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,@,promis-ciel2025041022,Cannes 2025,hadjadj, - Interview B.O : Valentin Hadjadj, “Promis le ciel” de Erige Sehiri Interview B.O : Valentin Hadjadj, “Promis le ciel” de Erige Sehiri

Cannes 2025 • Un Certain Regard

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Propos recueillis à Cannes par Benoit Basirico

- Publié le 24-05-2025




Valentin Hadjadj, connu pour sa sensibilité musicale à fleur de peau dans "Girl" (2018) et "Close" (2022), signe la musique du film dramatique franco-tuniso-qatari d'Erige Sehiri (qui avait auparavant fait appel à Omar Aloulou pour "La Voie normale" et à Amine Bouhafa pour "Sous les figues") relatant l'histoire de Marie (Aïssa Maïga), pasteure ivoirienne et ancienne journaliste vivant à Tunis. Elle héberge Naney (Déborah Lobe Naney), une jeune mère en quête d'un avenir meilleur, et Jolie (Laetitia Ky), une étudiante déterminée. Leur quotidien est bouleversé lorsqu'elles recueillent Kenza (Estelle Kenza Dogbo), une fillette de 4 ans rescapée d'un naufrage. Elles forment ainsi une famille recomposée, tendre mais intranquille, dans un climat social de plus en plus préoccupant. La partition, caractérisée par la présence intermittente du violoncelle comme fil conducteur émotionnel et le timbre du oud pour le contexte culturel, instaure un hors-champ sensible.

Cinezik : Comment s'est faite la rencontre avec la réalisatrice tunisienne, Erige Sehiri ?

Valentin Hadjadj : Une rencontre tout à fait par hasard, au détour d'un moment de flottement. J'étais à la Mostra de Venise l'année dernière en septembre et, suite à une projection, toute l'équipe du film est partie au photocall. Comme les compositeurs ne sont jamais invités sur les photocalls, j'étais un peu en avance pour la suite de la soirée qui se déroulait dans un restaurant. Je m'étais donc simplement installé devant, un peu en marge du festival, assis sur un trottoir à attendre. C'est là que je croise complètement par hasard la productrice Didar Domehri, que je connaissais pour avoir déjà travaillé avec elle, accompagnée d'un autre producteur avec qui je collaborais mais que je n'avais jamais rencontré. Vraiment, nous nous sommes retrouvés là, dans cet endroit, par hasard. Elle m'a dit : "Viens prendre un verre avec nous". Par la suite, elle m'a annoncé : "Je vais te présenter Erige" - qui était là aussi pour présenter son film en vue de demandes d'aide. Et du coup, nous nous sommes rencontrés comme ça. C'est vrai que c'était un petit peu déroutant parce qu'Erige n'avait pas vraiment d'avis, ou en tout cas pas d'idées précises, sur ce qu'allait être la musique. Souvent, ce sont les réalisateurs qui ont envie de travailler avec moi, et là, c'est la productrice qui m'a présenté à elle. Donc, cela a été une rencontre qui s'est construite au fur et à mesure. Il n'y a pas eu une demande explicite de chercher quelqu'un pour son style, c'était davantage une rencontre humaine qu'artistique au départ.

Et le premier contact avec ce film a-t-il été une lecture de scénario ou une discussion avec la réalisatrice ?

