Interviews du Festival de Cannes 2025 ( 1 )
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Propos recueillis à Cannes par Benoit Basirico
- Publié le 20-05-2025Olivier Marguerit retrouve Dominik Moll pour un film policier après "La Nuit du 12". Il y affirme sa volonté de s'éloigner des stéréotypes du genre en privilégiant des mélodies mentales, émotives et répétitives. La musique emploie des textures pour maintenir une tension souterraine et unifier les différents plans d'une narration axée sur la parole et l'interprétation des images. L'intrigue se déroule dans le cadre d'une enquête de l'IGPN menée par Stéphanie (Léa Drucker) sur le cas de Guillaume, un jeune homme gravement blessé par un tir de LBD lors des manifestations des Gilets jaunes en décembre 2018. Pour ce sujet traitant des violences policières, la musique maintient une forme d'ambiguïté, traduit la tension latente et le poids de l'enquête sur le personnage. Un ostinato d'orgue, de nature obsessionnelle et au style dépouillé, évite le mélodrame tout en soulignant cette atmosphère.
Cinezik : Vous retrouvez Dominik Moll après "La Nuit du 12". Est-ce que l'idée était de s'inscrire dans une continuité ou alors de repartir de zéro avec d'autres préoccupations propres à ce nouveau film ?
Olivier Marguerit : D'un point de vue musical, aucune continuité dans l'esprit. Quand nous parlions un petit peu avec Dominik en amont du film, nous échangions plutôt sur des films où la musique l'avait marqué, lui. Il y a eu notamment le film de Todd Haynes, "May December", avec l'utilisation du thème de Michel Legrand qui lui avait vachement plu, donc ça m'a un peu nourri. Surtout, à un moment, Dominik m'a mis sur une piste sans le vouloir tout à fait, en parlant du film "French Connection". Cette musique est très orientée jazz et même free jazz, et pendant un long moment, j'ai fantasmé que nous puissions faire cette musique-là sur "Dossier 137". Je suis même allé jusqu'au stade d'enregistrer des musiciens en studio, un quintet de jazz, dans cet esprit-là, pour que nous nous rendions compte après que ça ne marchait pas du tout à l'image.
"Dossier 137" relate l'enquête de Stéphanie, interprétée par Léa Drucker, enquêtrice de l'IGPN, la police des polices, sur le cas de Guillaume, un jeune homme gravement blessé par un tir de LBD lors des manifestations des Gilets jaunes en décembre 2018. Ce film policier aborde un fait réel, comment le compositeur s'investit-il de cette charge, avec la nécessité de ne pas forcément rajouter un excès de fiction, peut-être ? Il y a cette véracité, c'était déjà le cas dans "La Nuit du 12". Malgré tout, "La Nuit du 12" avait un climat un peu plus particulier, un peu plus fantomatique, là où "Dossier 137" s'attache à cette réalité.
Olivier Marguerit : Complètement, vous avez parfaitement raison. Il y avait vraiment quelque chose d'un peu plus poétique dans "La Nuit du 12" qui permettait des échappées musicales, un petit peu de rêverie. Là, pour "Dossier 137", je crois que Dominik avait vraiment à cœur que ce soit un film très technique sur la manière dont se met en place une enquête, sur les enjeux. Et il fallait du coup une musique qui ne joue jamais la carte de l'émotion ou qui ne souligne jamais trop d'intentions, déjà présentes de façon très subtile dans le jeu des acteurs. Donc, nous avons pas mal cherché là-dessus parce que j'étais parti dans cette direction du jazz qui n'a pas du tout marché. Et après, j'ai travaillé comme je le fais d'habitude : ils m'ont envoyé des scènes sur lesquelles j'essayais de créer des choses, et ils me disaient à chaque fois : « Là, je crois que ça va trop loin. » Et nous sommes finalement tombés d'accord sur l'utilisation de l'orgue, beaucoup de nappes d'orgue assez souterraines qui marquaient quelque chose d'halluciné, qui permettaient de créer un peu de distance parfois avec la scène, sans la parasiter. En tout cas, c'était ça l'idée. Parallèlement à ces nappes d'orgue, il y avait aussi l'existence de motifs répétitifs, d'arpèges, qui pourraient faire penser à la musique minimale type Steve Reich. C'était un peu ça, au bout d'un moment, ma direction, pour essayer de trouver cette couleur qui n'allait pas empiéter sur le récit et ne pas le marquer trop émotionnellement.
