Propos recueillis à Cannes par Benoit Basirico
- Publié le 29-05-2025Olivier Marguerit signe la musique du drame de Stéphane Demoustier qui avait fait appel à Carla Pallone sur "La Fille au bracelet" (2020) et Philippe Sarde sur "Borgo" (2024) sur ce film qui relate l'histoire de l'architecte danois Otto von Spreckelsen (Claes Bang, connu pour "The Square") qui, en 1983, remporte à la surprise générale le concours d'architecture lancé par François Mitterrand pour le projet phare de sa présidence, la Grande Arche de la Défense. Ses idées pour ce chantier pharaonique se heurtent très vite à la complexité du réel et aux aléas de la politique. La partition soutient la confrontation entre une vision artistique et des réalités politiques, s'éloignant des conventions du biopic historique pour privilégier une approche psychologique, avec des motifs minimalistes au trombone et tuba, à la Philip Glass, pour refléter une obsession et la détermination du personnage.
Cinezik : C'est votre premier film avec Stéphane Demoustier, même si vous vous étiez déjà rencontrés sur une série télévisée. À quel stade êtes-vous intervenu sur ce projet ? Quels ont été les premiers axes d'inspiration ? La lecture du scénario ? La discussion avec Stéphane Demoustier ?
Olivier Marguerit : Alors, avec Stéphane, nous nous sommes rencontrés en effet sur une série pour Canal+ dont j'ai fait la musique et qu'il réalisait ("Cimetière Indien"). Ce fut une super rencontre, nous nous sommes très bien entendus sur cette série. À ce moment-là, Stéphane portait déjà ce projet de "L'Inconnu de la Grande Arche". Il savait qu'il devait tourner dans la foulée de la réalisation de la série. Comme notre rencontre s'est très bien passée sur la série, il m'a assez naturellement proposé de faire la musique de ce film. Sachant que le film d'avant ("Borgo"), il l'avait fait avec Philippe Sarde. Il voulait donc trouver quelqu'un de nouveau pour développer une collaboration. Il m'a appelé avant le tournage, quand le scénario était terminé, et nous avons commencé à échanger sur le film.
Stéphane Demoustier est un réalisateur assez particulier pour la musique de film, puisqu'il a fait ses premiers films sans musique, où il refusait la collaboration musicale. Avez-vous ressenti la nécessité de justifier une présence musicale, de le convaincre ?
Olivier Marguerit : Non, non, il savait qu'il y aurait de la musique dès le début. C'est quelqu'un, effectivement, qui - mais comme souvent les réalisateurs avec lesquels je travaille - aime l'économie dans l'intention et la place de la musique, ce qui me va très bien. Parce que j'aime bien que ça ne « tartine » pas trop, qu'il n'y en ait pas trop tout le temps. Avec Stéphane, nous nous sommes surtout posé la question de l'identité de la musique, sachant que c'était un film autour d'un sujet architectural, la construction de la Grande Arche, et qu'il voulait une musique qui pouvait raconter cela. Pendant longtemps, les discussions préliminaires ont tourné autour de Jean-Sébastien Bach, parce que l'architecte dont la vie était racontée était un grand fan de ce compositeur, le jouait, il était lui-même pianiste. Stéphane avait donc l'intuition que cela pouvait être la direction. Pendant assez longtemps même, j'ai repris des morceaux de Bach que j'ai refaits avec des synthés pour voir si ça pouvait coller, puis j'ai composé des mélodies en ayant en tête ses marches harmoniques. Je les faisais écouter à Stéphane dans ce travail préliminaire.
Le film retrace le destin de l'architecte Otto van Spreckelsen (Claes Bang), missionné suite à un casting pour concevoir l'Arche de la Défense avant d'être éclipsé. C'est une sorte de créateur oublié. On le voit aussi jouer de l'orgue dans le film, et le film fait le parallèle entre l'architecture et la musique, notamment dans une scène où vous apparaissez brièvement (en tant qu'acteur) et où il est question d'une « symphonie du cube », car avant d'être une arche, il avait imaginé un cube. Est-ce que la dimension architecturale a influencé la musique ? Et est-ce que, plus loin, la forme du cube a inspiré la musique ?