Valentin Hadjadj : Alors, c'est un film très particulier. Je pense que c'est la façon de fonctionner d'Erige, car pour son précédent film, "Sous les figues", j'ai l'impression que c'était la même chose : il y a un scénario, mais elle laisse une grande part à l'improvisation et à ce qui va se passer sur le plateau. Paradoxalement, elle avait plein d'idées sur ce que devait être l'ambiance sonore du film : des bruits, des musiques provenant de magasins, car c'est un film qui se passe beaucoup dans les rues de Tunis. Elle avait déjà quelques idées, mais cela partait vraiment dans tous les sens. C'est globalement une personne qui a beaucoup d'idées, en tout cas qui nous donne plein de pistes une fois que le travail a commencé. Mais là, elle avait déjà de nombreuses pistes sur ce que devait être le son. Le film a beaucoup changé au moment du montage. J'ai dû voir, je pense, cinq versions complètement différentes. Au départ, il devait être concentré sur une personne, puis sur trois. Et dans le film, il y a aussi l'apparition d'une petite fille qui n'était pas présente au moment du scénario. Donc, cela a été un chamboulement permanent jusqu'à ce que les choses se cristallisent un peu vers la fin, en tout cas durant les deux dernières semaines de mon travail. La musique s'est donc faite très tardivement, je suis vraiment intervenu plutôt en fin de montage, la musique a véritablement pris forme à ce moment-là. En tant que compositeur, on est très sensible à l'émotion que peut dégager le film. Et comme il n'y avait pas une direction artistique claire, on a exploré plein de choses différentes pour au final revenir à des idées qui étaient souvent parmi les premières que j'avais envoyées et que nous avons développées. Ma première approche du film, c'était vraiment sur le montage. Le scénario est un point de départ, mais ensuite on ne suit pas la trame. C'était un film qui était chamboulé de A à Z en permanence.

Et donc, pour un compositeur, avoir une réalisatrice qui ne sait pas forcément ce qu'elle veut clairement, qui est dans un travail de recherche, c'est peut-être un contexte privilégié dans la mesure où il y a une force de proposition possible ?

Valentin Hadjadj : Alors tout à fait, elle a été très ouverte. Et en même temps, dans tous les cas, que les réalisateurs aient une idée très précise ou pas, je trouve que c'est aussi la façon dont ils appréhendent la collaboration et leur état d'esprit qui compte. C'est-à-dire qu'on peut avoir une idée très précise de ce qu'on veut, mais faire preuve d'une certaine ouverture et d'une certaine bienveillance. Je ne dis pas que les réalisateurs sont parfois malveillants, mais Erige avait quand même cette foi en son film. Et elle n'a jamais, à aucun moment, communiqué sur ses doutes. C'est pour ça que cela s'est fait de façon très naturelle. Même si elle n'avait pas forcément d'idées, j'envoyais des choses et elle n'était pas dans le jugement. Je pense qu'elle ne mettait pas en doute mes capacités de compositeur. Et ça, c'est assez agréable en tant que compositeur d'avoir quelqu'un qui dit : "Ce n'est pas forcément ça, mais on peut essayer autre chose". Elle a toujours été très positive, même si elle me disait clairement : "Ce n'est pas ça, ça ne me plaît pas". Mais elle a toujours su rester positive et très confiante. J'ai vraiment senti une foi constante en son film et en la collaboration, ce qui est très agréable et ce qui nous détache aussi d'une certaine pression.

La réalisatrice accueille la collaboration avec bienveillance. Est-ce que malgré tout, elle avait un pitch musical, une intention à exprimer ? Comment s'est établi le langage sur la musique ?

Valentin Hadjadj : Elle m'a parlé d'un film, je ne me rappelle plus lequel. Mais la musique était très orientale, et en même temps avec une écriture assez contemporaine. Dans le son, je trouvais que c'était hyper intéressant. Ça a été une des pistes qu'elle m'a données, mais en même temps elle m'a aussi donné plein d'autres pistes. C'est-à-dire que je lui ai envoyé des choses. Elle m'a aussi dit : "Tiens, est-ce que tu pourrais essayer un blues maghrébin ?" Je lui ai dit : "Erige, le blues, ce n'est pas trop ce que je sais faire, et encore moins maghrébin". C'est une autre époque, c'est une façon de jouer, ce sont des instruments particuliers. Donc je lui ai dit : "Oui, je veux bien essayer, mais ça risque de ne pas être probant". Elle a assez vite compris que ça ne le serait pas. Et en fait, on s'est quand même raccroché. Je pense aussi qu'elle a été très aidée par les retours des projections. Parce que quand un film est autant remué, autant mis en question, je pense que les retours que les producteurs nous font, ou les monteurs, sont toujours bons à prendre. Et je pense que les gens se sont aussi raccrochés à un des thèmes que j'avais faits, qui avait touché les gens. Ils y ont retrouvé une certaine émotion, ils ont ressenti une certaine essence du film. Et du coup, on est parti de cette chose-là. On voulait quand même quelque chose d'hybride. Erige a toujours eu très peur que la musique soit très "film d'auteur". Elle n'a pas voulu pour autant prendre le contre-pied, mais elle avait cette peur que le film ait une musique de film d'auteur très attendue. Alors, je ne sais pas ce que c'est une "musique de film d'auteur très attendue", mais en tout cas, la clé de la musique, ça a été une certaine hybridation entre la musique électronique et des instruments acoustiques.