Et donc, ne pas trop marquer émotionnellement, ne pas trop marquer non plus les codes du film policier, évidemment. On est dans un style direct, un style dépouillé, dans l'attachement à une réalité. On se repasse les images de l'évènement plusieurs fois, il y a cette question de l'interprétation des images. Un récit aussi beaucoup axé sur la parole. Et le personnage de Léa Drucker est un personnage central. En quoi ces ostinatos de saxophone que vous avez composés illustrent la détermination de cette femme ? Elle est déterminée dans son enquête.
Olivier Marguerit : Complètement. Elle est, au fur et à mesure, de plus en plus contaminée par ce qu'elle découvre. Elle a, par son passé, un attachement à la ville d'où vient la victime. Et en fait, il y a vraiment ce sentiment qu'elle veut absolument avancer, elle ne lâche jamais, elle ne lâche jamais. Donc ça lui permet de trouver des indices au fur et à mesure. Et cette musique doit raconter cela, ce cheminement effectivement. Ce motif obsessionnel, répétitif, qui revient dans le film et qui marque, oui effectivement, la marche de Léa Drucker vers une forme de vérité.
Alors, ces ostinatos de saxophone ont quand même, malgré tout, rappelé un peu "La Nuit du 12" dans cette dimension obsessionnelle, où une mort hante les personnages. Même si on est moins ici dans le film de fantômes...
Olivier Marguerit : Oui, effectivement. Mais de toute façon, j'ai l'impression que c'est quelque chose qui revient très souvent dans les films que je fais. Quand je travaille avec Arthur Harari ("Onoda"), il y a aussi ça. Ce thème de l'obsession, c'est vraiment quelque chose qui a l'air de marquer pas mal de réalisateurs qui me contactent. Je crois que c'est aussi peut-être la musique que je fais, que je compose, qui est peut-être de l'ordre de l'intime et qui raconte ça. Dans "La Nuit du 12", quand même, il y avait une musique qui était plus variée de mémoire et qui accompagnait le récit de façon différente, qui parfois illustrait une scène, parfois permettait de s'évader. Là, dans "Dossier 137", la musique a à peu près toujours le même rôle, celui d'infuser des scènes ou de nous permettre un peu de décoller de cette réalité qui nous percute pendant tout le film : l'enquête administrative pure et dure, comme vous le disiez, le visionnage des images répétées, les entretiens avec les suspects. Et donc la musique permet parfois de sortir un peu de ça et de pénétrer un petit peu à l'intérieur de l'enquêtrice, Stéphanie (Léa Drucker), sans pour autant amener d'émotion. C'était ça un peu l'enjeu.
Et puis l'idée n'est pas d'appuyer non plus l'indignation que l'on peut avoir face à ces violences. Elles sont presque admises, même si dans le film il y a des antagonistes qui la relativisent. Mais la musique n'était là ni pour relativiser, ni pour augmenter l'indignation.
Olivier Marguerit : Non, parce que Dominik cherchait à avoir un propos très juste sur ce problème des violences policières. Il ne voulait pas du tout prendre parti. Parce que c'est une réalité, qu'est ce qu'on fait de cette donnée-là, il ne voulait pas du tout faire un film à charge, il voulait montrer la complexité, les différents points de vue. Donc il fallait que la musique reste à cette place-là aussi, c'est-à-dire ne pas du tout jouer la carte d'une forme d'émotion. Le seul moment où la musique joue un peu ce rôle et est un petit peu grandiloquente, c'est à l'ouverture du film, où il y a un générique avec des images de manifestations, et où là on s'est autorisé à y aller un peu fort, à mettre de la basse, que ça emporte un peu parce que c'est l'ouverture du film. Mais après, il ne fallait jamais que la musique prenne parti d'une certaine façon.
Il y a les scènes dans les bureaux, des images de l'évènement filmées au téléphone par un témoin, et puis des images d'archives des Gilets jaunes. Comment la musique s'est-elle positionnée par rapport à ces différents registres d'images ?
Olivier Marguerit : C'est une question que je ne me suis pas particulièrement posée, mais qui s'est surtout posée au montage. Comme il y a eu cet échec de la musique jazz au début, finalement j'ai travaillé un peu tard sur le montage, qui était déjà à peu près finalisé. Ils avaient déjà identifié avec Laurent Rouan, le monteur, et Dominik Moll les moments où ils pensaient qu'il faudrait de la musique. Et ma musique ne comporte pas tant de changements de régime que cela, parce que je fais surtout des musiques sur des moments un peu longs d'enquête ou des mouvements d'action. Mais effectivement, c'était un des enjeux du film : faire coexister ces images filmées à l'iPhone - je crois qu'à un moment, parfois, ils déployaient des moyens techniques un peu fous, beaucoup de figurants dans la rue et tout ça pour finalement filmer la scène à la fin sur un iPhone, ce qui est très rigolo - et effectivement, les images qu'ils sont allés chercher d'archives filmées pendant les mouvements des Gilets jaunes, des images qui sont recréées avec des iPhones, et puis les images filmées à la caméra. Mais moi, ça ne m'a pas trop impacté.
