Propos recueillis à Cannes par Benoit Basirico
- Publié le 23-05-2025Florencia Di Concilio (connue pour "Les Cinq Diables" de Léa Mysius ou "Calamity" de Rémi Chayé) signe la musique du premier long métrage chilien de Diego Céspedes. Ce film, dont l'action se déroule au début des années 1980, relate l'histoire de la jeune Lidia (Tamara Cortés) grandissant au sein d'une famille queer aimante et marginale dans un village chilien isolé. La partition mêle la guitare, les percussions, la trompette et le sifflement tout en illustrant subtilement l’atmosphère éthérée et étrange du film.
Cinezik : Comment vous êtes-vous retrouvée sur ce film chilien ?
Florencia Di Concilio : Alors, c'est une question de production. J'étais en train de travailler sur un autre film, "Milk Powder", pour la société Les Valseurs, un film merveilleux qui n'est pas encore sorti.
Et quel a été votre premier point de contact avec le film ? Était-ce le scénario, la discussion avec le réalisateur ou directement les images ?
Florencia Di Concilio : Avant de rencontrer le réalisateur, j'ai vu le film et j'étais complètement scotchée. J'étais extrêmement curieuse de rencontrer la personne qui avait conçu cela. Il faut dire que le montage était assez avancé, voire presque fini. Donc, j'avais une bonne idée de ce que le film donnerait. C'est un peu un ovni. J'étais donc vraiment curieuse de rencontrer le réalisateur. Nous nous sommes rencontrés ensuite et nous avons tout de suite bien « matché », on va dire.
Y avait-il des musiques déjà placées sur le montage que vous avez découvert ?
Florencia Di Concilio : J'ai demandé à le voir sans aucune musique temporaire, comme ça je pouvais avoir une idée vierge de la chose. Vu que le film était très original, je me suis dit qu'il fallait essayer de l'être à mon tour. C'est un film qui est très musical, avec une photographie très poétique.
A l'image, on voit ce désert chilien, ces grands espaces, un côté un peu western, et on entend à la musique une guitare, un sifflement, qui évoquent évidemment l'imagerie du western ?
Florencia Di Concilio : Pour une des premières grandes séquences sur lesquelles nous avions travaillé avec Diego, quand elles sortaient de la maison pour aller taper les enfants qui dérangent la petite, j'avais fait une maquette en sifflant la mélodie comme je ne savais pas encore quel instrument mettre. Diego a trouvé ça très cool, il m'a dit : « Ah, c'est génial, c'est exactement ça qu'on devrait utiliser, le sifflement. » Et il m'a fait écouter une chanson chilienne qui, pour lui, était la référence du sifflement. Donc, si vous voulez, le sifflement du western est arrivé presque accidentellement. Mais en effet, ça marche très bien avec ces images qui font comme une espèce de Sergio Leone décalé et queer.
En effet, dans le cadre de ce désert chilien, il y a cette communauté queer avec ces adultes travestis et cette jeune fille qui est le personnage principal. Il y a à la fois beaucoup de joie, une communauté qui s'entraide, beaucoup de solidarité, et en même temps, beaucoup de tristesse, de drame, de blessures. Comment, musicalement, avez-vous cherché à vous situer ? Plutôt dans la joie, plutôt dans la tristesse, dans l'entre-deux ?
Florencia Di Concilio : Je pense que j'ai surtout eu la chance de travailler avec le réalisateur à mes côtés dans mon studio, tous les jours, pendant des heures. Et comme nous avons développé une entente assez amicale et très drôle, je vous avoue que je ne me suis pas trop posé la question des sentiments du film, je voyais le film à travers ses yeux et à travers nos échanges qui n'étaient pas forcément filmiques. Donc, je pense que toutes les émotions viennent surtout de ma relation avec le réalisateur, qui s'est avérée être géniale. Je ne me posais donc pas tellement la question de l'ambiance, mais celle du regard que le réalisateur portait sur ses personnages. Et je ne me suis jamais vraiment retrouvée à refaire une musique que j'avais proposée. Par contre, on a tout affiné à l'image près ensuite, selon son goût. Chose qui me passionne, parce que d'une certaine manière, c'est presque une création collective. Certes, je m'occupe de la musique, mais le réalisateur est extrêmement méticuleux, un peu comme Léa Mysius. C'est-à-dire qu'il me laisse une liberté, mais une liberté totalement contrôlée.