Alors, avant de parler de la musique précisément du film, on vous connaît pour votre collaboration avec Lukas Dhont sur "Girl" et "Close". En quoi la collaboration a-t-elle été différente avec Erige Sehiri ?

Valentin Hadjadj : Ce ne sont pas tout à fait les mêmes films, même si les films de Lukas ont une certaine forme de naturalisme. En tout cas les films d'Erige le sont, elle vient du documentaire. Donc, il y a un vrai naturalisme. Et c'est ce que je trouve le plus dur à mettre en musique de mon côté (avec les comédies). Mais je trouve que pour les films naturalistes, la musique peut très vite colorer les choses de façon positive ou négative. Donc je trouve ça très dur comme exercice. Aussi, chaque réalisateur a un peu son histoire sur l'appréhension de la musique et les façons de travailler. Sur ce film d'Erige, la musique était moins un élément central que sur "Close" et "Girl". Donc il y avait aussi quelque part moins de pression sur la musique. Et je ne veux pas dire qu'elle y attachait moins d'importance, ce n'est pas forcément ça, mais elle avait un détachement. Le film avait peut-être moins besoin de la musique pour exister. Je ne dis pas que les films de Lucas ont besoin de la musique pour exister, mais le film d'Erige aurait pu fonctionner sans. S'il n'y avait pas eu de musique originale sur le film d'Erige, ça n'aurait pas été un drame.

D'où la question du placement : à quel moment la musique va-t-elle intervenir ? Parce que du coup, si le film n'a pas fondamentalement besoin de la musique, quel rôle va-t-elle prendre en charge ?

Valentin Hadjadj : Exactement. Et ça a été d'ailleurs un grand débat au tout début de la collaboration parce qu'on voyait qu'il y avait quand même quelques plages musicales possibles, mais assez peu. Au début, il n'y avait pas beaucoup de musique originale dans le film, quelque chose comme 12 minutes. Le monteur son m'a demandé les thèmes et a essayé un peu des choses aussi. Ce qui est un exercice particulier pour moi ; c'était, je pense, une des premières fois où un monteur son faisait ça. D'habitude, des réalisateurs peuvent demander les thèmes, et avec les monteurs, ils peuvent faire des choses. Mais Erige n'est pas du tout quelqu'un qui va intellectualiser, elle va au contraire essayer de ressentir les choses, et essayer comme dans un laboratoire de trouver des placements, des pertinences musicales qui peuvent fonctionner.

Donc vous fournissez un peu de matière et au montage, elle va intuitivement placer les musiques ?

Valentin Hadjadj : J'avais commencé à travailler sur les scènes qu'on avait vraiment identifiées. Et après ça, elle me disait : "Est-ce que je peux avoir les thèmes et on va les essayer ailleurs ?" Et puis il y a des musiques qui ont bougé. C'est un classique pour les réalisateurs. Il y a vraiment eu ce laboratoire de placement. Puis il y a eu des évidences. Je sais qu'il y a une scène centrale dans le film où la première version que j'ai envoyée a été tout de suite un coup de cœur pour tout le monde. Et puis d'autres moins. Alors, on a pris des thèmes, on les a déplacés. On a un peu essayé des choses.