Vous avez donc découvert le film au stade du montage. Les placements étaient très déterminés. Malgré tout, dans le film, on a l'impression que les placements ne sont pas forcément très stricts en termes d'entrée et de sortie. On est plus sur une tension latente, on est plus sur une rivière qui coule sous les images et les dialogues. Il y a ce travail-là ?
Olivier Marguerit : Exactement. De la même façon que la musique ne devait pas trop marquer émotionnellement les scènes, il ne fallait pas qu'on la perçoive, il ne fallait pas qu'on la sente arriver. Donc elle rentre de façon très douce avec de longs fondus entrants. Comme ce sont souvent des nappes d'orgue, il y a vraiment quelque chose qui se construit au fur et à mesure, comme une sorte de cathédrale de son. Je voulais qu'on perde un peu la notion de réalité avec cette musique. Comme le film est très concret, que la musique puisse ramener un tout petit peu de distance. Donc il fallait qu'elle apparaisse et qu'elle disparaisse sans trop qu'on s'en rende compte. Il y a notamment une longue scène où Léa Drucker interroge une personne, une femme qui travaille dans un hôtel et qui a été témoin de la scène, où la musique diffuse tout le long de la scène, assez longtemps, sans qu'on l'aperçoive trop pendant un long moment.
Et quelle a été votre réflexion concernant la narration musicale, c'est-à-dire l'évolution ? Il y a l'avancée de l'enquête, dans quelle mesure la musique avance-t-elle également ?
Olivier Marguerit : La musique n'avance pas tant que ça finalement, parce que les bases sont jetées dès le début avec ce motif répétitif qu'on retrouve assez souvent, qui est un peu déployé sur le générique, et les nappes d'orgue commencent aussi dès le début. Donc il y a quelque chose qui est déjà là et qui va s'amplifier au fur et à mesure. Surtout, il y a de plus en plus de musique en termes de densité et de temps. Au début, le film est très silencieux en termes de musique, il n'y en a quasiment pas. Et c'est vraiment à partir de la moitié que la musique arrive et prend sa place pour se déployer. Mais la couleur est là dès le début.
Finalement, il y a cette famille, cette mère attristée, endeuillée de son fils, et elle ne croit pas du tout que la justice puisse changer quelque chose. Et finalement, cette musique qui n'évolue pas relate peut-être quelque part cet immobilisme judiciaire ?
Olivier Marguerit : D'une certaine façon, effectivement. De toute façon, c'est un film qui ne devait pas trop avancer, si ce n'est avancer très lentement par les découvertes de Léa Drucker. On n'est effectivement pas du tout dans les codes du polar, pas du tout de scènes d'action, il ne fallait pas du tout jouer cette carte-là. Et beaucoup de personnages ne croient pas du tout en l'action de la justice. Il y a la mère, il y a aussi la personne de l'hôtel. Tout le monde, presque un peu comme nous tous, se demande comment on fait dans cette situation, comment on trouve les portes de sortie. Et c'est ce qu'essayait de trouver Léa Drucker. La musique est ainsi assez monolithique dans ce sens-là.
Et la nature de la collaboration avec Dominik Moll après "La Nuit du 12", quels ont été ses mots ? A-t-il eu des intentions précises ? Ou au contraire, était-il ouvert à des propositions libres ?
Olivier Marguerit : Non, au début, Dominik pensait même qu'il n'y aurait pas de musique dans le film. Donc c'était vraiment un sujet : qu'est-ce qu'on peut trouver ou pas trouver ? S'il n'y en a pas besoin, ce n'est pas grave. Donc il y a eu ces discussions autour du jazz. En fait, Dominik, quand nous commencions à y réfléchir, m'envoyait de temps en temps la référence d'un film qu'il venait de voir ou auquel il repensait, en disant : « Ah tiens, je me souviens que j'ai bien aimé la musique dans ce film-là. Est-ce que ça peut être une piste ? » Et ça a été très ouvert. Mais de toute façon, Dominik est quelqu'un qui a fait quand même maintenant pas mal de films, qui a une vraie carrière, et qui, du coup, une fois qu'il a choisi ses collaborateurs, j'ai l'impression qu'il a une sorte de grande confiance quand même. Là, je sens que je suis dans un rapport assez privilégié avec lui, il fait confiance, il sait qu'on va trouver, moi aussi. La vraie question, ça a été longtemps : est-ce qu'il y a de la musique dans ce film ? Et quelle est-elle ? Quel est son registre ? Sachant qu'il fallait que ce soit une musique qui prenne très peu de place.
