Propos recueillis par Benoit Basirico
- Publié le 01-06-2024Cinezik : Vous êtes le compositeur attitré de Rithy Panh pour tous ses films. Ce réalisateur, d'origine cambodgienne, revient à la fiction avec "Rendez-vous avec Pol Pot", après avoir réalisé plusieurs documentaires. Vous aviez déjà collaboré avec lui sur un projet de fiction, "Un barrage contre le Pacifique", mettant en scène Isabelle Huppert en 2007.
Marc Marder : Effectivement, c'est la cinquième œuvre de fiction parmi les 25 films que nous avons réalisés ensemble, dont "Les Gens de la lisière" en 1994.
Entre les fictions et les documentaires, le travail est-il similaire ?
Marc Marder : Le processus est globalement le même, bien que chaque film soit très différent. Pour ce film, j'avais accès à un pré-montage, ce qui me permettait de composer directement sur les images. Puis, comme tous les réalisateurs, Rithy Panh apporte ses modifications. La musique oscille entre l'orchestre symphonique et des compositions réalisées dans mon home studio avec ma contrebasse et d'autres instruments. Je n'avais pas de maquette à soumettre, j'envoyais donc des compositions enregistrées par mes soins, tandis que le réalisateur était au Cambodge.
Sans maquette préalable à faire valider, comment vous assurez-vous que la musique envoyée lui convienne ?
Marc Marder : Eh bien, après 25 films, on se connaît bien. Je sais comment il travaille et il a une très bonne oreille. Je compose librement, en lui fournissant des bases sur lesquelles il peut s'appuyer et qu'il ajuste selon ses besoins.
Donc, après 25 films réalisés ensemble, vous êtes confiant que ce que vous lui envoyez va fonctionner ?
Marc Marder : Oui, presque certain. Et si cela ne fonctionne pas, eh bien, ce n'est tout simplement pas utilisé dans le film. Ces compositions non retenues peuvent même se retrouver dans un autre film, peut-être dans 25 ans. Rithy ne considère pas ses films comme des œuvres distinctes, mais comme une seule et même œuvre continue. Dans "Rendez-vous avec Pol Pot", on peut apercevoir quelques séquences de ses films datant de 30 ans, ainsi que certaines musiques. Il réutilise d'anciennes compositions que nous avons faites il y a longtemps. J'en ai retrouvé deux dans ce film.
Qu'avez-vous voulu exprimer spécifiquement pour ce film à travers de nouvelles musiques ?
Marc Marder : Dans ce film, j'ai voulu que la musique orchestrale donne le ton, annonçant que quelque chose ne va pas. Les gens autour de Pol Pot, notamment ses soldats, montrent aux journalistes occidentaux un monde prétendument parfait qu'ils auraient créé. Par la musique, je souhaitais introduire un contrepoint, suggérant que tout n'est pas comme il semble. Il y a donc une sorte de suspense qui crée une atmosphère de peur.
Dans ce mélange de documentaire et de fiction, nous voyons véritablement le Cambodge, avec des images d'archives de la dictature cambodgienne, ainsi que des éléments de fiction à travers les personnages de deux journalistes, interprétés par Irène Jacob et Grégoire Colin, invités par les Khmers Rouges et leur photographe (Cyril Gueï) pour une interview exclusive de Pol Pot. Cependant, ils découvriront qu'ils ne sont pas libres de leurs mouvements, étant censurés et manipulés. Le film prend alors des allures de thriller. La musique soutient le genre ?
Marc Marder : Exactement. C'est la première inspiration musicale qui m'est venue. Je souhaitais que cette musique, dès le début du film, installe un climat d'incertitude, une musique de l'attente.
Cette musique qui soutient le thriller met moins en avant la géographie du film, le Cambodge, qui est plutôt évoquée par des chansons préexistantes...