Alors, le film relate l'histoire de Marie, interprétée par Aïssa Maïga, une pasteure ivoirienne et ancienne journaliste vivant à Tunis. Elle héberge Nan, interprétée par Déborah Lukumuena, une jeune mère en quête d'un avenir meilleur, et puis Jolie, interprétée par Souheila Yacoub, une étudiante déterminée. Donc trois femmes, un portrait choral. Vous disiez qu'il n'y avait que 12 minutes environ de musique. Mais en fait, on ne s'en rend pas forcément compte sur tout le métrage du film ; en fil rouge, on retrouve régulièrement le motif. Est-ce que l'un des rôles de la musique était, par rapport à ce portrait choral, de créer un lien, d'unifier, de rassembler ces femmes ?

Valentin Hadjadj : C'est dur de répondre de façon intellectuelle à ça. Ce n'est pas forcément quelque chose qu'on prévoit en amont. On ne va pas se dire : "On va faire un thème continu". Elles sont aussi liées toutes par un même destin : celui de femmes migrantes sans papiers qui subissent. Ce sont des femmes qui survivent avec dignité. Et il y a beaucoup de points communs dans leurs histoires, même si leurs parcours sont très différents. On peut même dire que ce sont quatre femmes, parce qu'il y a aussi la petite fille. Je ne suis pas spécialiste de la géopolitique tunisienne, mais il y a quand même une certaine violence. En plus d'être des femmes, en plus d'être des migrantes sans-papiers, c'est vraiment la question de la difficulté à survivre dans un pays qui n'est pas très accueillant avec elles. Et pourtant, je trouve que le film demeure solaire. La musique est quand même un vecteur d'émotion de ce qu'elles peuvent traverser. Et malgré tout, dans cette musique-là, on a quand même une énergie. C'est ce qu'on voulait aussi. On ne voulait pas que la musique ralentisse trop le film, et on voulait quand même qu'il y ait une dynamique, quelque chose qui fasse que ces femmes, malgré tout, avancent, même si dans leur avancée il y a une certaine forme de circularité. C'est-à-dire qu'elles ne s'en sortent finalement pas, il n'y a pas d'échappatoire possible. On avait ces deux aspects-là : de l'émotion et en même temps quelque chose qui puisse un peu rythmer le film.

Il y a quelque chose de solaire en effet dans la musique. Et par rapport à ces trois femmes, à ce portrait choral, dans l'instrumentation, on a à la fois le oud, l'électronique du clavier et le violoncelle. Le violoncelle est au premier plan, un peu comme la voix de ces femmes ; c'est le violoncelle qui incarne même le fil rouge.

Valentin Hadjadj : Dans les maquettes que j'avais faites, j'avais pris un violon solo que j'avais transposé d'une octave, pour une couleur entre le violoncelle et le rebab, un instrument issu d'Afrique du Nord, une sorte de vièle. Et on n'a pas trop réussi à retrouver cette couleur-là à l'enregistrement, j'avais quand même essayé de transposer des violons enregistrés, et en fait le rendu n'est pas exactement le même. Ce sont un peu les limites du maquettage. Donc on a employé un violoncelle. Ça a été quand même un gros sujet au moment du mixage, quand Erige a découvert la musique, car elle s'était attachée à la couleur de départ un peu singulière qu'on n'a pas forcément réussi à retrouver à l'identique. Un violon qui est transposé d'une octave est une couleur qu'on n'arrive jamais à obtenir en vrai. On a quand même voulu garder via le violoncelle ce timbre assez plat qu'il y avait dans la maquette. Mes premières idées, c'était plutôt d'avoir une harpe et une kora, j'aimais bien l'idée de mélanger ces deux instruments qui n'ont pas les mêmes sonorités. On a vraiment balayé plein de choses et c'est le violoncelle qui est resté.

