huis clos (où aucun enfant n'est visible) devient surréaliste. Cette partition a reçu le Prix de la meilleure création sonore, attribué dans le cadre de la sélection “Un Certain Regard », par un jury présidé par Ibrahim Maalouf et Elsa Zylberstein. 

Cinezik : Ella van der Woude, vous êtes compositrice de films, mais aussi chanteuse suisse-néerlandaise. Avant de parler d'"Armand" de Halfdan Ullmann Tøndel, pouvez-vous nous présenter votre parcours ?

Ella van der Woude : J'ai grandi en Suisse avec le piano classique. Jusqu'à mes 18 ans, j'étais plutôt focalisée sur la musique classique, tout en ayant un intérêt pour le rock à l'adolescence. J'ai commencé à écrire des petites choses, des chansons. Avec mes frères, on a formé un groupe. J'ai eu de plus en plus d'intérêt pour le songwriting, pour écrire des paroles et les mettre en musique. J'ai vu qu'il y avait une formation à Amsterdam qui proposait un parcours de musique actuelle, très centré sur la création. J'ai été acceptée et je suis partie vivre aux Pays-Bas. J'ai formé plusieurs groupes dans lesquels je jouais de la guitare, je chantais et je proposais mes chansons. J'ai eu un parcours pop-rock avec beaucoup de tournées, des albums, et le parcours classique. En 2012, j'ai commencé un master en composition de musique de film au Conservatoire d'Amsterdam pour essayer de rassembler mon bagage pop et classique. Je me confrontais aux limitations du monde pop, où l'on fait un album tous les deux ans, et on répète beaucoup les mêmes choses en concert et en salle de répétition. J'avais envie de créer un rythme un peu plus soutenu. Je suis entrée dans cette école sans beaucoup d'attentes, pensant que cela me permettrait d'approfondir mes connaissances. Cela a beaucoup mieux marché que ce que je pensais. J'ai fait des rencontres formidables. Avec le master en composition de musique de film à Amsterdam on travaille sur des productions, ce qui est génial. Tu es jetée dans le feu de l'action. J'ai ainsi rencontré de nombreux réalisateurs et réalisatrices avec qui j'ai continué à travailler après l'école. J'ai commencé par faire des premiers courts-métrages, puis des courts-métrages de plus en plus longs. Mon parcours s'est construit ainsi.

Vous avez travaillé ensuite sur des long-métrages...

Ella van der Woude : Lorsque l'on parle de ma musique, on pense souvent à "Take Me Somewhere Nice" de Ena Sendijarevic, présenté à l'ACID à Cannes en 2019. C'était le premier long métrage pour lequel j'ai fait de la musique et qui a remporté le "Coeur de Sarajevo", le prix principal du Festival de films de Sarajevo. Sinon, il y a eu le film de Sacha Polak, "Silver Age", sorti l'année dernière, et un film d'horreur intitulé "Sacrifice" ("Moloch" de Nico van den Brink, 2022), pour lequel j'ai reçu le "Golden Calf", l'équivalent du César néerlandais, ainsi que d'autres prix.

Pour les Français, la présentation de "Armand" à Cannes permettra sûrement de faire découvrir votre musique. Pour "Armand", premier long-métrage, comment vous êtes-vous retrouvée sur ce film ?

Ella van der Woude : Armand est un film norvégien coproduit aux Pays-Bas, où je suis basée. Par ce biais, j'ai été proposée par le producteur en tant que compositrice. J'ai discuté avec le réalisateur dès un stade très tôt dans la production. Nous avons beaucoup échangé, même longtemps avant le tournage. Nous avons tous les deux voulu avoir de la musique avant qu'il commence à tourner le film. C'était touchant, car maintenant, je rencontre toute l'équipe norvégienne et tout le monde me dit : "C'est toi, Ella, qui a fait la musique, c'est super !". À ce moment-là, j'ai envoyé mes premières ébauches. Le réalisateur a été tellement ému par ce qu'il a entendu qu'il est allé chez tout le monde avec son ordinateur pour faire écouter la musique. C'était vraiment adorable. Très tôt dans le processus de collaboration, j'ai gagné sa confiance en envoyant quelque chose qui l'a touché et qui lui a paru très adéquat pour le film.