Après Léa Mysius ("Ava" et "Les Cinq Diables"), il y a donc des choses qui se retrouvent, mais en quoi était-ce une collaboration différente ?
Florencia Di Concilio : Ce sont des personnes complètement différentes. Et tous les films le sont, même deux films du même réalisateur. Il n'y a pas de formule et chacun peut être différent selon le jour. Mais dans leur essence, ils ne sont pas si différents que ça, ce sont deux artistes, deux créateurs, qui n'ont strictement aucune peur, qui essaient d'aller plus loin et de transgresser certains codes. Et ils vont vers un idéal, non pas forcément de transgression pour la transgression, mais un idéal de beauté qui peut être assez transgressif.
Et y a-t-il une direction musicale de sa part ou alors cela se fait-il dans des allers-retours sur le montage ?
Florencia Di Concilio : C'est dans les conversations extra-musicales que l'on peut capter les directions musicales, que l'on peut comprendre le film que le réalisateur réalise. Et puis essayer avec nos armes de refléter musicalement cela.
C'est un film où, pour toute cette communauté, cette jeune fille qui est le personnage principal, il y a à la fois beaucoup de paroles, et aussi des silences. Comment la musique va-t-elle s'intégrer là-dessus ? Elle ne va pas tuer les silences et elle ne va pas non plus empêcher le dialogue d'exister. Parfois, elle s'insinue. Il y a donc des textures. Comment ce registre textural a-t-il été travaillé ?
Florencia Di Concilio : Des séquences musicales sont entretissées par des couches de musique ambiante, qui viennent s'ajouter organiquement aux matières que l'on voit à l'image. Mais il y a des moments qui sont carrément des clips, où, sans aucune retenue, on a de belles mélodies.
Et dans les moments vraiment émotionnels, l'émotion existe musicalement dans la pudeur, évitant le pathos, peut-on dire ?
Florencia Di Concilio : C'est un reflet de ma personnalité d'être très pudique. Je ne me pose pas la question du pathos. J'essaie juste de faire de belles choses et d'avoir du bon goût.
Et quel est le travail pour la caractérisation de cette jeune fille ? Parce que c'est à la fois un enfant et en même temps, elle a une sauvagerie et une violence. Comment s'est faite la caractérisation par la musique sur ce personnage-là ?
Florencia Di Concilio : Je vous avoue que je ne suis pas très fan de caractériser des personnages avec une musique. Je pense au film comme une entité. Et s'il y a des coïncidences, si certains sons peuvent être identifiés à tel ou tel personnage, ce sont plus des effets collatéraux. Mais je pense que je n'ai pas de formule, je ne pense pas "tel instrument pour tel personnage". Je cherche à comprendre les intentions, comprendre peut-être l'inconscient de chaque personnage et puis faire en sorte qu'il existe dans un inconscient général de la mise en scène.
Et l'arc narratif, dans quelle mesure avez-vous musicalement cherché à créer un arc narratif, à soutenir une narration, une progression pour les personnages ?
Florencia Di Concilio : J'ai la chance de pouvoir travailler chronologiquement sur le film, c'est-à-dire qu'on a commencé par le début et on a fini par la fin. Donc, la construction s'est faite toute seule, grâce aussi à Martial Salomon (le monteur de Christophe Honoré notamment) qui a réussi à faire quelque chose que je trouve assez génial. C'est assez novateur dans la forme. Il y a une très belle structure. Donc, je n'ai eu qu'à épouser cette structure, ce qui s'est fait naturellement, puisqu'on travaillait chronologiquement sur le film. La narration et le point d'arrivée se sont faits tout naturellement.
Un drame survient à la moitié du film, provoquant un moment de bascule pour la fille...
Florencia Di Concilio : Oui, tout à fait. Un moment de bascule pour elle et un moment de bascule pour moi puisqu'on travaillait chronologiquement, chaque jour une séquence différente. La bascule est aussi dans la composition de la musique.
On a évoqué la guitare et le sifflement, il y a aussi la trompette qui intervient parfois, et puis ces textures. Il y a donc différentes humeurs, et puis différents degrés de présence musicale : des musiques en dessous, des musiques au-dessus. Comment avez-vous consolidé tout cela dans la recherche d'une certaine unité ?