Il y a une unité, une homogénéité musicale, sans chercher à caractériser chaque femme ?

Valentin Hadjadj : Comme au départ il y avait assez peu de musique, c'est compliqué d'avoir une grande diversité. Et en même temps, comme c'est un film choral et que ces femmes interviennent de façon qui n'est pas figée, en s'entrecroisant, la musique reflète au final cette liaison.

Quel est votre rapport à la géographie ? Il y a la tentation de souligner la géographie, avec l'emploi d'un oud, mais sans faire du folklorique. Il y a un juste équilibre à trouver là-dessus ?

Valentin Hadjadj : À chaque fois que je travaille sur des films qui peuvent se passer ailleurs que dans ma culture, je ne met pas d'emblée des instruments traditionnels. Je me retrouve parfois à "devoir" en utiliser, mais je fais toujours attention à ce que ce ne soit pas une appropriation culturelle. Il y en a assez peu, sur un ou deux morceaux, il y a d'autres instruments assez rythmiques. Erige était quand même assez attachée à ce que la musique ait une couleur qui ne soit pas une couleur de cordes classiques. Ça a été un bon moyen de mettre une couleur différente qui se mélange aussi à l'électronique et au violoncelle. Mais c'est le grand piège que j'essaie d'éviter, et malheureusement, ce piège se referme sur un de mes orteils de temps en temps. L'idéal serait de travailler avec quelqu'un dont c'est la culture et faire une co-composition, qu'il y ait un partage. Mais prendre des éléments d'une culture qui n'est pas la mienne, je trouve que c'est toujours compliqué.

Et comment avez-vous travaillé avec les instrumentistes ? Comment les avez-vous repérés ? Est-ce que ce sont des gens avec lesquels vous aviez déjà travaillé ?

Valentin Hadjadj : L'oud, c'est Fabien Mornet avec qui je travaille beaucoup, qui est multi-guitariste, qui joue plein de guitares différentes. Et le violoncelliste, je ne le connaissais pas, c'était Jérémy Billet, qui est vraiment super. Ce n'est pas facile parce que jouer tout seul, ce n'est jamais évident. On l'a enregistré dans un studio plutôt confortable, un studio qui capte le son et qui retransmet une réverbération artificielle dans la pièce en temps réel, ce qui fait que la réverbération est captée par les micros, mais les musiciens ont un peu moins l'impression d'être tout seul dans une pièce. Ensuite  il y un vrai enjeu de coproduction. Sur les films coproduits par la Belgique, on va enregistrer en Belgique. Je ne travaille pas avec de grandes formations. Mais à Paris, il y a aussi assez peu de studios qui peuvent accueillir 10-15 musiciens. C'est quand même souvent au Studio Ferber. Là, c'était un studio qui s'appelle Sequenza à Montreuil. J'en connais quelques autres à Paris, le studio Saint-Germain qui paraît très bien, ou à Meudon, je crois qu'il y en a un. Mais voilà, enfin, je ne les connais pas tous. Les enregistrements, c'est un petit peu comme les tournages de films, il y a ce qu'on a projeté et ce qu'on a au final. Et je suis assez content de réussir à prendre des risques, mesurés, mais de me dire à chaque fois : "Tiens, est-ce que vraiment je vais réussir à avoir ça ?" Et des fois, pas vraiment. Mais ça fait partie de la recherche du compositeur.

Pour revenir au film, il y a un aspect religieux lié à la paroisse, à Aïssa Maïga, qui dirige cette paroisse. On a des chants religieux, de l'intradiégétique. Dans quelle mesure votre musique a-t-elle pu faire écho à cet aspect religieux ?