Olivier Marguerit : Alors oui, en fait, le projet initial de la Grande Arche de la Défense, c'était qu'il y ait effectivement un grand cube qu'on connaît, qui a été modifié mais qu'on connaît à peu près, et qu'il y ait deux petits cubes accolés. C'était donc un projet en trois parties. Assez tôt, au moment où nous avons trouvé le thème assez central du film, je me suis dit : "OK, ça, c'est mon grand cube, et il faut que je compose deux autres thèmes qui seront les petits cubes." Je me disais qu'il fallait que la musique raconte aussi ce projet architectural d'une certaine façon, et c'était la façon que j'avais trouvée. De la même façon, il y a une scène dans le film où Otto, l'architecte, et Paul Andreu (Swann Arlaud), l'autre architecte, se retrouvent dans les tubes de Roissy pour identifier une façon de faire des collages. Et le terme "tube" m'a amené au tuba. Je me suis dit : "Bon, en fait, voilà, ça peut être ma porte d'entrée pour trouver un instrument." Je voulais trouver un instrument central, comme je fais assez souvent. Dans le film de Dominik Moll, "Dossier 137", c'est l'orgue. Bon, eh bien là, il fallait que je trouve un instrument un peu colonne vertébrale. Cet instrument est un synthé dans lequel j'ai des sons cachés. Il y a une sorte de manipulation pour trouver des sons. J'ai trouvé un jour une vidéo sur YouTube qui racontait ça, donc j'ai trouvé ces sons-là. Et dans cette banque de sons, il y a un son de voix qui est assez étonnant, qui rappelle les sons qu'on pouvait trouver dans les clubs House dans les années 90, des voix un peu scat, un peu "pa-pa-pa-pi", mais très digitales. J'ai utilisé ce son-là sur une maquette à un moment, sur laquelle Stéphane a "tiqué" en disant : "Je crois que ça, c'est une bonne direction." Et après, je me suis dit : "Bon, cette couleur de son va infuser le film, ça va être ma colonne vertébrale." Et il me fallait des lignes un peu droites, il fallait trouver quelque chose d'assez obsessionnel. C'est l'histoire d'un architecte qui définit un projet très pur et qui veut s'y tenir malgré les remous autour de lui. Il fallait donc que la musique raconte aussi cette ligne droite, qu'elle soit trouvée dès le début et qu'elle nous suive tout le film.
Le personnage de l'architecte peut-il influencer un compositeur ? Parce qu'il y a de vrais parallèles. C'est un film sur la création, sur les concessions qu'un artiste doit faire vis-à-vis des commanditaires, vis-à-vis des finances, des budgets. Et puis, par exemple, pour un compositeur, cela peut parler sur la recherche de la bonne couleur, du bon timbre, quand l'architecte va décider le bon marbre.
Olivier Marguerit : Oui, complètement. En fait, c'était vraiment une recherche au début du montage, quand je recevais les premières séquences. J'ai cherché des timbres d'instruments. Au tout début, il y avait quand même l'idée que ça pourrait être le piano, parce qu'on avait cette direction Bach. Et je trouvais que ce n'était pas la couleur qu'il fallait. C'est justement sur une séquence où l'architecte part en Italie pour chercher son marbre que j'ai trouvé le bon timbre. Quand j'ai reçu la séquence, c'est là que j'ai fait ce morceau avec les voix, qui est assez long d'ailleurs, qui doit durer 4-5 minutes. Ça a déclenché le travail. Stéphane m'a dit : "OK, je crois que c'est ça." Et j'avais le même sentiment. Il y a un truc rigolo avec ce film, c'est que comme j'ai joué dedans pour une petite scène, j'ai été amené à aller au Danemark pour le tournage. Et un jour où j'étais off, mais où le film se tournait, je me suis retrouvé dans l'église que l'architecte a construite au Danemark. Et il y a cette scène, effectivement, à un moment où Claes Bang joue de l'orgue dans cette église. Et j'ai profité d'être là pour sampler cet orgue, que j'ai après réutilisé dans la partition du film. Donc, il y a l'orgue d'Otto von Spreckelsen qui est là et qui infuse tout le temps le film.
Et y a-t-il d'autres éléments numériques et électroniques dans la partition ?