Florencia Di Concilio : J'aime beaucoup faire les choses moi-même. Et j'ai la chance de pouvoir enregistrer les choses avec le matériel qui me garantit les textures que je cherche. Ce sont surtout des micros à ruban, des choses comme ça. Donc tout ce qui est guitare et synthés analogiques, tout est enregistré à la maison. Par contre, je me suis fait plaisir en travaillant avec un énorme trompettiste de jazz, un ancien camarade du conservatoire aux États-Unis, Jason Palmer. Et c'est lui qui joue la trompette solo. Je lui ai demandé de jouer pour pouvoir avoir de la marge pour travailler avec le réalisateur. Je lui ai demandé d'enregistrer le thème principal sur deux octaves différentes, et c'est tout. Et après, avec ça, j'ai fait mes montages sons et évidemment tout ce travail d'harmonie, de réharmonisation, qui peut permettre à un thème d'exister, mais sous plusieurs formes, toutes ces merveilleuses choses techniques de la composition, qui peuvent transformer un thème tout en étant exactement le même, si vous voulez.
Et donc le trompettiste a contribué au son de la maquette dès le départ ?
Florencia Di Concilio : Il n'y a pas de maquette. L'idée de faire une maquette pour ce type de film est un peu absurde, parce qu'il est question de trouver le son et la palette depuis le début, d'où l'intérêt d'enregistrer dès le départ le trompettiste. Et j'ai utilisé sa partie comme sample que j'ai utilisée après pendant tout le film, mais les sons n'ont jamais changé.
Finalement, vous abolissez en quelque sorte la frontière entre maquette numérique et musique enregistrée ?
Florencia Di Concilio : Je suis en train de travailler pour un nouveau film de Rémi Chayé (après "Calamity"). Là oui, on fait des maquettes parce que c'est quelque chose de bien plus traditionnel, avec l'orchestre, que je vais éventuellement devoir orchestrer, ces maquettes que je suis en train de faire avec des instruments en VST. C'est un tout autre délire. Pour le film chilien, c'est un film pour lequel une sculpture musicale spontanée est faite avec le réalisateur à mes côtés. Avec Léa Mysius, c'est très similaire en méthode de travail, il s'agit de trouver la couleur ensemble. Et quand on trouve la couleur d'un film, après, on a toute liberté de trouver des thèmes. Une fois que vous trouvez la couleur, vous ressortez tout votre bagage harmonique pour modeler ça, façonner musicalement.
Vous parlez de Rémi Chayé. On peut penser à "Calamity", un dessin animé, également à travers le regard d'une jeune fille qui va devenir un cow-boy, qui va prendre en charge une vengeance...
Florencia Di Concilio : C'est drôle parce que la musique ne pourrait pas être plus différente. Mais j'espère qu'on retrouve un peu ma patte et mes tournures mélodiques par-ci, par-là. Je n'y avais pas pensé, c'est vrai qu'il y a pas mal de parallèles.
Et la prise en charge aussi d'une certaine candeur et d'innocence de l'enfance, qui va ensuite se maturer, et la musique plutôt douce au début va devenir plus rugueuse au fur et à mesure que le personnage s'endurcit ?
Florencia Di Concilio : Il y a un peu de ça. Merci Benoît, vous me faites réaliser des choses que je n'avais pas réalisées. Oui, je suis entièrement d'accord.
On a parlé de la géographie, de ce désert chilien, mais il y a aussi l'époque. Le film est inscrit dans les années 80, à la fois avec les discriminations envers les communautés queer, mais aussi l'épidémie du sida qui commence à apparaître. Comment cette époque a-t-elle pu aussi faire travailler votre musique ?
Florencia Di Concilio : Je pense que c'était une question formelle, pas tellement par rapport au style, parce qu'on ne fait pas de la musicologie ni quoi que ce soit. Je pense que ç'aurait été une erreur d'essayer de faire « à la manière de... ». C'est un film qui se passe en 1982, mais il n'y a pas besoin de faire des musiques qui sonnent comme si elles étaient faites en 1982. Par contre, dans les couleurs, tout comme le chef opérateur a fait avec la photo, j'ai essayé de rester très analogique. Donc tout est analogique, d'où l'utilisation de synthés analogiques et des micros à ruban et tout ce qui peut être suffisamment chaud et texturé pour ne pas trahir un peu cette candeur vintage qu'il y a dans les images et dans l'histoire. Il y a quelque chose de nostalgique aussi dans cette histoire, mais encore une fois, pas dans le pathos, mais comme une belle nostalgie.