Qu'est-ce que dans le scénario vous a inspiré cette musique ? Pour le pitcher, ce sont des parents d'élèves convoqués dans une école parce qu'un élève aurait harcelé un autre. On ne sait pas tout de suite les détails. On est axé sur les visages, sur les adultes. On se rend compte que ces problèmes d'enfants révèlent des problèmes des adultes, avec leurs traumas et leur psychologie. L'actrice principale est Renate Reinsve, découverte dans un film de Joachim Trier, "Julie (en 12 chapitres)" et qui a reçu le prix à Cannes pour cette interprétation.

Ella van der Woude : Oui, je l'ai beaucoup observée. Je trouve très dur de mettre des mots sur ce qui se passe quand on écrit quelque chose. Mais je pense que le fait d'utiliser ma voix dans le film, ce n'est pas quelque chose que je fais souvent. La voix est très présente. Je suis assez prudente avec l'utilisation de la voix, mais dans ce film, il y a cette ambiance très lourde de beaucoup de non-dits, de problèmes de communication. J'ai eu envie de mettre ma voix pour essayer d'exprimer encore quelque chose.

Votre voix pour compenser celle qui n'arrive pas à s'exprimer... votre voix sous toutes les formes, notamment une chanson...

Ella van der Woude : Oui, le film commence avec une chanson. C'est l'exposition de tout ce qui suit. C'est une chanson assez dense, dans laquelle tous les éléments d'harmonie et de mélodie sont repris dans le reste du film. C'est un peu comme à l'époque où on avait l'exposition du thème et les variations.

Il y a un motif qui traverse le film. Un ostinato, une boucle qui correspond à quelque chose d'entêtant, d'obsédant...

Ella van der Woude : Oui, j'ai beaucoup joué avec des polyrythmies dans cette bande-son. Ça marchait très bien. C'est une expérience très surréaliste. Passer d'une scène à l'autre, d'un rythme à l'autre, ça soulignait bien le côté surréaliste du film.

Le film est construit de manière très singulière par blocs de séquences très longues, où une situation est poussée à l'extrême, à saturation. Comment la musique accompagne ces moments dans la durée ?

Ella van der Woude : En général, dans ces moments de gêne, la musique est absente. C'est comme ça qu'elle accompagne le mieux. Sinon, cela viendrait embaumer ce qu'on ne veut pas embaumer. La musique est assez parcimonieuse dans le film. Elle se construit gentiment jusqu'à une scène finale, qui sans musique aurait été très dure à regarder. Une scène d'abus. Le sound designer et le mixeur du film me disaient que la musique dans le film est une grande rivière qui coule de manière assez paisible au début, mais on ne sait jamais de quel côté elle va nous mener. On sent qu'il y a la cascade qui va arriver, mais ce moment est toujours retardé. Quand la cascade arrive, c'est fort.

Le placement musical était-il très décidé par le réalisateur, ou était-ce aussi une collaboration ?

Ella van der Woude : J'ai donné beaucoup de musique en amont du montage. Ils ont pu faire leur puzzle avec la musique que je leur ai donnée. C'était une très bonne base à partir de laquelle on a pu travailler. C'est un film où le ton a été très difficile à trouver. C'est assez particulier comme ton, comme langage. C'était bénéfique d'avoir une idée du ton de la musique assez tôt. Le monteur des images a déjà fait un gros travail avec la musique. On a repris ça, amélioré, enlevé, remis ailleurs. Mais c'était une super base à partir de laquelle commencer. J'aime bien commencer assez tôt pour faire de la musique par rapport à l'histoire et à la narration, puis après, travailler en collaboration.

La musique procède souvent à des crescendo avec des textures. Ensuite, les percussions entrent en jeu, créant un véritable moment rock avec guitare et percussions. Comment expliquer cette progression musicale ?

Ella van der Woude : Quand j'ai commencé la musique de ce film, je me suis dit que ce serait chouette, comme tout se passe dans une école primaire, d'utiliser uniquement des instruments qu'on trouve dans une école primaire : un vieux piano déglingué, des claviers vraiment nuls, un piano en plastique, une flûte à bec, ce genre d'instruments et des percussions. J'ai commencé à travailler avec ça. La flûte à bec, évidemment, n'a pas gagné la course. Mais le piano désaccordé a beaucoup contribué. Et puis, il y avait aussi ce côté très sombre. Il y a beaucoup de zones grises dans ce film. Je trouvais que la guitare soulignait autant le côté sexy, car il y a une attirance entre certains personnages, que quelque chose de très sombre et maladroit. J'ai eu envie d'essayer quelque chose avec certains instruments, et ça a bien marché.