Valentin Hadjadj : C'est une très bonne question. Alors je suis arrivé après le tournage, elles étaient déjà là. Je pense que ce sont des choses qu'elle avait enregistrées sur place. Le seul parallèle que je peux faire avec cette femme protestante, c'est que je viens d'une famill, du côté de ma mère, très protestante, et j'ai un rapport assez particulier à la musique de Bach, qui était lui aussi protestant. C'est une musique qui me touche. C'est le seul parallèle que je peux faire. Et loin de moi l'idée de comparer mon travail à celui de Bach, parce qu'on ne parle pas de la même chose, ni en tout cas du même talent. Mais j'ai l'impression que dans Bach, il y a une certaine solennité qui est aussi un vecteur dans ce que j'essaye de faire dans ma musique. C'est le seul écho que je peux trouver de religieux dans ma musique. Je ne suis pas spécialement croyant. Mais je suis quand même très empreint de la musique de Bach. Je trouve dans sa musique qu'il y a énormément d'émotions et beaucoup de pudeur. Ce qu'on peut retrouver, sans faire de grands clichés, dans ma famille côté protestant. Et je pense que c'est aussi quelque chose qui transparaît beaucoup dans ma musique, quelque chose d'assez pudique et en même temps d'assez chargé émotionnellement.

C'est vrai que ça se retrouve dans les films de Lukas Dhont, notamment "Close", où il y a quelque chose de très spirituel. La musique relate l'invisible en quelque sorte, avec pudeur. Il y a quelque chose de lancinant aussi. Un motif qui se répète. Et on retrouve cela également dans "Promis le ciel". Donc malgré le fait de se mettre au service d'un film, il y a quand même une œuvre qui se construit, avec une même référence à Bach...

Valentin Hadjadj : Le destin de ces femmes-là est aussi très universel, avec une certaine solennité. Comme avec "Close" et la perte d'un enfant. J'utilise beaucoup, dans ce cas-ci pour "Close", le terme de "sentiment océanique", qui est quelque chose qui n'est pas forcément très bien défini, mais c'est l'impression de faire partie d'un tout. On ressent beaucoup cette chose-là dans cette universalité du deuil. Et je pense que c'est quelque chose qu'on peut rattacher à la religion, ce sentiment de faire partie d'un tout. C'est une vraie question que je me pose souvent aussi : à quel point la musique religieuse que j'aime vraiment beaucoup, particulièrement dans le baroque, inspire ma musique qui pour le coup n'est pas religieuse. 

Dans la mise en scène, le film d'Erige Sehiri a un resserrement sur les visages, sur la parole, où finalement le cadre, le contexte, l'environnement, sont presque devinés sans être vraiment filmés. Est-ce que la part de la musique était d'élargir ce cadre resserré, de créer de l'ampleur ?

Valentin Hadjadj : Le montage son rend plutôt justice à cela. On a l'ambiance de Tunis. On a les sifflements, les musiques, les bruits des voitures. Je trouve que le son est extrêmement vivant dans le film. Et je n'ai pas du tout pensé au fait que la musique pouvait élargir. Le seul élargissement auquel j'ai pensé, c'est en voyant la scène de la trottinette, une scène de vraie déception qui m'a tout de suite fait penser à "Mommy" de Dolan, à la scène où la mère projette que son fils s'épanouit, grandit, est en paix avec lui-même, et cet écran qui s'élargit. Jj'ai tout de suite eu ce sentiment d'élargissement. La musique, à ce moment-là, prend une ampleur un petit peu plus englobante, un petit peu plus grandiloquente, mais pas forcément dans le mauvais sens du terme.

Est-ce qu'il y a un lien avec le son ? Vous parliez du son. Est-ce que, justement, vous aviez le son en découvrant les images avec l'idée de ne pas être sur les mêmes fréquences, de pouvoir se marier au son ? 