J'ai l'impression que c'est la deuxième fois que vous retrouvez un réalisateur, donc après Arthur Harari. Le fait de retrouver Dominik Moll, est-ce qu'il y a l'idée aussi d'être son interprète, de se mettre dans sa tête, de se dire que la musique faite pour Dominik Moll n'est pas la même que pour Arthur Harari, cette idée de faire la musique du cinéaste ?
Olivier Marguerit : En fait, c'est plutôt le cas pour chaque film, je trouve. J'essaie de trouver à chaque fois une singularité. Ça passe souvent par le choix des instruments. Par exemple, ce film-là, clairement, c'est l'orgue, qui est un instrument que j'utilise parfois, mais qui n'a jamais été la couleur musicale principale d'un film. La collaboration avec un réalisateur qui s'installe, c'est génial. J'ai découvert effectivement ça avec Arthur, il y a Dominik maintenant. Je pense qu'on s'est trouvés, d'une certaine façon. Il y a Stéphane Demoustier aussi, qui a son film à Cannes ("L'inconnu de la grand arche"). J'avais fait juste avant une série Canal+ avec lui, c'est comme ça qu'on s'est rencontrés. Et puis voilà, je crois que ça y est, on s'aime bien, on a compris que notre duo fonctionnait bien. Donc ça, c'est en fait ce qui est surtout très confortable, quand il y a une confiance qui s'installe. Quand on travaille pour la première fois avec un réalisateur ou une réalisatrice, il faut un petit peu trouver ses marques, comprendre quelle musique il aime, quelle musique il n'aime pas, apprendre à se parler, apprendre à ne pas se vexer. J'essaie de mettre très peu d'ego quand je fais de la musique avec un réalisateur pour qu'il s'autorise à me dire : « Bon ben ça, ça ne marche pas, on fait autre chose ». Mais ça, ça demande un peu de temps pour arriver à ce dialogue-là. Parce qu'au début, on se ménage, c'est normal. Avec Dominik, on se parle très simplement. C'est génial. Il me dit : « Non, ce n'est pas ça. » Il n'y a pas de problème. Je reprends. Et puis au fur et à mesure du travail, ça devient même aussi un ami. Il y a tout un dialogue qui est assez chouette à développer.
Et dans "Dossier 137", on a l'impression que vous vous êtes empêché beaucoup de choses pour atteindre cette sobriété. Votre passion pour les éléments vocaux, la voix, le sifflement, n'avait évidemment pas lieu d'être ici ?
Olivier Marguerit : Non, non, il fallait effectivement que ce ne soit pas du tout incarné. C'est la direction que j'avais prise sur "La Nuit du 12". Il fallait évoquer cette jeune fille qui était morte au début du film. Là, dans "Dossier 137", il fallait des instruments avec très peu d'intention, c'est pour ça que l'orgue fonctionne très bien. Il n'y a pas de vélocité, il n'y a pas de vibrato, ce sont des sons très droits. Il fallait que ce soit très pur d'une certaine façon, laissant peu de place à la poésie.
Il y a un saxophoniste que vous avez sélectionné pour faire cette interprétation ?
Olivier Marguerit : Oui, parce que quand j'ai eu cette première direction jazz, j'ai même enregistré toute une bande originale avec un quintet. C'est Sylvain Rifflet qui a enregistré ce saxophone, un super musicien que j'adore. On avait donc cette matière qui existait, et j'ai pu en extraire le saxophone et le mélanger avec mes orgues qui jouent un ostinato. Les saxophones et trompettes sont surtout utilisés sur le moment un peu halluciné du film, de rêverie, qui sort un peu du très concret, où ils sont dans une manifestation et se perdent. Il y a des sortes de flashs lumineux et des plans fixes sur des visages. Et là, on a utilisé un morceau qui était une chute de du jazz d'origine, Dominik aimait cette sortie de route. C'est un peu le seul moment dans le film où il y a un moment un peu différent.
[La version podcast de l'entretien sera publiée ultérieurement]
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