Le réalisateur n'avait pas peur de la présence musicale, au point de vouloir une chanson. Il vous encourageait à fournir des musiques et ne freinait pas en quantité ? Est-ce vous parfois qui enleviez des musiques ?

Ella van der Woude : Souvent, je suis la première à enlever de la musique plutôt qu'en rajouter. Mais, depuis le début, on s'était dit que s'il y avait de la musique, il fallait que ce soit très clair pour quelles raisons elle était mêlée à une scène. Le réalisateur aime beaucoup la musique, ce qui donne déjà un bon point de départ. Il m'a bien challengée, je dois dire. J'ai une idée assez claire de ce que je veux, mais je suis aussi quelqu'un qui aime faire plaisir. Quand on me demande quelque chose, j'ai tendance à suivre. Le réalisateur m'a donné beaucoup d'espace et de liberté de création, tout en me dirigeant quand nécessaire.

Et dans l'orchestration, on sent une richesse, qui ne va pas au-delà d'un certain point pour ne pas faire trop de lyrisme, mais on sent qu'elle pourrait se développer. C'est une orchestration latente.

Ella van der Woude : Oui, même dans le climax du film, c'est assez fort. Il y a une batterie très expressive, mais mixée de manière à rester contenue. Il y a pas mal de retenue dans la musique, ce qui contribue au malaise. 

Pendant longtemps, on ne sait pas si le personnage principal féminin est dans une folie ou dans une rationalité, et la musique peut parfois orienter. Quelle était votre position de compositrice par rapport à ce personnage ?

Ella van der Woude : En fait, c'était valable pour tous les personnages. Le film parle aussi de jugement, de la manière dont on perçoit les personnages et ce qu'on pense d'eux. La musique essaie d'aider à être moins dure sur certains jugements, soulignant l'humanité et la vulnérabilité de tous ces adultes qui sont des enfants blessés.

Vous concevez une maquette que vous présentez au réalisateur pour validation ?

Ella van der Woude : En général, j'ai besoin d'avoir une réaction à la texture avec laquelle je travaille. Si ça plaît, ça devient la base de la suite du travail. C'est super important pour moi. Le piano désaccordé a joué un grand rôle dans ce film. Et les guitares aussi, passées dans des effets, c'est quelque chose que j'ai gardé.

Avant de savoir quelle note ou mélodie, c'est le choix d'une certaine couleur qui prime ?

Ella van der Woude : Oui, mais j'ai aussi besoin d'une trame harmonique pour travailler. Pour "Armand", j'avais une trame harmonique très simple mais assez riche pour tenir un film entier. Avec des textures, j'ai pu construire toute la bande sonore.

En tant que compositrice, vous êtes la garante de l'unité du film. Vous êtes le ciment qui relie tout ça ?

Ella van der Woude : Oui, il y a un gros changement au milieu du film dans le ton, mais tout de même amené de manière cohérente. Tout se passe en quelques heures dans le récit, donc il y a une continuité dans le décor, les habits, et la musique qui accompagne ce voyage.

Vous avez parlé de références à d'autres films ?

Ella van der Woude : Nous nous sommes inspirés de la BO de "Suspiria" (de Luca Guadagnino) par Thom Yorke, pour son côté énigmatique.

Vous appréciez la musique de film fabriquée dans un esprit d'album, comme celle de Thom Yorke ?

Ella van der Woude : Oui, j'aime beaucoup cela, comme les musiques de film de Jonny Greenwood. J'aime les choses simples et angulaires, bien choisies et présentes. Et pour ce film, j'ai fait appel à un bassiste pour développer certains aspects techniques. J'avais une idée précise de ce que je voulais, comme la batterie expressive mais contenue vers la fin du film. J'ai des références concrètes que j'amène aux musiciens, et je fais confiance à leur interprétation.

Votre travail d'album continue-t-il ou voulez-vous devenir de plus en plus compositrice de films ?

Ella van der Woude : Les deux. J'aimerais beaucoup refaire quelque chose pour moi, écrire de la musique pour mes projets personnels. Mais je me plais dans la composition de musique de film et j'ai heureusement beaucoup de demandes.

Avez-vous des sollicitations en termes de production française ?

Ella van der Woude : Je collabore maintenant avec l'agence Time Art Music, mais je n'ai encore jamais travaillé avec des films francophones. J'ai hâte. Je suis curieuse de découvrir ce marché.

 

Propos recueillis à Cannes par Benoit Basirico


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