Marc Marder : En effet. Avec Rithy, nous avons beaucoup discuté de cela dès ses premières fictions, il y a 35 ans. Je ne veux pas de musique illustrative cambodgienne, non. Nous ne l'avons jamais fait. Sinon, cela devient trop folklorique. Nous laissons cela au son, avec quelques passages de musiques existantes, comme des chansons de propagande, et c'est tout. Pour le reste, la musique orchestrale reste très classique.
Rithy Panh, dans ce film, mélange diverses techniques et registres visuels. Nous avons des images animées (les figurines d'argile comme dans "L'Image manquante"), des images documentaires, d'archives, et des images de fiction avec les comédiens. Est-ce que, pour la musique, il y avait aussi une idée de mélanger différents registres ?
Marc Marder : Tout à fait. Toutes les musiques non orchestrales accompagnent les maquettes des petites figurines en terre. Rithy ne peut pas représenter la violence, les scènes de tueries, de génocides, il ne sait pas le faire, et il ne veut pas. Peut-être par pudeur, il ne peut pas réaliser ce genre de scènes, alors il les représente avec ces maquettes ou les images d'archives.
Quel est le travail de la musique avec les sons ? Avez-vous l'habitude, avec vos instruments, de jouer sur une dimension sonore particulière ?
Marc Marder : Les bruits dans ma musique sont plutôt des éléments percussifs, des instruments de percussion. Ce ne sont pas vraiment des bruits concrets, pas des sons réels. Parfois, Rithy me donne un extrait de musique folklorique, et je vais l'arranger avec des sons autour.
Dans quelle mesure êtes-vous également un scénariste musical ? Dans la dimension narrative d'une musique qui évolue avec le récit, vous représentez une sorte de rêve qui se brise...
Marc Marder : Complètement. J'essaie de créer un monde parallèle au film, ce qui l'élargit. La musique a sa propre histoire. Les journalistes découvrent un monde qui n'est pas tel qu'ils l'imaginaient. On commence dans une atmosphère élégiaque qui devient de plus en plus sombre.
En ce qui concerne le placement musical, est-ce Rithy Panh qui décide des moments ou est-ce une collaboration entre vous ?
Marc Marder : Au début, j'ai tout décidé. Quand j'ai envoyé les musiques, j'avais placé toutes les musiques, puis il les déplace. Pour *Un barrage contre le Pacifique*, par exemple, en 2008, c'était complètement à l'image et il maintenait la musique à sa place. Il n'y avait pas de changement. Chaque film est différent avec lui.
Vous êtes comme un premier regard, un premier spectateur, vous placez la musique librement selon votre interprétation de son film, en quelque sorte ?
Marc Marder : Oui. De plus, Rithy est souvent au Cambodge - il vit à Paris mais travaille beaucoup là-bas - nous ne nous voyons donc pas souvent. Je lui envoie des musiques déjà placées et il les découvre ainsi. Je fais trop de musique puis il en enlève. Actuellement, il travaille déjà sur un autre film, un documentaire, il commence déja à attendre mes propositions.
Refuse-t-il une musique qui ajoute de la dramatisation aux violences ?
Marc Marder : Oh non, il aime que la musique soit très expressive. Il n'a pas peur de cela. Cela passe par des grincements, ou des timbres métalliques et des instruments qui peuvent avoir une certaine violence musicale, tels que des archets sur des cymbales, sur des gongs, traités électroniquement aussi. Pour la contrebasse, cela peut être des pizzicati, un effet à la Bartók. Il y a un peu de cela dans "Psycho" de Hitchcock, avec des trémolos, ponticello, des glissandis.
Chaque œuvre de Rithy Panh semble s'inscrire dans une globalité, comme une mosaïque...
Marc Marder : Ah oui, tout à fait. Tous ses films depuis 1975 racontent l'histoire récente du Cambodge, qu'il s'agisse de fiction ou de documentaire. J'ai composé la musique de son film de promotion à l'IDHEC, c'était notre première collaboration, une fiction, un court-métrage en France. Depuis, 25 films plus tard, il poursuit dans la même voie, et il m'appartient de l'accompagner et de participer à l'unité de l'œuvre, même si chaque film est évidemment différent.
Propos recueillis par Benoit Basirico
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