Justement, la nostalgie. La musique contribue à un effet de bulle. On est avec cette communauté et on ne se préoccupe pas de la violence extérieure.
Florencia Di Concilio : Oui, tout à fait, exactement. C'est peut-être parce que moi, je suis dans une bulle dans mon studio et je ne me préoccupe pas des discriminations et des insurgés. Mais oui, il y a un peu de ça. C'est surtout de faire parler les personnages, de faire parler l'humanité chez tous ces gens-là. Ce qui compte, c'est l'amour. C'est un film qui parle énormément d'amour. J'espère que la musique laisse passer un peu ces sentiments. Je pense qu'il y avait énormément d'amour dans la production du film, donc j'espère que ça transparaît dans la musique.
Au cœur du film, il y a une sorte de cabaret, appelé Maison Alaska, qui est le lieu central, qui fonctionne un peu comme un refuge, et aussi devient un espace d'expression. Il y a des chansons interprétées par la communauté, des moments de spectacle. Dans quelle mesure, avec votre musique instrumentale, avez-vous pu faire des échos à ce lieu ?
Florencia Di Concilio : Ce lieu est magique parce qu'il y a une espèce d'endroit « safe », une sorte de berceau pour cette fille. Donc encore une fois, la chaleur de la musique originale correspond à la chaleur de cet endroit, comparée à l'aridité de ce désert qui l'entoure.
On entend la chanson "Ese Hombre" de Rocío Jurado...
Florencia Di Concilio : C'est drôle, le réalisateur a 30 ans, mais il utilise des chansons dont je me souviens, que ma mère écoutait. Ça m'a rappelé des choses même si je suis d'origine uruguayenne et que Rocío Jurado est une chanteuse espagnole. Je pense qu'elle a marqué toute une époque dans les années 70/80. Donc ça m'a fait sourire.
La musique ne cherche à aucun moment à jouer le thriller. Il y a du suspens, la violence s'exacerbe, et la musique se retire à ce moment-là...
Florencia Di Concilio : Oui, sur ces scènes j'ai conseillé qu'il valait mieux se passer de musique. C'étaient des musiques qui auraient pu donner de fausses pistes. J'avais peur que les gens s'attendent à un rebondissement ou quelque chose qui n'était pas celui auquel on s'attendait, et que l'on perde surtout un peu de cette poésie du film. J'ai préféré aller vers où mon cœur allait, c'est-à-dire la beauté de ce film et le lyrisme.
Depuis "Ava" avec Léa Mysius, on vous a appréciée dans le cinéma français. Qu'est-ce que ça vous fait de vous reconnecter en quelque sorte avec la culture hispanophone ?
Florencia Di Concilio : Je me suis rendue compte que mon espagnol commence à être lamentable, je commence à parler très mal l'espagnol. Je pensais qu'il valait mieux que je continue à faire de la musique si je veux me faire comprendre. (rires)
Et depuis "Ava", est-ce que vous sentez que le métier a changé ou alors est-il le même ? Quel est votre regard sur la musique de film depuis maintenant 15 ans ?
Florencia Di Concilio : Ça me fait toujours plaisir de faire ce métier. Je me rends compte, malgré le fait de ne pas être si âgée que ça, de la chance que j'ai eue, si vous voulez. Comme j'ai commencé assez tôt à travailler avec des gens qui étaient bien plus âgés que moi, maintenant je travaille avec des gens qui sont un peu moins âgés, mais je peux vous dire que le changement n'est que positif, surtout que les réalisateurs sont beaucoup plus décomplexés par rapport à la musique dans leurs films. Et qu'ils sont avides, pour la plupart, d'explorer. Je continue à m'éclater de plus en plus. C'est à nous aussi de faire des choix pour quel type de film on veut travailler. Quitte à passer des moments un peu stressants quand on choisit parfois de faire des films avec un budget moindre que d'autres. C'est important de savoir faire des choix et de choisir les projets qui contribuent à nous développer musicalement et artistiquement. Je pense que je me rends compte aussi de la chance que j'ai de durer dans ce métier. C'est extrêmement difficile déjà de commencer à faire la musique d'un film, mais c'est encore plus difficile de durer, de continuer à avoir un profil attirant pour des gens, même plus jeunes. J'ai toujours essayé de choisir des projets qui pourraient me transformer en une meilleure artiste, meilleure personne et une meilleure collaboratrice.
[La version podcast de l'entretien sera publiée ultérieurement]
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