Olivier Marguerit : Hormis ce son de voix très digital, qui vient d'un synthé, il y a très peu d'instruments. C'est un Wurlitzer qui fait des arpèges, qui pourrait nous rappeler Jean-Sébastien Bach, il y a l'orgue que j'ai samplé chez Otto von Spreckelsen et du tuba. Ce sont les quatre instruments que j'ai utilisés.
Bach est un peu le précurseur de toute la musique minimaliste, Steve Reich, Philip Glass. Et on le retrouve un peu dans vos musiques de film, que ce soit dans le film de Dominik Moll, "Dossier 137", que celui-ci. On retrouve cette cellule un peu répétitive. Est-ce quelque chose que vous pratiquez pour le cinéma parce que vous considérez que c'est très cinématographique ? Ou est-ce quelque chose qui appartenait déjà à votre musique ?
Olivier Marguerit : C'est quelque chose que j'écoute et que je pratique, c'était présent dans mon groupe Syd Matters, des motifs qui se développent. Là, je dirais que dans le film de Stéphane, la musique a un rôle beaucoup plus narratif et se développe de façon plus mélodique. Mais on retrouve mon amour pour l'arpège, qui vient aussi de ma pratique de la guitare. La guitare est un instrument qui pratique très bien l'arpège. Et le développement subtil de différentes notes peut rappeler le travail des minimalistes. Et on sait par l'expérience de la place qu'a pu prendre Philip Glass dans la musique de film, que ça fonctionne assez bien à l'image. Ça permet de trouver un endroit où la musique n'empiète pas trop sur l'intention du jeu et en même temps où elle raconte quelque chose d'intérieur, permet des récits parallèles. Donc effectivement, c'est quelque chose que j'ai en tête quand je travaille.
Au début, quand vous avez commencé la musique de film, on disait : "Ah, c'est le musicien de Syd Matters." Aujourd'hui, on a presque oublié, vous êtes vraiment devenu un compositeur de cinéma. Qu'est-ce qui vous reste aujourd'hui, dans votre pratique de musique de film, de cette expérience de scène et d'album ?
Olivier Marguerit : Déjà, quand je produis de la musique dans mon studio, je la produis encore comme je faisais. C'est-à-dire que ce sont toujours mes instruments, mon Wurlitzer, ma guitare, je suis avec les mêmes micros. Je suis assez peu un compositeur qui fait du score, comme on dit au cinéma. Je viens vraiment de cette culture de la pop et je continue à en faire. Donc du coup, ça infuse toujours ma musique. Les deux films qui sont à Cannes ("Dossier 137" et "L'inconnu de la Grande Arche") sont des films où la musique est peut-être moins mélodique. Même si celle de Stéphane Demoustier l'est un peu plus. Là je suis en train de travailler sur un autre film où la musique est assez pop. Il y a même une musique un peu électronique, émouvante. Donc il y a toujours des teintes qui sont là. Et puis il se trouve qu'avec Syd Matters, nous allons refaire un disque, toujours avec la même équipe, donc ça va me remettre dans cet endroit-là. Peut-être qu'on reparlera moins de moi comme un compositeur de musique de film, et plus comme un musicien pop, peut-être.
Sur "L'Inconnu de la Grande Arche", le personnage, au-delà de son côté créateur qui a pu inspirer la musique, est-ce qu'il y avait une caractérisation de sa solitude, de ses frustrations ? Est-ce qu'il y avait une dimension un peu plus émotionnelle ou sentimentale de ce personnage ?
Olivier Marguerit : Oui, bien sûr. Au fur et à mesure du film est racontée la solitude qu'il ressent face au vent contraire qu'il rencontre dans son travail. Et la musique devient de plus en plus présente et accompagne de plus en plus le personnage dans ses tourments. Il y a des moments où elle est en ligne claire, on l'entend pleinement et elle se développe. Il y a aussi quelques moments au fur et à mesure du film où elle est plus diffuse, plus souterraine, un peu plus torturée. Il y a notamment toutes les scènes de tension avec sa femme vers la fin. Où là, effectivement, il fallait marquer ce chamboulement intérieur et cette perte de repère qu'il a au fur et à mesure du film et qui le mène à l'abandon.
[La version podcast de l'entretien sera publiée ultérieurement]
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