Valentin Hadjadj : C'est toujours un vrai sujet. Même si on fait attention, il y a toujours des scènes dans les films où la musique et le son ne se marient pas forcément bien. Et ça a été un gros sujet au moment du mixage, il y avait trop de réverbération dans la musique, ce qui desservait le film et le mix. Donc ça a été un peu compliqué, cette étape-là. Et c'est aussi impossible, dans un contexte où un film bouge autant, avec autant de variations de montage, que le montage son se fasse vraiment en parallèle. C'est un film qui est dans une économie de moyens assez faible, donc je n'ai pas souvenir que le son était vraiment travaillé quand j'ai commencé à travailler sur le projet. Autant il y a des films où il y a vraiment un enjeu extrême à bosser sur le son - comme sur un précédent film de Jérémy Comte, "Paradise", où les bateaux, la mer, sont extrêmement importants, et où on a intégré des sons de bateau dans la musique, et j'ai discuté avec le monteur son dès le début - autant là, c'est un peu moins le cas parce qu'il y a moins d'enjeux sur la musique. Et donc il n'y a pas eu une grande discussion en amont sur le mariage musique et son.

Il y a deux dimensions : l'espace sonore de l'environnement brutal, et puis le côté doux amené par la musique, comme un au-delà. Les personnages partagent une même galère du début à la fin, et la musique nous fait penser qu'il y aura un après possible...

Valentin Hadjadj : Oui, c'est la question de la mesure à avoir, avec une musique enveloppante et belle qui peut rendre le malheur beau. D'un point de vue d'un compositeur blanc parisien, de mettre en beauté la pauvreté et le malheur de ces femmes immigrées en Tunisie, je trouve que ça me pose aussi un cas de conscience. C'est une vraie question qu'on se pose, même au niveau du mixage : est-ce que ce violoncelle doit être amplifié, hyper beau ? Est-ce qu'il doit être très terre à terre ? Est-ce qu'il doit être très brut ? Et c'est vrai que dans la musique, j'ai plutôt tendance à produire les choses pour qu'elles ne sonnent pas trop "brutes", et c'était un vrai débat avec le mixeur et Erige. Et je n'ai pas la réponse à cette question-là. 

Mais d'un autre côté, on est en empathie avec ces femmes, cette musique favorise l'humanité, ce ne sont pas que des êtres de faits divers, elles deviennent des personnages de fiction grâce à la musique...

Valentin Hadjadj : Exactement. Et en même temps, je ne sais pas si c'est mon rôle de les définir. J'avais travaillé il y a quelques années avec Claus Drexel, sur "Sous les étoiles de Paris", l'histoire d'une femme sans-abri, interprétée par Catherine Frot. Et on lui a beaucoup reproché l'esthétisation. Et il s'est beaucoup défendu en citant Rembrandt, peintre qui a aussi beaucoup peint la pauvreté et qui a fait de très belles choses sur la pauvreté. Mais moi, en tout cas, je n'ai pas la réponse à cette question à quel niveau on doit embellir des situations dramatiques.

Le rôle du compositeur est d'être un narrateur, un soutien, mais aussi un porte-voix, un interprète de ces voix-là...

Valentin Hadjadj : Cela fait écho à la place du compositeur de musique de film, qui est à la fois un auteur,  mais aussi soumis à la validation d'une personne tierce. Et du coup, ça pose toujours la question de quelle place on prend exactement. Et c'est toujours une discussion qu'on a avec les réalisateurs ou les réalisatrices. Mais c'est une vraie question, je trouve, dans la musique de film : quelle place doit prendre la musique ? Et c'est une question à laquelle je n'ai toujours pas répondu non plus. Mais en même temps, c'est bien des fois de ne pas répondre à la question et que le doute persiste, que les questionnements persistent. Mais effectivement, c'est une vraie question : à quel moment la musique prend une place qui n'est pas la sienne ? À quel moment les intentions dépassent les intentions du film ? Et en même temps, c'est ce qu'on demande aussi des fois à la musique de film, qu'elle apporte aussi quelque chose d'autre. Et à quel moment ce quelque chose est un regard biaisé d'une identité ou pas ? Cela dépend du ressenti de chacun. C'est illusoire de trancher cette question de façon définitive.

 

[La version podcast de l'entretien sera publiée ultérieurement]

 

Propos recueillis à Cannes par Benoit Basirico


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